Capitole : la possibilité d’un fascisme ?
Par Simon Blin — 13 janvier 2021 Libération
Des manifestants se réclamant des Proud Boys se sont mêlés aux pro-Trump devant le Capitole, le 6 janvier à Washington. Photo Alex Edelman. AFP
Les émeutes de Washington sont un coup porté aux institutions d’un pays berceau de l’Etat de droit. Quels mots utiliser pour décrire cette situation inédite et ainsi déjouer les mécanismes qui l’ont permise ?
L’ampleur d’un événement se mesure parfois à l’impossibilité de le catégoriser, de le cerner et le circonscrire par les mots et les concepts de l’analyse académique. En ce qui concerne l’improbable prise du Capitole du 6 janvier, les politologues, les historiens et les juristes n’en ont pas tous la même perception. Comment qualifier l’envahissement spectaculaire du Congrès, à Washington, par des militants pro-Trump qui a fait cinq morts ? A-t-on eu affaire à une sédition, une tentative de coup d’Etat, un soulèvement populiste, une offensive complotisto-suprémaciste ? Un peu tout cela ? Aucune grille de lecture ne s’impose. Ce qui est, en soi, un début d’information.
Porte
L’une des premières notions à s’imposer a été celle de populisme, dont la présidence trumpienne aura été sans conteste l’une des formes les plus radicalement abouties. Un «national-populisme», évoquent certains. C’est que les revendications d’une large partie des manifestants revêtent une coloration violemment antisystème («Assassiner les médias» a notamment été tagué sur une porte), mâtinée de racialisme décomplexé, et même ouvertement néonazie pour certains d’entre eux. Une vision soutenue dans Libération par l’historien Pap Ndiaye, qui avance l’idée d’une «dérive vers un national-populisme à tendance fascisante».
Du populisme au fascisme, la frontière peut être très floue. A moins que le premier, dans sa version identitaire et xénophobe, prépare le terrain au second ? «La post-vérité est le pré-fascisme, et Trump a été notre président post-vérité, lâche l’historien américain et professeur à Yale Timothy Snyder dans le New York Times. Lorsque nous abandonnons la vérité, nous concédons le pouvoir à ceux qui ont la richesse et le charisme de créer le spectacle à sa place.» Si beaucoup d’universitaires estiment qu’il est encore trop tôt pour pouvoir qualifier précisément la prise d’assaut par des fanatiques du locataire de la Maison Blanche, le politiste Jean-Yves Pranchère réfute tout de même (lire ci-contre) la notion de «populisme». Pour le professeur à l’Université libre de Bruxelles, cela reviendrait à légitimer la contestation et à accréditer des «suprémacistes blancs porteurs de tee-shirts avec pour slogans « Camp Auschwitz » ou « 6MWNE » (6 Million Was Not Enough : « Hitler n’a pas tué assez de Juifs ».» Or, rappelle-t-il aussi dans un post sur Facebook, «le populisme, c’était un mouvement qui demandait la progressivité de l’impôt, la nationalisation des transports, la consolidation de l’Etat de droit […]. Ce n’est pas le Père Ubu soutenu par des types qui vivent dans l’univers parallèle de Qanon», une mouvance complotiste.
Creuset
Quelles sont les causes de ce bouquet final trumpiste ? Si l’expression identitaire paraît incontournable dans les motivations des protestataires, doit-on aussi y déceler une dimension sociale ? Doit-on incriminer la crise économique et les inégalités grandissantes dans la première puissance mondiale déclinante, ébranlée par le Covid-19, nourrissant un sentiment d’abandon, creuset du nationalisme le plus extrême ? «Cette partie de l’électorat s’estime victime d’une mondialisation économique que le pouvoir ne parvient plus à expliquer», assure le politiste et spécialiste des relations internationales Bertrand Badie (lire interview page 22). Les insurgés pro-Trump arborant des drapeaux des Etats confédérés partageraient la crainte de l’effondrement des valeurs de l’Amérique blanche des années 50, mais aussi une idée commune de déclassement et d’exclusion à l’égard des classes plus aisées, plus diplômées, plus urbaines, plus mobiles et votant davantage démocrate.
Un certain parallèle avec le répertoire d’action des gilets jaunes a également suscité des interrogations. Pouvait-on comparer les émeutiers trumpistes et les manifestants français ? L’esthétique folle de la prise du Capitole filmée sur smartphone par les émeutiers eux-mêmes, venus pour certains des contrées lointaines de l’Amérique profonde et faisant irruption dans les salles marbrées du bâtiment de style néoclassique mondialement connu tels des touristes égarés, n’est pas sans rappeler l’intrusion de manifestants au gilet fluo dans le ministère de Benjamin Griveaux le 5 janvier 2019, un mois après le spectaculaire et tout aussi inédit saccage de l’Arc de triomphe, à Paris. Pourtant, la revendication principale des supporteurs du président milliardaire, soit la contestation de l’élection de son rival, Joe Biden, entretenue par les fake news, n’a pas grand-chose à voir avec les demandes initiales du mouvement français – beaucoup plus hétéroclite politiquement – nées, rappelons-le, du refus des hausses de taxes sur le carburant, avant de s’étendre au fameux référendum d’initiative citoyenne (RIC) et à la contestation générale du système politique. «Les gilets jaunes étant français, ils mobilisent avant tout la citoyenneté en tant que socle d’égalité sociale et politique. Le flambeau [des trumpistes convergeant vers le Capitole] est au contraire la liberté individuelle», analyse le sociologue Michalis Lianos dans une tribune pour Libé. Mais «si les effets contestataires sont chaque fois adaptés aux différences des environnements nationaux, les causes qui les produisent sont bien moins dissemblables : refus de déléguer son existence civique à des représentants lointains […], conditions sociales et économiques de la partie des classes populaires qui se pensait à l’abri de la marginalisation et se découvre menacée…»
Pupitre
Il est indéniable que le fond de l’air de l’état des démocraties américaine et française est marqué par une même défiance montante envers les institutions et une volonté de les toucher du bout des doigts tant elles paraissent éloignées des réalités du quotidien. «Il y a un désir très fort de s’approprier les symboles institutionnels du pouvoir», déclarait Bertrand Badie sur France Inter. A l’image du vol de pupitre ou de la réquisition momentanée du bureau de la présidente de la Chambre des représentants des Etats-Unis, Nancy Pelosi. Dans un tel contexte, comment ne pas se remémorer les divers appels à «faire tomber l’Elysée» émanant de groupes Facebook de gilets jaunes deux ans plus tôt ? De chaque côté de l’Atlantique, des similitudes dans les signes d’un essoufflement globalisé de la démocratie représentative.
Ce rejet massif du personnel politique et des mécanismes institutionnels n’est d’ailleurs pas un problème proprement américain ni français. Et il trouve souvent sa source de légitimation dans les pratiques politiques elles-mêmes. Selon la juriste et américaniste Anne Deysine, la menace la plus grave sur les démocraties contemporaines n’est pas à chercher du côté d’un éventuel coup d’Etat ou d’une sédition. La chercheuse révèle dans Libération que les régimes s’effondrent avant tout «de façon presque imperceptible, minés par des dirigeants qui utilisent leurs positions pour infléchir les règles au profit d’intérêts partisans». Dans le New York Times, Timothy Snyder ne dit pas autre chose : «Un groupe de républicains se préoccupe avant tout de jouer avec le système pour maintenir le pouvoir, en tirant pleinement parti des obscurités constitutionnelles.» Ouvrant un boulevard à l’obstruction démocratique.