«Bastion social»: les secrets du nouveau GUD
Par Marine Turchi et Matthieu Suc,, Médiapart
Les divisions et l’amateurisme de l’extrême droite radicale l’ont poussée à se réorganiser. Un nouveau mouvement – Bastion social – s’est créé sur les décombres du GUD (Groupe Union Défense), avec l’objectif de sortir de la marginalité politique. Il s’inspire directement des néofascistes italiens de CasaPound.
Ils veulent sortir de la marginalité politique en alliant bataille culturelle et action sociale. Depuis près d’un an, ils inaugurent, ville par ville, des locaux : Lyon, Chambéry, Strasbourg, Aix-en-Provence, Angers, Clermont-Ferrand et, plus récemment, Marseille. Avec la même devise : « autonomie, identité, justice sociale ». Dans leur communication, ils mettent en avant leurs collectes et distributions alimentaires, nettoyages de lieux publics, maraudes de soutien aux personnes sans domicile. Mais cette aide est conditionnée à un critère : la nationalité française.
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Car derrière ce vernis social, le label “Bastion social” n’est rien d’autre qu’une émanation du Groupe Union Défense (GUD), une organisation d’extrême droite violente. Ce réseau, structuré et national, est suivi de près par les services de renseignement français. Courant mai, un haut responsable desdits services confirmait l’intention portée au Bastion, seule structure « classique » de l’ultra-droite à ne pas être, selon lui, « moribonde ».
Affrontements urbains, altercations dans les universités : ces dernières semaines, le groupuscule a beaucoup fait parler de lui. À Lyon, plusieurs de ses membres, dont son président, Steven Bissuel, 24 ans, ont été mis en examen pour « violences aggravées » à la suite d’une rixe avec des anti-fascistes, et ont interdiction de se rendre dans le Vieux Lyon la nuit, comme l’a relaté Rue89 Lyon. À Aix-en-Provence, un militant a été condamné à quatre mois de prison ferme après l’agression d’un couple d’origine maghrébine. À Paris, le mouvement a défilé le 9 mai aux côtés des groupes d’extrême droite les plus radicaux. Certains élus ont demandé sa dissolution. Mais le mouvement poursuit son développement : du 29 juin au 1er juillet, il organisera sa première université d’été, en Bourgogne, pour « faire émerger les cadres nationalistes-révolutionnaires de demain ».
Né en mai 2017, Bastion social se veut un « mouvement politique et social à vocation nationale », destiné à « mener plus efficacement ses actions » et à « développer son réseau à travers tout le territoire ». Le groupuscule critique l’ultralibéralisme, « l’immigration de masse » et prône la « préférence nationale ». Certains de ses membres ne cachent pas qu’ils sont « fiers d’être fascistes ».
Manifestation du Bastion social à Aix-en-Provence, le 29 mai 2018. © Page Facebook du Bastion social.
Leur modèle, ce sont les Italiens de CasaPound, devenus une référence pour une large frange de l’extrême droite radicale. Fondé en 2003 après l’occupation d’un immeuble abandonné en plein cœur de Rome, ce mouvement italien – en référence au poète américain Ezra Pound, sympathisant du régime mussolinien – a développé des lieux de vie comprenant des chambres pour nécessiteux nationaux, des bars, restaurants, salles de concert.
Inspiré par le néofasciste Gabriele Adinolfi, CasaPound se veut le rassemblement des « fascistes du troisième millénaire » – même si certains de ses membres se qualifient de « fascistes » tout court (voir ici et là) – et s’oppose à « l’invasion » étrangère, tout en offrant des circuits d’entraide réservés aux Italiens. Le mouvement draine des milliers d’adeptes sur les réseaux sociaux et a connu de récentes poussées aux élections municipales, sans pour autant entrer au Parlement aux dernières législatives.
Steven Bissuel (à gauche) et Gabriele Adinolfi (à droite) le 17 février, au Bastion social à Lyon, lors d’une conférence intitulée « Itinéraire d’un nationaliste-révolutionnaire : Comment s’inspirer et s’adapter aux temps actuels? ».
Entre CasaPound et le GUD, les passerelles avaient déjà été lancées, notamment à travers l’organisation de congrès européens néofascistes ou de conférences communes. Depuis des mois, Steven Bissuel enchaîne les déplacements de l’autre côté des Alpes. De son côté, Gabriele Adinolfi, l’idéologue du mouvement italien, multiplie depuis le mois de janvier les conférences dans les antennes du Bastion social.
