L’ED américaine se prépare patiemment

Sur internet et en dehors, « l’extrême droite américaine se prépare patiemment »

09/01/2021

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Par Maxime Tellier

Entretien |La prise du Capitole le 6 janvier 2021 en a étonné plus d’un et il serait faux d’y voir un événement dû au hasard, estime la chercheuse Jen Schradie. Cette professeure à Sciences Po étudie l’activisme de l’extrême droite américaine et sa redoutable efficacité sur le web et les réseaux sociaux.

Les participants au meeting de Donald Trump « contre le vol » de l’élection présidentielle ont ensuite pris le Capitole le 6 janvier 2021, siège des deux chambres du Congrès. Un événement loin d’être spontané estime la chercheuse Jen Schradie.• Crédits : Shay Horse / NurPhoto / NurPhoto via AFP – AFP

Un peu plus de 74 millions d’électeurs ont voté pour Donald Trump le 3 novembre 2020 : il s’agit du deuxième meilleur score d’un candidat à l’élection présidentielle dans l’histoire des États-Unis, mais derrière celui de Joe Biden réalisé le même jour avec plus de 81 millions de voix. Le trumpisme va perdre son président lorsque Trump quittera la Maison Blanche le 20 janvier mais ses partisans vont continuer à s’organiser et à diffuser leur message, comme ils l’ont fait avant Trump (élu en 2016). La chercheuse et docteure en sociologie Jen Schradie travaille sur ces mouvements depuis le début des années 2010, lorsque le Tea Party s’était rappelé au bon souvenir de l’Amérique d’Obama et à ses rêves de société débarrassée de la polarisation politique et de l’héritage du racisme. 

Diplômée de l’université de Berkeley (Californie) en sociologie, Jen Schradie travaille à Sciences Po Paris où elle étudie notamment l’activisme politique en matière numérique, autrice d’un livre publiée en 2019 (en anglais), La Révolution qui n’en était pas, comment l’activisme numérique favorise les conservateurs. Elle analyse les ressorts de la prise du Capitole le 6 janvier 2021 par des participants à un meeting de Donald Trump, où le président sortant avait encore dénoncé un vol de son élection et appelé le public à faire entendre son mécontentement  au Capitole, à 2 km de là. Ses militants l’ont pris au mot mais beaucoup s’y préparaient ouvertement depuis des semaines sur les réseaux sociaux.

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A-t-on sous-estimé la capacité d’organisation de la droite et de l’extrême droite, surtout sur Internet et sur les réseaux sociaux ?

Ce qui s’est passé au Capitole le 6 janvier n’était absolument pas spontané, c’est le fruit d’un travail de fond et d’une patiente organisation de l’extrême droite depuis des années. Or, beaucoup de médias américains ont dépeint cette tentative de coup avec des mots comme « foule » ou avec l’idée que ce mouvement était désorganisé, aléatoire, spontané… Mais c’est tout le contraire ! Ces personnes se préparent patiemment depuis des années au sein de petites organisations locales.

À bien des égards, une partie de l’extrême droite s’est vraiment réunie autour de Trump depuis son élection en 2016 mais lorsque Trump a perdu sa réélection, il y a eu une préparation de l’événement du 6 janvier. Que vous soyez membre du Congrès ou des médias ou encore le chef de la police du Capitole, vous auriez su si vous aviez prêté attention à ce qui se préparait ! Sans parler de lire mon livre, tout ce qu’ils avaient à faire était d’observer ces réseaux sociaux bien connus où ces gens se préparaient et le déclaraient très ouvertement. L’accent était clairement mis sur le 6 janvier pour cet événement spécifique, mais l’organisation de fond de tout ce mouvement avait lieu depuis des années.

Tweet de Joe Biden et commentaire de Jen Schradie le 7 janvier 2021. Joe Biden : Que les choses soient très claires : les scènes de chaos vues au Capitole ne représentent pas qui nous sommes. Vous voyez là un petit nombre d’extrémistes hors la loi. Ce n’est pas un désaccord, c’est du désordre. Cela confine à la sédition et cela doit cesser. Maintenant. Commentaire de Jen Schradie : Non. Que les choses soient claires (de la part de quelqu’un qui a réellement étudié ces activistes de droite). Ils ne sont pas un petit nombre. Il s’agit de personnes ordinaires qui font partie d’un mouvement grandissant qui a précédé Trump. Ne pas les prendre au sérieux en les considérant comme des brebis galeuses est dangereux. Lisez mon livre M. le président élu.

Comment s’organisent-ils ? Sur quelle plateforme ? Dans quel groupe ? Sur les principaux réseaux sociaux traditionnels ou peut-être sur d’autres, comme Parler ?

