Europe: les périls de la rhétorique des blocs de Macron
MEDIAPART 30 septembre 2018 Par Ludovic Lamant Extraits
Démocraties « libérales » contre régimes « illibéraux », « progressistes » contre « populistes » : la ligne de partage tracée par Emmanuel Macron pour structurer la politique européenne avant les élections de mai 2019 est trop simpliste pour être pertinente. Premier volet d’une série d’articles consacrés à cette grille d’analyse, qui masque les alternatives à l’Europe néolibérale d’aujourd’hui.
Il avait déjà testé ce clivage lors de l’entre-deux-tours de la présidentielle l’an dernier, face à Marine Le Pen. Emmanuel Macron s’apprête à refaire le coup, à l’approche des européennes de mai 2019, en mettant en scène une opposition simpliste : lui serait le tenant des démocraties libérales, face aux « illibéraux » emmenés par le Hongrois Viktor Orbán.
À l’issue d’une rencontre fin août à Rome entre l’Italien Matteo Salvini et Orbán, qui venaient tous deux de critiquer Macron, le chef d’État français leur avait répondu sans détour : « S’ils ont voulu voir en ma personne leur opposant principal, ils ont raison. »… :…
Voici donc le storytelling mis en place par l’Élysée pour 2019 : ce sera une bataille entre « nationalistes » et « progressistes », entre « populistes » et « libéraux », ou encore entre « démocraties libérales » et régimes « illibéraux ». « Il y a un clivage de fond qu’il faut reconnaître, insiste-t-on dans l’entourage du président. Si l’on ne reconnaît pas ce clivage, on perd le combat. »…/,,,
Empêcher une approche par les classes sociales ?
Du côté de l’Élysée, on répond sans détour aux critiques venues d’Allemagne : « Si les progressistes ne regroupent pas leurs forces pour se rassembler sur l’essentiel, parce que ce clivage premier est en surplomb de tout le reste, on prend le risque d’une défaite qui pourrait faire que des partis populistes obtiennent des postes au Parlement européen. Il ne faut pas exagérer le clivage, ou l’exacerber, mais le regarder avec lucidité. »
Un clivage « en surplomb de tout le reste » ? Cette rhétorique semble surtout erronée. Il n’est pas question ici de minimiser les dangers, réels, posés par l’accession au pouvoir de partis d’extrême droite, de l’Italie à l’Autriche. Il n’est pas non plus question de s’habituer aux passages en force antidémocratiques de Viktor Orbán. Mais la rhétorique exposée par Macron semble incapable de formuler les réponses adéquates aux urgences du moment : accueil des migrants, poussée des inégalités sociales, crise climatique.
Si le distinguo libéral/illibéral est miné, c’est au moins pour deux raisons de fond. Il masque d’abord les similitudes des politiques menées par Macron et Orbán. Autour de la table du Conseil européen à Bruxelles, les deux chefs d’État sont loin d’être en désaccord sur tout. Même sur l’immigration, censée être le cœur de leurs oppositions, les différences semblent davantage de degré que de nature.
En parallèle à l’adoption de la loi asile et immigration cet été en France, conduite par un Gérard Collomb s’inquiétant de régions « submergées » par les migrants en Europe et prompt à réclamer davantage d’expulsions, la France ne s’est pas opposée, au sommet européen de juin, à l’ouverture de contestés « centres de débarquement » dans des pays tiers, par exemple en Égypte. Paris, qui n’a jamais été très enthousiaste – à l’inverse de Berlin – face au plan de relocalisation des migrants mis en place par la Commission européenne en 2016 pour esquisser une réponse européenne au défi migratoire, continue de faire la distinction, comme toutes les autres capitales, entre « réfugiés » et « migrants économiques », ces derniers devant être reconduits à la frontière.
Le gouvernement Philippe s’est par ailleurs refusé, la semaine dernière, à ouvrir ses ports à l’Aquarius et aux 58 migrants à son bord, arguant d’une règle relevant du droit maritime (le débarquement doit se faire dans le port le plus proche). « Quand nous parlons de solidarité, ce ne sont pas de belles paroles, se défend-on à l’Élysée. À six reprises depuis juin, nous avons dépêché des équipes dans les ports concernés et pris en charge des personnes débarquées de l’Aquarius. » Dans la capitale européenne, la France n’a jamais pesé de tout son poids – au-delà des discours – pour engager une véritable réforme du système de Dublin, qui fait porter l’entière responsabilité de l’accueil sur les pays d’entrée des migrants, en l’occurrence la Grèce, l’Italie ou l’Espagne.
Quant au volet économique, Macron et Orbán se sont bien sûr affrontés sur la question clé des travailleurs détachés. Paris voulait freiner le dumping social provoqué par l’arrivée de travailleurs venus de l’Est en France et ailleurs.
Mais les oppositions restent plus mesurées sur nombre de dossiers économiques majeurs, du libre-échange aux politiques budgétaires, en passant par les réformes dites structurelles (marché du travail, retraites…), les deux dirigeants se retrouvant sur des positions « ordolibérales » inscrites dans les textes européens. C’est avec Dublin, et d’autres capitales du nord de l’Europe, que Paris livre un bras de fer ces jours-ci, dans le dossier, sans doute décisif pour la campagne des européennes à venir, de la taxation des géants de l’Internet.
Surtout, la grille de lecture entre « libéraux » et « illibéraux », qui se voudrait hégémonique, empêche de sortir d’une analyse de l’Europe pays par pays, condamnée à l’aporie. Elle condamne d’avance tout autre récit porteur d’alternatives. Dans un essai récent aux éditions Agone, trois sociologues plaidaient, dans la lecture des crises continentales, pour un recours aux classes sociales. Afin d’éviter de mettre en concurrence les plombiers polonais et français, l’Ouest avec l’Est, le Nord avec le Sud, ils insistaient plutôt sur les expériences communes d’une classe populaire dans toute l’Europe, par-delà l’appartenance nationale. D’après eux, un travail dans les changements de représentation du continent est impératif, si l’on espère un jour que l’« Europe sociale », vieux serpent de mer européen, longtemps défendu par Delors, mais qui ne s’est jamais concrétisé, se matérialise enfin.
Autre exemple : les européennes vont coïncider avec la tenue, en Espagne, de municipales, où vont se représenter les « mairies rebelles », nées du mouvement indigné, qui dirigent de grandes villes du pays, de Madrid à Barcelone. Ces édiles, d’Ada Colau à Manuela Carmena, préconisent de repenser l’articulation entre tissu local et batailles européennes, afin de contourner des États-nations, qu’elles jugent bien souvent des handicaps à l’action, et de mieux combattre l’extrême droite. Les propositions de ce réseau de villes pour une autre Europe mériteraient aussi d’être soumises au débat, pour faire émerger d’autres rapports de force au cœur de l’édifice européen.
Mais il semblerait qu’Emmanuel Macron, à huit mois des européennes, en ait décidé autrement. Le chef d’État a choisi de réduire les débats européens à une rhétorique usée. Dont il n’est même pas certain qu’elle lui profite, en bout de course, dans les urnes.
Prochain épisode de notre série : La démocratie « illibérale », une notion trompeuse.