Le vote Front national des périurbains n’est pas un geste de «petits Blancs»
Par Jade Lindgaard, Médiapart
Le vote Front national des banlieues pavillonnaires en périphérie des métropoles n’est pas l’expression de « petits Blancs » déclassés mais le produit de leurs conditions sociales et de décennies de transformation du monde du travail, explique la sociologue Violaine Richard dans une passionnante enquête sur le vote FN.
La défaite du Front national à l’élection présidentielle de 2017 et les mésusages de l’argent public dont il est soupçonné aimantent les regards vers l’appareil du parti fondé par Jean-Marie Le Pen. Mais pourquoi vote-t-on Front national ? Quelles parts de votre histoire familiale, de votre activité professionnelle, de votre lieu de résidence, de vos aspirations personnelles vous conduisent à glisser un bulletin FN dans l’urne ? Indépendamment du discours porté par le FN et de ses stratégies de conquêtes territoriales, des expériences sociales denses et complexes incitent à ce vote. Il est donc essentiel de les décrire afin de comprendre ce qui pousse de plus en plus de Français.es à voter pour Marine Le Pen — plus de 10 millions d’électeurs au second tour de la présidentielle.
La tâche est immense et impossible à embrasser précisément à l’échelle nationale. Des chercheurs/-ses choisissent donc d’arpenter des terrains géographiques afin d’y étudier des cas plus spécifiques, croisant particularités locales et bons scores électoraux de l’extrême droite. C’est ce qu’a fait la sociologue Violaine Girard, qui publie ces jours-ci un livre d’enquête touffu sur un territoire situé dans une vallée du département de l’Ain : Le Vote FN au village, trajectoires de ménages populaires du périurbain (éditions du Croquant).
La particularité de ce territoire est qu’à partir des années 1980 s’y est implantée une zone d’aménagement concertée (ZAC), liée notamment à une centrale nucléaire, créant des emplois en périphérie de la banlieue lyonnaise et, en conséquence, des espaces d’habitation périurbaine. La chercheuse y a réalisé ses entretiens entre 2003 et 2012.
Foule venue écouter Marine Le Pen en 2014 dans la Haute-Marne (Reuters)
Les noms de la principale commune étudiée, de sa vallée et du canton dans lequel elle se trouve ont été modifiés afin de protéger l’anonymat des personnes citées. Au second tour de la présidentielle 2017, dans la principale commune qu’elle étudie, 57 % des suffrages se sont exprimés pour Marine Le Pen, contre 43 % pour Emmanuel Macron. Dans l’ensemble du canton, Emmanuel Macron a recueilli 54 % des voix et Marine Le Pen 46 %. Le Front national y a obtenu plus de 10 points de plus que dans le reste de la France.
Comment expliquer une telle situation électorale ? Parce que les transformations du monde du travail, l’effondrement des cadres collectifs d’interprétation et le discrédit de l’action politique, la valorisation de la réussite sociale individuelle par la promotion de l’accession à la propriété, et les désirs d’entre-soi favorisés par les stratégies municipales de logement, ont modelé une conscience sociale qui trouve son expression politique dans le vote FN.
Autrement dit, ces électeurs n’adhèrent pas tant à l’idéologie revendiquée par le Front national qu’à une partie des valeurs qu’ils y retrouvent et qui structurent leurs conditions d’existence. Ce n’est pas parce qu’ils habitent dans des zones pavillonnaires en lointaine périphérie de la métropole lyonnaise qu’ils développent une hargne xénophobe et un ressentiment anti-élites. Mais les processus économiques et sociaux qui les ont amenés à vivre là où ils sont et à travailler comme ils le font ont aussi produit un imaginaire politique et social propice au vote d’extrême droite.
Pour la chercheuse, les transformations du monde du travail jouent un rôle prépondérant dans la formation de cette expression politique. Dans ce parc industriel, les valeurs d’implication et de sérieux au travail, ainsi que l’estime retirée du parcours professionnel créent un terrain favorable à la réception de représentations politiques associées à la réussite et au mérite individuel. La menace du chômage, la difficulté de trouver un emploi à la hauteur de ses attentes favorisent l’individualisation des progressions de carrière. Pour beaucoup des ouvriers qu’elle a rencontrés, le chômage est lié à des problèmes individuels, et non à des échecs collectifs de politiques industrielles.
S’y ajoute l’affaiblissement syndical, qui amoindrit la possibilité d’identification collective à une même condition ouvrière ou salariée. Les tendances à la droitisation sont plus prononcées, note-t-elle, chez les ouvriers sans affiliation de classe. La généralisation de la sous-traitance et de l’intérim, la mise en concurrence des salariés les uns contre les autres, l’éclatement des sites d’emplois empêchent la reconstitution de bastions ouvriers générateurs de luttes collectives. Dans ce contexte, le discrédit des discours politiques, et en particulier de celui de la gauche, est fort.
L’auteure s’attache aussi à retracer l’histoire de l’aménagement de cette vallée, issu de la volonté des milieux patronaux locaux dans les années 1980 de trouver une main-d’œuvre rurale, supposée peu combative car engagée dans l’accession à la propriété. « Les stratégies des groupes industriels ne sont pas étrangères aux conditions de reproduction de l’entre-soi des fractions populaires blanches établies, décrit-elle. Les logiques de localisation des pôles d’activité en périphérie des villes contribuent à différencier et hiérarchiser les lieux de résidence. » D’une certaine manière, le « statut de pavillonnaire » fournit un support de distinction vis-à-vis des quartiers d’habitat social.
