Ce qui surprendra sans doute le lecteur de La Loi du sang est que l’idéologie nazie n’est pas seulement énoncée par les hauts responsables et théoriciens du régime, de Hitler à Himmler et de Goebbels à Rosenberg, mais est portée et défendue âprement par ce que l’on peut appeler le tout-venant des représentants des institutions, soit des juristes, des scientifiques, des historiens, des philosophes. Tous gens adoubés par le régime ? Sans doute mais néanmoins une grande variété de signatures qui laisse l’impression d’une énorme adhésion à une pensée très ciblée et qui rencontre l’ensemble des aspects de la vie d’un peuple et d’une nation.
Mais la formation de la pensée nazie, c’est d’abord un grand récit qui dit à peu près ce qui suit. Il y avait autrefois une race solide et pure, la race nordique. Elle pouvait se réclamer de deux principes forts, un sens extrême de la communauté d’une part et de l’autre une rare proximité avec tout ce qui est nature : le corps, les animaux, la terre, la végétation. À croire ou presque que l’idéologie nazie a commencé avec la protection des animaux… Malheureusement, au fil des temps, toutes sortes d’éléments extérieurs se sont se sont immiscés dans cette race pour la gâter et l’affaiblir. Et le bon habitant de base — le Michel allemand ! — n’y a vu que du feu et s’est laissé endormir. Or, cette contamination néfaste et de grande ampleur oblige à remonter très loin dans les siècles et à débusquer très tôt son action insidieuse ou brutale. À l’origine, il y eut les Juifs, ce peuple oriental et hybride, épris d’abstractions déshumanisantes. Puis ce judaïsme engendra un christianisme plus humain mais néanmoins pernicieux. Duquel sortirent la Révolution française et, plus tard, le communisme, l’un et l’autre à prétention universaliste et, pour le second, repris en charge par les peuples malfaisants de l’Est européen. Donc, s’il s’agit de stopper cet abominable héritage, la tâche, dit la doxa nazie, est immense. Pour que le peuple allemand recouvre sa droiture d’antan, il lui faut combattre tous ces maux à la fois, à commencer par la judéité originelle.
Chapoutot montre admirablement qu’à même les écrits est évoquée une rivalité énorme entre deux conceptions du droit. D’un côté, la tradition d’un droit juif se définissant sur un plan fantasmatique en référence à un individu tout abstrait et sans appartenance : droit du code et de ses paragraphes minutieux, voué à légiférer sans fin dans l’ignorance du concret des gens. De l’autre, un droit du peuple et des individus concrets, droit nazi que, s’agissant de la race nordique, il s’agit de rétablir et de mettre en œuvre : « l’homme naît dans une communauté et ne tire sens et existence que de son insertion dans cette communauté. Dès lors, chaque membre de la communauté du peuple a l’obligation de servir la communauté à la place que celle-ci lui a assignée, selon ses facultés physiques et intellectuelles. » (p. 166). On voit bien à quels abus ce droit nazi peut conduire envers les déviants et les mal fichus puisque le juge n’aura en vue que le bien du groupe. Et cela donnera par exemple la stipulation selon laquelle « la Gestapo se présente à la sortie des prétoires pour arrêter des prévenus relaxés ou trop légèrement condamnés par la justice. » (p. 289) À terme, mort aux déviants, aux homosexuels, aux communistes.
De la théorie du droit, La Loi du sang passe naturellement à celle de la vie comme combat, qui consacre la prévalence du plus fort. Un Mein Kampf généralisé en quelque sorte. Le régime vit, en effet, sous l’égide du Not, qui est tout ensemble nécessité et urgence, relève encore Chapoutot. Il faut agir vite avant qu’il ne soit trop tard. De là, la lutte contre tous les asociaux et les camps de concentration comme lieux de rééducation. De là encore le traitement de l’Est européen comme espace d’exception permanente. Ce qu’apprendront tragiquement la Pologne ou les Soviétiques faits prisonniers. C’est que le traité de Versailles a appris à l’homme allemand à ne plus être un « Michel » débonnaire. Il doit se durcir et mettre de côté ses tourments de conscience. L’homme nazi est fort et nettoie la société de ce qui la handicape.
Mais arrêtons là, car, pour le reste, les actes commis par le nazisme ont abondamment illustré les textes. Reste à redire combien Chapoutot articule avec maestria les divers aspects d’une pensée qui nous répugne mais qui eut le pouvoir d’entraîner en un quart de siècle toute une nation avec elle pour la conduire au désastre — un désastre qui fut autant le nôtre.