Il y a donc deux façons d’aborder ce rôle des médias sociaux dans cette tentative de prise de contrôle du Capitole mercredi. Premièrement, il faut le rappeler : les médias sociaux eux-mêmes n’organisent pas les gens. C’ est un outil de communication qui, oui, est efficace. Mais certainement pendant la Révolution française, il y avait des gens qui faisaient des copies de dépliants, qui les distribuaient, etc. Dans le cas présent, ces activistes, qui sont des fascistes autoritaristes, ont utilisé internet beaucoup plus largement que les gens de gauche. Et c’est quelque chose dont je parle dans mon livre qui, je pense, a pris beaucoup de gens par surprise, surtout avec la première élection de Trump en 2016.

Mais la réalité est que, même pour l’extrême droite qui est très efficace en ligne, ils se rencontrent aussi en personne, dans les maisons des gens, partout dans le pays, et parfois même dans les espaces publics. Et donc quel outil numérique ces gens utilisent ? Ils en utilisent beaucoup et ils les utilisent tous ! De Reddit à Parler… Tout cela ne se passe pas dans le « dark web ». Ce sont des applications « très publiques », comme Facebook, qui est encore très utilisé par beaucoup de ces organisations. Twitter a tendance à être moins utilisé pour l’organisation : que vous soyez à gauche ou à droite, Twitter est surtout utilisé pour faire de la publicité. 

Dans votre livre, vous expliquez que les gens à droite et surtout à l’extrême droite sont plus efficaces que les gens de gauche, pourquoi cela ?

Il y a plusieurs raisons à cela. Tout d’abord, la droite tend à se concentrer vraiment sur cette idée de liberté. Et, bien sûr, la gauche le fait aussi dans une certaine mesure. Mais pour les conservateurs, il s’agit de se libérer du gouvernement (« big government »), de l’Etat, défendre le libre marché.  Et l’autre liberté intéressante est la liberté de l’information. Et donc leurs messages ont tendance à être hyper concentrés.

La gauche parle davantage d’équité que de liberté et elle défend la diversité des voix sur beaucoup de questions différentes : vous avez les LGBTQ, l’environnement, les syndicats, la lutte des classes, les droits civils, les étudiants… Tant de questions différentes qui ont tendance à être embrouillées en ligne. Alors que les conservateurs ont souvent un message très affûté, qui est plus susceptible d’être retweeté… Ils ont tendance à utiliser des visuels partageables également.

Une des choses que j’ai trouvées lorsque j’étudie des groupes à gauche est que lorsqu’ils postaient des photos sur leur groupe Facebook, c’était souvent lors d’une réunion où tout le monde était ensemble, parfois avec le poing en l’air ou le bras en l’air. Mais si vous alliez à une réunion d’un syndicat de journalistes et décidiez de prendre une photo et de la poster en ligne, qui partagerait cette photo ? Tout le monde dans votre groupe, peut-être vos parents, mais ça ne serait pas aussi viral. Ainsi, la gauche a tendance à avoir cette collectivité, cette équité, cette ethos égalitaire alors que la droite se concentre vraiment sur son message. 

Mais l’autre élément clé de ceci est que même avant Trump, l’extrême droite était très concentrée sur les complaintes, les critiques envers les médias traditionnels. Ils avaient l’impression que leurs sujets n’étaient pas couverts par ceux que Trump a ensuite appelés les « fake news ». Ainsi, pour eux, Internet est l’outil idéal pour diffuser leurs informations. Par ailleurs aux États-Unis, ces milieux conservateurs et d’extrême droite sont très liés au mouvement évangélique chrétien, dont le but est de répandre la parole de Dieu, de dire la vérité, d’essayer de convertir les gens. Et pour eux, il y a une vérité, une seule information.  Et cela a tendance à fonctionner vraiment bien en ligne pour diffuser des messages vraiment provocateurs ou simplistes. C’ est le genre d’informations qu’ils veulent diffuser alors que ceux de gauche ont tendance à vouloir obtenir l’opinion de chacun et avoir beaucoup de participation et de débat.  Cela ne fonctionne pas aussi bien pour viraliser et partager l’information en ligne.  

Au début de l’interview, vous avez dit qu’il n’y avait pas eu d’improvisation dans ce qui est arrivé il y a deux jours et vous avez parlé de tentative de « coup d’État », mais pour qu’il le fût, il aurait fallu que ces personnes soient soutenues par l’armée ou par une force en mesure de renverser le pouvoir, ce qui n’était pas le cas. On peut vraiment parler d’un coup d’État ?

C’est une question que beaucoup de gens se posent. Était-ce une foule ? Était-ce une émeute ? Était-ce un coup d’État ? Était-ce une simple manifestation ? Mais si vous utilisez le mot que vous employez en français : la « prise » du Capitole et que vous faites la comparaison avec la prise de la Bastille en 1789 par exemple : ce fait historique est devenu un événement vraiment très important et c’est là que l’on fait souvent commencer la Révolution française.  Mais cela aurait pu ne mener à rien du tout ! Quel mot aurions-nous utilisé si rien ne s’était passé ? C’était un événement symbolique. Et à certains égards, quand je parle de la prise du Capitole comme une tentative de coup d’État, je fais référence à une croyance parmi l’extrême droite ! « Le président nous soutient, certains militaires nous soutiennent… »  Et si vous pensez à l’une des choses les plus importantes qui s’est produite mercredi, c’est que la police du Capitole a permis à ces fascistes de droite d’entrer dans le bâtiment. Pas tous les membres de la police mais dans l’ensemble, si vous regardez les vidéos, il est clair que les intrus n’ont pas été empêchés. Ils ont donc un certain soutien de la police et de certaines parties de l’armée. Donc à quel point ce coup d’État a-t-il été orchestré par rapport à d’autres coups d’État plus réussis ? Nous pourrions faire beaucoup de comparaisons historiques, mais je pense qu’il y a toujours eu cette pertinence pour les gens qui y ont participé.

