Qui vote Front national et pourquoi ? Les protestataires, les racistes, les exclus, les antisémites ? Ce serait trop simple répond le démographe et historien Hervé Le Bras qui publie son livre “Le pari du FN”, dans lequel il analyse à l’aise d’une trentaine de cartes, la géographie du vote FN en France.
Qui vote FN aujourd’hui ? Derrière cette question d’apparence simple se cache une réalité plus complexe. Hervé Le Bras, démographe, mathématicien et historien, directeur de recherche émérite à l’Ined et directeur d’études à l’EHESS a choisi de s’appuyer sur des cartes pour suivre la progression de l’électorat du FN dans les territoires les plus atteints par deux angoisses : celle du rétrécissement de la patrie et du blocage de l’ascension sociale.
“Le vote FN est une fabrication”, écrit Hervé Le Bras. Il ne propose aucun programme cohérent ni réaliste. Il donne seulement une forme simple, voire simpliste de la situation actuelle. C’est pourquoi, il a choisi de s’appuyer sur des données statistiques et des cartes pour détailler les caractéristiques sociales, démographiques, éducatives de cet électorat. Bien loin de proposer des solutions, le FN renforce leurs angoisses.
“Dès lors ces derniers, prenant leur reflet pour la réalité font un pari sur l’arrivée du pouvoir au FN. Un pari comme ceux que l’on prend aux courses ou à la loterie : on sait qu’en moyenne on y perdra, mais qu’on a une petite chance de tirer le gros lot, ce que n’offrent plus les partis traditionnels qui limitent dans des marges étroites, c’est-à-dire raisonnables, les espoirs des grands parieurs. Voici pourquoi et comment le populisme ne peut coexister avec la République”, écrit Hervé Le Bras.
Vous dîtes que voter FN, c’est comme acheter un billet de loterie. Pourquoi ?
Hervé Le Bras – Quand on prend un billet de loterie, on est perdant : la somme de la valeur de tous les lots est bien inférieure au prix de tous les billets. C’est comme jouer à pile ou face selon la règle : si pile sort je te donne deux euros, si face sort, tu me donnes un euro. Voter pour le FN ressemble à ce pari : la probabilité d’y perdre est supérieure à celle d’y gagner. Malgré cela, des millions de personnes jouent à la loterie (et des millions votent FN). C’est qu’elles ont la possibilité infime de changer radicalement leur existence avec un gros lot, ce que la somme correspondant à leurs billets ne leur offrirait pas. De même, les électeurs FN se sentent privés de perspectives. Voter FN est leur seul espoir de changement, même si dans ce cas, la probabilité est forte que ce soit pire que le statu quo actuel. Mon ouvrage explique pourquoi ces personnes sont privées de perspectives. Autrement dit, ce ne sont pas les plus démunis qui vont au FN, ni ceux qui redoutent la descente sociale mais ceux pour qui l’avenir est bouché, l’ascenseur social en panne selon la formule consacrée.
Ce livre ne s’intéresse pas tant à l’analyse du vote FN mais à sa compréhension : la question posée n’est donc pas de savoir qui vote FN mais pourquoi ?
Exactement, mais le “pourquoi” est approché par le “qui”. Il ne s’agit pas d’analyser le discours des leaders ou de sonder leur idéologie qui, selon moi, reflète ce que ressent et rationalise leur électorat et non l’inverse.
Dans votre livre, vous abattez rapidement les idées reçues selon lesquelles l’insécurité et l’immigration ne seraient pas des causes mais des symptômes du vote FN ?
Vous avez raison. Insécurité et immigration sont des rationalisations d’un malaise plus profond. Elles sont caractéristiques des zones dans lesquelles le FN fait ses meilleurs scores dès 1984. Mais insécurité et immigration existaient dans ces mêmes zones depuis plus d’un siècle, aussi loin que remontent les statistiques. Au cours de ce long laps de temps aucune forme de vote FN ou d’extrême-droite ne s’y était manifestée. En 1978, le FN a présenté des candidats aux élections législatives qui ont ramassé 0,2 % des voix et à des endroits très différents de ceux où il cartonnera en 1984 avec une moyenne de 12,4 %.