Mais les liens vont au-delà de quelques visites de courtoisie. CasaPound a un intérêt clair au développement du Bastion social : avoir un parti frère en France. D’après nos informations, des négociations ont eu lieu entre les deux formations. CasaPound a fait passer le message aux gudards : s’ils veulent se développer, ils doivent s’y prendre autrement, faire du “social” et ouvrir des bars et lieux de vie.
Il faut rappeler que, ces dernières années, le chef du GUD à Paris avait plutôt fait parler de lui dans les rubriques judiciaires des médias. En 2015, Logan Djian, 28 ans, et plusieurs de ses camarades ont été mis en examen après la violente agression de leur ancien leader (lire notre enquête). Djian a été mis en cause dans un autre volet de cette affaire, financier celui-ci : le 23 juin 2017, le tribunal correctionnel de Nanterre l’a condamné à six mois de prison ferme et 10 000 euros d’amende pour “abus de biens sociaux”. En cause : la provenance des fonds qui lui ont permis de payer sa caution pour sortir de détention provisoire.
Surnommé le “Duce” et arborant un tatouage du blason de la division SS Charlemagne sur le bras, l’ancien chef du GUD a déjà été condamné pour des violences à l’encontre des Femen en 2012 et d’un photographe de l’AFP en 2013. Il a été incarcéré en décembre.
Steven Bissuel (2e à gauche) entouré de Sébastien Manificat (porte-parole français de CasaPound) et de Chiara Del Fiacco (compagne de celui-ci), lors de la fête nationale de CasaPound, en septembre 2017. © Twitter @LeBasionSocial
« À Paris, le GUD avait éclaté en plusieurs sous-tendances. Logan Djian avait tenté de le relancer, mais le groupuscule a nettement perdu du terrain sous sa houlette, analyse un vétéran des services de renseignement. Il y a eu des tentatives régulières de remonter des groupes d’extrême droite, en vain. Mais avec Bastion social, il y a un vrai danger : c’est une structure, un réseau qui s’est mis en place au niveau national. Et les directives de Steven Bissuel sont claires. »
C’est précisément les divisions et l’amateurisme de l’extrême droite radicale, couplés à l’envie d’actions concrètes de ses membres, qui ont poussé les leaders à réorganiser leurs groupuscules. À l’origine chef du GUD à Lyon, Steven Bissuel a profité de la désorganisation du grand frère parisien concurrent pour reprendre le leadership. Il a développé son label “Bastion social” dans plusieurs villes, avec une communication efficace.
À Paris, la tentative a été avortée. D’abord parce que le GUD Paris a échoué, en 2015, à occuper l’ancien hôpital Saint-Vincent-de-Paul, dans le XIVe arrondissement, puis un lieu abandonné à Boulogne-Billancourt. Mais aussi parce que, dans la capitale, ses militants restent attachés au label “GUD” et à son histoire tumultueuse.
C’est donc à Lyon que s’est faite la mutation d’un groupuscule (le GUD) vers une véritable structure politique (Bastion social). Le mouvement est né le 27 mai 2017. Ce jour-là, une vingtaine de militants emmenés par Steven Bissuel occupent un bâtiment désaffecté du centre-ville, avec les mots d’ordre « un foyer pour les Français » et « les nôtres avant les autres ». L’objectif ? Créer un squat sur le modèle de CasaPound. Ils seront délogés par les forces de l’ordre à plusieurs reprises.
Un bâtiment désaffecté investi à Lyon par des militants du GUD, le 27 mai 2017.
Le même jour, le groupe crée son site. Le 6 juillet, les statuts d’« Association Bastion social » sont déposés à la préfecture du Rhône. Sur le papier, il s’agit « d’organiser des manifestations culturelles, sportives et politiques et d’organiser des activités sociales ». Un mois plus tard, le mouvement publie sur son site son « Manifeste » de quatre pages. Puis il annoncera plusieurs rassemblements (interdits) et tractages.
Dans les villes où il s’est implanté, le noyau du GUD a été grossi par le ralliement de formations concurrentes – des groupes en perte de vitesse ou en rupture avec leur maison mère. C’est le cas de celui de Jérémy Palmieri, l’ancien chef des royalistes de l’Action française dans les Bouches-du-Rhône, poussé vers la sortie car trop radical. Ou encore du groupe Edelweiss Pays de Savoie, basé à Chambéry.