On se moque parfois de ces manifestants, de leurs mots, de leur accoutrement… Mais ce qui s’est passé le 6 janvier n’est pas dû au hasard ?

Ce n’est pas spontané. C’est une préparation, une percolation, qui s’organise depuis des années. Quand j’ai commencé à interroger certains de ces militants il y a huit ans, à l’époque du mouvement du Tea Party, et que je leur ai demandé ce pour quoi ils se préparaient : Ils m’ont dit « Nous nous préparons en cas d’effondrement économique. Nous nous préparons en cas de catastrophe internationale ou de catastrophe nationale et en cas de crise politique ». Et si vous pensez à ce qui se passe maintenant : crise politique aux Etats-Unis, catastrophe mondiale avec la pandémie et crise économique, ces trois choses se passent toutes en même temps. 

Tweet de Jen Schradie le 9 octobre 2020. Je ne sais pas qui a besoin d’entendre cela donc je vais le crier : « L’EXTRÊME DROITE N’EST PAS CONSTITUÉE DE PIGEONS / GOGOS SANS INSTRUCTION. Tous les leaders que j’ai rencontrés pour écrire mon livre avaient des diplômes universitaires, plusieurs masters et même des doctorats…

Et l’idée est de profiter de cette situation de crise pour imposer leur agenda politique ? 

Absolument et je pense qu’ils espéraient qu’un plus grand nombre de gens s’y joindraient : ce qui aurait pu se produire et peut encore arriver ! En tant que chercheuse sur les mouvements sociaux, c’est une des choses que nous étudions : vous avez toujours ce noyau d’organisateurs et ensuite vous avez d’autres personnes qui viennent les rejoindre et ensuite, vous avez un grand public, qui s’associent. Ça aurait pu aller dans les deux sens. 

Pensez-vous qu’il y a un manque de surveillance, que ces personnes ne sont pas prises suffisamment au sérieux par les autorités ?

Ils ne sont pas pris suffisamment au sérieux par les autorités et nous savons tous que des outils de surveillance existent, même avant internet, et qu’il y a la capacité de le faire. Mais y a-t-il la volonté ?

Récemment, le FBI a déclaré que la principale menace intérieure aux États-Unis était celle des suprémacistes blancs. Les autorités reconnaissent la menace…

Mais la question est : quelles autorités ? Et Washington D.C. est un endroit particulièrement intéressant, qui n’a pas du tout de représentation au Congrès, ce qui est l’une des raisons pour lesquelles il était difficile d’appeler la Garde Nationale… C’était au président de faire cela. Donc, quand on pense à la surveillance et aux menaces, il y a tellement de niveaux de police. Ça a toujours été intéressant pour moi en tant qu’Américaine vivant en France, où tout est très nationalisé. Oui, vous avez différentes régions et départements qui disposent d’une certaine autonomie. Mais aux Etats-Unis, il y a beaucoup plus d’autonomie au niveau local. Il y 50 États, environ 100 comtés par État, et puis vous avez des villes et vous avez toutes ces différentes infrastructures policières.  Et qui surveillent-ils réellement, qui ne surveillent-ils pas et pourquoi ?  C’est un des défis. Quant au FBI, l’équivalent d’une police nationale, qui en est responsable politiquement ? C’est le président. Et je ne vous parle du défi à aller vers plus de surveillance quand vous connaissez l’inquiétude des gens de gauche sur ce sujet… Mais je pense qu’on n’a pas besoin de plus de surveillance.  Nous devons prêter plus d’attention à ce qui se passe et qui est déjà connu.

Par exemple, que les gens qui ont organisé la prise du Capitole soient arrêtés et jugés ?

Absolument. C’est vraiment choquant de ne pas voir plus d’arrestations. Et honnêtement, je doute que la future administration Biden en fasse beaucoup. Biden répète souvent qu’on doit « traverser l’allée » (« reach across the aisle ») : tendre la main au parti politique de l’autre côté de l’assemblée… Je ne suis pas optimiste, Biden pense comme dans les années 80 quand il y avait encore une possibilité d’entente bipartisane au Congrès. Je pense que cette ère est révolue… Et pour garder le contrôle du Congrès en 2022, Biden doit compter sur les gens de gauche, qui lui ont permis de gagner en 2020 et de remporter les deux scrutins décisifs au Sénat en Géorgie…  Or Biden est un centriste.