En faisant campagne sur ces mêmes thèmes en 2007, Nicolas Sarkozy a-t-il en quelque sorte légitimé le vote FN ?
Sarkozy a utilisé la novlangue du FN pour faire passer l’idée du changement. Il est apparu comme un FN bis et plus puissant, ce qui était tentant pour les électeurs FN après l’élection qui avaient vu leur candidat plafonner complètement au second tour de 2002. La suite a montré que Sarkozy était plus social démocrate ou social libéral que FN. En 2012, il n’a donc pas pu utiliser la même ficelle ou du moins, elle n’a pas fonctionné.
Selon quels critères avez-vous choisi la trentaine de cartes pertinentes pour “comprendre” le vote Front national en France ?
21 cartes montrent la permanence du vote FN de 1984 à 2015 à l’échelle départementale, quel que soit le type d’élection. 11 cartes montrent au contraire une forte évolution localement. Deux ensembles de cartes montrent ensuite, à l’échelle communale, deux phénomènes stupéfiants : dans le bassin parisien, plus la proportion d’immigrés est importante, plus le vote FN est faible. Dans la vallée et le delta du Rhône, le vote FN est important au-dessous de 150 mètres d’altitude puis décroit très rapidement quand le relief s’élève. Les explications de ces deux paradoxes conduisent à envisager en profondeur les comportements des électeurs au moyen de deux clés, la mobilité et la rumeur. D’autre cartes justifient cette approche, en particulier, celles du vote Chasse, pêche, nature et tradition dans le nord de la France à partir de la baie de Somme et le votre villiériste à partir de la Vendée.
Dès l’introduction de votre livre, vous identifiez 3 couches dans la répartition du votes FN en France (une ancienne, une localisée et une composée d’axes de circulation identifiées) : laquelle de ce couches contient le plus d’électeurs ? Laquelle de ces couches le FN tente-t-il de conquérir en priorité ?
Les deux premières couches correspondent aux deux phases successives du vote FN, la phase de déstabilisation locale par la modernisation qui s’exprime sous forme de rejet de l’immigration et d’insécurité, puis la phase des exclus repoussés à la lisière des villes ou dans l’espace rural sans espoir de gagner ou de regagner le centre des agglomérations. Non pas exclus économiquement, mais politiquement, écartés de toute prise de décision. Dans les deux cas, il s’agit d’anomie au sens de Durkheim. Anomie des enracinés dans le premier cas pour ceux qui ont perdu le contact avec leur voisinage, anomie des déracinés dans le second cas pour ceux qui n’ont pas pu former communauté dans leur nouveau lieu d’implantation. La troisième couche correspond aux zones de grande circulation propices à la propagation des rumeurs qu’engendrent les malaises qui ont créé les deux premières couches. Pour répondre directement à votre question, le FN tente de conserver ces trois couches ce qui ne va pas parfois sans contradictions.
Quelle est la valeur ajoutée de l’étude démographique comparée aux sondages ou études d’opinions ?
Les sondages d’opinion ne donnent qu’une indication nationale. Ils sont très grossiers et inutilisables à l’échelle locale. De plus ils sont assez variables tandis que les résultats des élections montrent une formidable cohérence territoriale et temporelle. Le mot démographique n’est pas exact : même si j’ai pratiqué la démographie, elle n’est pas utilisée ici comme outil de compréhension. Il s’agit plutôt de géographie électorale et de sociologie empirique mâtinée de science politique.
Le première chapitre s’ouvre par la souvenir des élections locales partielles à Dreux et Aulnay Sous Bois en 1983. Ces deux évènements correspondent-ils à la réelle première cristallisation du vote FN ?
Si, comme je l’écris, il n’y avait pas eu quelques mois après Dreux et Aulnay, la marée lepéniste des européennes de 1984, personne ne se souviendrait de ces petits évènements. Hannah Arendt disait que l’évènement crée son passé. 1984 a créé Dreux et Aulnay, non l’inverse.