Têtes pensantes et « GUD business »
Bastion social a aussi reçu le soutien d’élus Front national, tels que l’eurodéputé Bruno Gollnisch (qui s’y est rendu en avril), le sénateur Stéphane Ravier, ou des conseillers régionaux des Pays-de-la-Loire (ici, là, et là).
Comment fonctionne le mouvement ? Son organisation est ultra-hiérarchisée et fondée sur la discipline : règles de bonne conduite, formations dispensées à ses cadres. Son leader, Steven Bissuel, est devenu un porte-drapeau médiatique de l’ultra-droite en France. Et au-delà : il multiplie les voyages à l’étranger. Outre ses multiples visites à CasaPound en Italie, il s’est aussi rendu au Québec et en Ukraine. Selon nos informations, la DGSI s’intéresse d’ailleurs aux « ramifications internationales » du Bastion social.
Entre CasaPound et le GUD, un petit groupe de Français établis à Rome fait le lien, sous pseudonymes. Sébastien Manificat, porte-parole français de CasaPound, a multiplié, sous le nom de Sébastien de Boëldieu, les conférences sur le « phénomène CasaPound », y compris au GUD. Thibaut Baladier joue un rôle de tête pensante plus discret. Sous le pseudonyme de Xavier Eman, ce quadragénaire a animé la campagne « préférence nationale » du Bastion social et fait la tournée de ses antennes pour y donner des conférences. Sur son blog comme sur Facebook, il soutient les actions du groupuscule. Steven Bissuel l’a présenté comme « encarté Bastion social ».
Thibaut Baladier collabore depuis la fin des années 1990 à de nombreux sites et publications d’extrême droite, dont Éléments, la revue de la Nouvelle Droite fondée en 1973, qui a fait peau neuve en 2015. Soutien de CasaPound, il est apparu comme représentant de Zentropa, un réseau assurant la liaison des deux côtés des Alpes.
L’un de ses amis – lui aussi figure de la mouvance identitaire – est un soutien indéfectible de CasaPound comme du Bastion social : Arnaud Naudin, également connu sous le nom d’Arnaud Menu. Cet ancien rédacteur en chef de Novopress, le site d’information du Bloc identitaire, fut un temps recruté par le Front national et est apparu furtivement dans la campagne de Robert Ménard à Béziers lors des dernières élections municipales. Il est depuis aux commandes de Radio Libertés, déclinaison de la web-télé d’extrême droite TV-Libertés.
Le financement du mouvement est plus obscur. Sur sa plate-forme, le mouvement fait appel aux dons. Pour « financer l’occupation d’un bâtiment, l’organisation de manifestations, le matériel militant, les amendes », a expliqué son président sur Twitter, tout en assurant que leurs « locaux » étaient eux « financés par les militants ». Lors de l’occupation de l’immeuble lyonnais, une cagnotte en ligne avait été lancée pour financer les travaux.
De leur côté, les services de renseignement soupçonnent que certaines cagnottes de crowdfunding auraient servi – de manière légale – à alimenter ce nouveau label. Ils s’intéressent notamment au rôle de Tristan Mordrelle et Philippe Milliau, deux figures de la mouvance identitaire. Le premier dirige une agence de levée de fonds et a déjà réalisé des collectes de dons pour des structures de la « réacosphère » grâce à un fichier de quelque 200 000 noms. Le second, vieux routier de l’extrême droite, est le fondateur de TV-Libertés.
Bastion social l’a appris de ses aînés de CasaPound : pour développer ses actions, ses lieux de vie, sa maison d’édition, il faut des moyens financiers. L’entrée à son université d’été est d’ailleurs payante (50 euros). Les Italiens, eux, ont réussi à mettre sur pied un véritable empire. Dans une enquête fouillée sur le financement de CasaPound, L‘Espresso – partenaire de Mediapart au sein du consortium European Investigative Collaborations (EIC) – dévoilait l’existence d’un vaste réseau entrepreneurial : restaurants, chaînes de vêtements, barbiers, agences de communication, maisons d’édition, sociétés immobilières, etc.
Les membres du GUD et du Bastion social tentent de l’imiter en ouvrant des commerces qui n’ont, en apparence, rien de politique. Derrière la boutique Made in England, installée dans le Vieux Lyon, on trouve le tandem Steven Bissuel et Logan Djian, actionnaires de la maison mère, London Spirit, créée en 2016. La marque commercialise notamment les vêtements de Pivert, détenue par un membre de CasaPound, et qui remporte un grand succès auprès des jeunes militants radicaux. À cent mètres, le même Logan Djian pilote le Point d’Encrage, un salon de tatouage où exerce notamment Daniele Castellani, qui fut candidat CasaPound aux élections municipales à Rome en 2013 et 2016, selon Lyon Capitale.