À partir de ces nombreux entretiens, Violaine Girard prend le contrepied du géographe Christophe Guilluy, qui a théorisé l’existence d’une insécurité culturelle chez les habitants des zones pavillonnaires périurbaines. Selon cette vision de la société, reprise notamment par l’universitaire Laurent Bouvet, la gauche intellectuelle urbaine et bourgeoise aurait oublié les « petits Blancs » de grande banlieue et serait en partie responsable de la montée de l’extrême droite. Relégués, déclassés, perdants de la mondialisation, assommés de crédits et contraints à de longs déplacements entre leur domicile et leur travail, ils développeraient un rejet profond des élites qui réorientent les politiques publiques et les aides sociales vers les familles de migrants et de leurs descendants dans les banlieues des grandes villes.
Dans Le Vote FN au village, l’auteure cite au contraire plusieurs cas de familles ouvrières fières d’habiter dans leur résidence pavillonnaire car elles ont pu y réaliser leur projet d’accession à la propriété. Le sentiment d’avoir accompli une promotion résidentielle est décrit comme le dénominateur commun du parcours des habitants. La satisfaction domine, explique-t-elle. Ils ne disent pas vivre dans un lieu de relégation. Cette promotion résidentielle se produit sous contrainte et tous les ménages ne parviennent pas à rester propriétaires de leur logement. La vallée étudiée par la chercheuse n’est pas un havre de prospérité économique, loin de là. Tout le monde n’y réussit pas comme il en rêverait. Mais personne n’y exprime le sentiment d’être déclassé. Les familles qui y deviennent propriétaires de leur logement sortent ainsi du lot de leurs semblables.
En France en 2010, seuls 45 % des ménages ouvriers sont propriétaires de leur logement, contre 58 % de la moyenne des actifs et 65 % des cadres et professions intellectuelles supérieures. Ces habitants n’ont pas été abandonnés par les politiques publiques puisque depuis le début des années 1980, de nombreux dispositifs d’aide à l’accession à la propriété ont été créés. En revanche, ils sont éloignés de l’emploi public. Un phénomène renforcé par la fermeture des gares, maternités et bureaux de poste dans le monde rural, laquelle contribue à réduire encore plus les espaces dédiés à l’organisation commune.
Dans cette approche de mise en lumière des dynamiques structurelles souterraines conduisant au vote FN, Violaine Girard consacre une partie de son livre aux discours racistes entendus chez les habitants de la vallée étudiée. Ils ne sont pas que symboliques et ne s’expriment pas que par le vote. Ils sont liés à des enjeux matériels et économiques bien réels, précise-t-elle. « L’insécurité et l’immigration ne sont pas forcément les premières préoccupations des ménages. » Alors que les conditions d’emploi et de travail jouent clairement un rôle central dans la formation des rapports au politique. Mais elle décrit des mécanismes d’exclusion des minorités de l’accès au logement, des propos racistes entendus dans un bureau de vote.
Le vote FN « s’inscrit plus souvent qu’on ne le croit dans l’ordinaire de la vie locale ». Certains élus municipaux contribuent à banaliser le rejet des personnes racisées. Le FN devient un débouché « de moins en moins illégitime » à certaines formes de rejet des minorités déjà à l’œuvre sur la scène de la commune. Le vote Front national peut ainsi s’accorder avec le soutien local à des élus de la droite classique.
La vallée de l’Ain étudiée par Violaine Girard n’est pas représentative de la société française. Elle ne contient pas la vérité cachée du vote FN. Mais son étude attentive et détaillée offre des clefs de compréhension importantes des fondements sociologiques du vote pour l’extrême droite. « Les fractions populaires ne sont pas converties en masse au FN », écrit-elle. Mais le processus de radicalisation vers le Front national est permis par des processus profonds et anciens de transformation sociale. « Le Front national est cette présence dont la force et l’appartenance à notre propre corps politique sont constamment niées », ont récemment écrit dans Libération les universitaires Éléonore Lépinard et Sarah Mazouz. Il est « notre spectre », produit par les caractéristiques de notre système politique : la faiblesse de l’État de droit, la nature autoritaire de notre système politique, expliquent-elles.
Avec une autre méthode de recherche, Violaine Girard parvient à une conclusion politiquement proche : le vote FN n’est ni un phénomène conjoncturel ni un fait socialement ou géographiquement circonscrit. Il est le produit de décennies de politiques économiques, d’aménagement du territoire, de distanciation des élus nationaux et des dirigeants politiques vis-à-vis du monde ouvrier qui les a rendu aveugles à ce qui s’y passait, de vision républicaine et de pratiques du pouvoir. Les injonctions supposément morales à faire barrage à l’extrême droite n’ont aucune prise sur cette situation électorale. Elles risquent même de l’aggraver.
Le Vote FN au village est un livre d’enquête sociologique. Il est écrit à froid, dans un style descriptif, factuel, précis. Il ne jette pas d’opprobre sur les citoyens dont il rend compte du vote. Mais ce n’est pas un livre optimiste.
Violaine Girard, Le Vote FN au village, trajectoires de ménages populaires du périurbain, éditions du Croquant, 2017, 314 pages, 20 €.