Où a progressé le vote FN si on se borne à la période 1983-2015 ?
Les 21 cartes de la géographie immobile du FN sont assez étranges tant elles sont identiques. Elles montrent effectivement une étonnante stabilité, mais des cartes plus fines (communales) montrent des mouvements non négligeables à commencer par le reflux des villes et des régions les plus développées entre 2002 et 2012, puis par l’annexion de courants plus anciens (villiérisme, chasse, pêche..) entre 2012 et 2015.
Qu’a-t-il été le plus difficile d’analyser pour vous à travers ces différentes cartes ?
Les cartes ne sont pas des réalités neutres ou objectives. Elles sont le résultat d’une interaction ou d’un va-et-vient entre le raisonnement et la représentation. Elles testent des intuitions, souvent les réfutent, mais si elles leur correspondent, elles sont retravaillées pour réaliser le meilleur ajustement entre pensée et dessin. Elles sont exactes au sens où les données les sous-tendent exactement, mais les choix des couleurs, des coupures entre catégories, du cadre, des traits frontières sont faits en fonction de la compréhension que l’on cherche à faire partager au lecteur.
Finalement la cause du vote FN serait un mélange de cinq phénomènes (manque de diplôme et chômage chez les jeunes, taux de familles monoparentales, pauvreté et inégalités de revenus) ?
Vraisemblablement plus de phénomènes encore. Je dirai, autant de phénomènes ou peut-être de combinaisons de phénomènes que d’électeurs. Ce que je tente de faire, c’est de hiérarchiser ces phénomènes, de détecter les plus puissants, les plus fréquents. Les trois phénomènes majeurs auxquels il a été fait allusion plus haut, puis d’autres moins importants tels que le turn-over local de la population, l’hostilité d’une vague migratoire envers la suivante, etc.
Le vote FN ne serait-il pas la conséquence d’une bataille des idées politiques qui a été complètement laissée à l’abandon par les gouvernement successifs de gauche et de droite ?
C’est possible, mais difficile sinon impossible à prouver empiriquement. Le déclin du rôle de la France, la faiblesse de son économie, le chômage, etc. Tout cela joue plus ou moins un rôle, mais c’est du raisonnement mou difficile voire impossible à prouver ou d’ailleurs à réfuter. Je cherche à faire des raisonnements plus durs, mieux validés par des données, mieux articulés aussi : non des idées mais des raisonnements combinant logiquement idées et faits. Quand j’invoque comme plus haut le blocage de l’ascenseur social, je fournis un tableau remarquable des progrès de l’éducation détaillés par 9 classe d’âge et par 5 niveaux éducatifs. Puis je montre que ce progrès a débouché après 1995 sur une baisse des salaires initiaux des diplômés d’autant plus que leur diplôme était élevé, ce qui se voit sur un graphique pour quatre niveaux d’éducation suivis sur 30 années. A partir de là, je peux bâtir un raisonnement intégrant la frustration des jeunes générations et de leurs parents, donc une frustration assez générale mais à laquelle échappe l’élite.
Pensez-vous le FN capable de remporter les régions Nord et Paca lors des prochaines élections régionales de décembre ?
C’est une possibilité, mais je me méfie de ce genre de prédiction au doigt mouillé. Les seuls éléments à ma disposition sont : les sondages montrent que les positions de la gauche, de la droite et du FN n’ont pas bougé depuis les départementales. D’autre part aux Européennes de 2014, Marine Le Pen a fait environ 2,5 points de mieux dans la circonscription nord-ouest que la progression du FN dans les autres circonscriptions européennes. Ce sera donc sans doute aussi le cas aux régionales mais pas suffisant pour qu’elle s’impose nécessairement. Le résultat du second tour sera conditionné par les reports et les accords même implicites droite-gauche ainsi que par le mode de scrutin.
Propos recueillis par Julien Rebucci,