Leurs aînés avaient déjà lancé des passerelles financières entre CasaPound et la nébuleuse du GUD. Un petit groupe d’amis quadragénaires a investi à Rome dans le domaine de la restauration et des bars. Pierre Simonneau, militant d’extrême droite vendéen, s’est associé avec l’épouse du chef de CasaPound, Gianluca Iannone, dans l’enseigne “Osteria Angelino” – qui compte des restaurants à Rome, Milan, Malaga et Lima.
En 2015, on le retrouve dans le Carré Monti, un bistrot très fréquenté par la mouvance, qu’il détient avec Thibaut Baladier et des membres de CasaPound (leur avocat, Domenico Di Tullio, et Chiara Del Fiacco, candidate du mouvement et compagne de Sébastien Manificat).
Le Carré Monti commercialise une partie des produits du Carré français, lancé par un Français issu des rangs du GUD, Jildaz Mahé O’Chinal, qui a lui aussi posé ses valises à Rome en 2014. Cet espace gastronomique de 600 m2 regroupant bistrot, épicerie fine et site d’expositions, a nécessité un investissement de départ d’un million et demi d’euros (lire notre enquête). Il n’est pas rare de voir les équipes du Carré Monti dîner au Carré français, ou inversement.
Depuis, Jildaz Mahé O’Chinal a développé son activité. En juin 2017, le Carré français a lancé l’Éphémère, déclinaison estivale sur les bords du Tibre. Trois mois plus tard, il a créé, toujours à Rome, la Romanée, une société dont l’objet est aussi la vente de produits gastronomiques français, comme Mediapart et L’Espresso l’ont dévoilé. Mais son avocat assure qu’il n’est « pas impliqué dans la politique italienne, ne finance pas les groupes ou les partis, encore moins les “néo-fascistes” ».
Une autre ancienne figure du GUD a misé sur la capitale italienne : Frédéric Chatillon, un vieil ami de Marine Le Pen devenu le chef d’orchestre de sa propagande électorale. En 2014, cet ancien chef du GUD a lancé la filiale italienne de son agence de communication Riwal, qui a déclaré un chiffre d’affaires de 175 200 euros en 2016. Mahé et Chatillon sont de vieux compagnons de route depuis leurs années de militantisme au GUD. Le premier fut le directeur marketing de Riwal et a signé les statuts de Riwal Italia à sa création ; le second s’est un temps présenté comme “directeur général” du Carré français. Tous deux ont accompagné Marine Le Pen lors de ses visites en Italie, en 2011-2012.
Aujourd’hui, c’est au tour de l’associé de Frédéric Chatillon, Paul-Alexandre Martin, 28 ans, ex-numéro deux du Front national de la Jeunesse (FNJ), de se lancer sur le marché italien. À Paris, sa société e-Politic – dont Chatillon est co-actionnaire à travers sa holding – a assuré la communication web et audiovisuelle de Marine Le Pen lors de la campagne présidentielle. À Rome, il a créé en juillet 2017 l’agence Squadra Digitale, domiciliée à l’adresse du siège historique de l’ancien parti néofasciste MSI, qui abrite désormais deux structures héritières, la fondation Alliance nationale et le journal Il Secolo d’Italia. Impossible de savoir d’où les sociétés des deux hommes tirent leurs revenus. Leurs avocats assurent à Mediapart qu’ils ne travaillent pas avec des « associations » ou « formations politiques italiennes ».
Cela n’empêche pas Frédéric Chatillon, qui a noué durant ses années de militantisme des contacts solides en Italie, de compter des « amis » dans « de nombreux mouvements italiens tels que Forza Italia, Fratelli d’Italia, Alleanza Nazionale », comme il l’avait expliqué à Mediapart. Parmi eux, des représentants de CasaPound, tel Sébastien Manificat. À plusieurs reprises, Chatillon s’est affiché à ses côtés, notamment au lancement de la collection 2015 de la ligne de vêtements Pivert.
Lorsque Bastion social a ouvert plusieurs déclinaisons locales, c’est sans surprise que l’ancien chef du GUD a apporté son soutien au mouvement:
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