Tunisie, vers l’autocratie

En Tunisie, une Constitution taillée pour un pouvoir présidentiel hégémonique

Porté par le président Kaïs Saïed, le texte publié au “Journal officiel”, qui doit être soumis à référendum le 25 juillet, marque une rupture nette avec le système parlementaire en place et glisse vers un régime présidentiel pour les uns, autocratique pour d’autres.

FILE PHOTO: Tunisia's new government swearing-in ceremony at the Carthage Palace outside the capital Tunis

Le président tunisien Kaïs Saïed à Tunis le 27 février 2020/ Reuters

Courrier international

Publié hier à 16h38

Pourquoi le projet de Constitution est un ratage total.” En Tunisie, Businessnews s’est montré tranchant pour revenir sur le projet de Constitution publié au “Journal officiel” le 30 juin. Pauvre et en deçà des ambitions”, il n’a pour seul mérite, estime le site, que de révéler au grand jour le mode de pensée de ses rédacteurs. Il s’agit d’un projet hégémonique qui consacre le pouvoir individuel et l’immunise contre toute sorte de reddition de comptes ou de remise en question.”

Ce projet, qui doit être soumis à référendum le 25 juillet, est donc une grande déception”, ajoute le site d’actualité tunisien, qui précise que même certains soutiens déclarés [du président] Kaïs Saïed n’ont pu s’empêcher d’être dépités en voyant la quintessence de près d’un an de mesures exceptionnelles”.

Une Constitution conservatrice

Car ce projet de Constitution tunisienne est fondamentalement conservateur” et donne tous les pouvoirs au président de la Républiquerésume Businessnews.

Parmi les sujets d’inquiétude, le site pointe l’article 5 du texte fondamental :

La Tunisie fait partie de l’Oumma islamique [la communauté mondiale des musulmans]. Seul l’État devra veiller à garantir les préceptes de l’islam en matière de respect de la vie humaine, de la dignité, des biens, de la religion et de la liberté.”

Le concept religieux d’Oumma” peut-il revêtir une dimension juridique et politique ? s’interroge Businessnews, qui s’inquiète de “l’instrumentalisation de la religion dans le champ politique” et craint l’avènement d’un État qui soit un grand ordonnateur de la religion”. D’autant que l’article 44 ajoute que l’une des fonctions de l’État est d’enraciner la jeunesse dans son identité arabo-musulmane”. “Il est évident que plusieurs lectures peuvent être faites de cette disposition”, note sobrement Businessnews.

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Même alerte pour Kapitalispour qui cette Constitution, si elle était approuvée le 25 juillet, instaurerait un État (presque) islamique”. Le site d’actualité tunisien note que l’article 5 indique également que la Tunisie fait partie de la nation islamique, et l’État seul doit œuvrer pour atteindre les objectifs de l’islam pur”.

Autre indice d’un conservatisme poussé à l’extrême” : si l’obligation pour tout candidat à la présidentielle d’être de confession musulmane n’est pas une nouveauté, il faudra désormais avoir au moins 40 ans, être tunisien et avoir des parents et des grands-parents tunisiens.

Kapitalis s’inquiète aussi, dans un autre article, qu’il n’y ait dans la Constitution pas de limitations aux droits et libertés, sauf celles imposées par loi et l’exigence de respect de la moralité publique”. Or, s’insurge le site d’information, qui décide des comportements qui entrent ou n’entrent pas sous cet intitulé on ne peut plus vague, oiseux et confus et qui pourrait ouvrir la porte à toutes les interprétations et tous les abus de pouvoir ?”

Pas sûr que les Tunisiens aient manifesté le 25 juillet 2021 pour demander qu’on légifère dans leurs chambres à coucher”, ironise Businessnews, en référence aux manifestations massives qui avaient suivi la décision du président tunisien Kaïs Saïed de s’arroger le pouvoir exécutif et de geler les travaux du Parlement.

Aucun mécanisme de destitution

Mais le plus grand sujet d’inquiétude de la presse tunisienne reste les pouvoirs qui seront dévolus au seul président de la République.

Les autres pouvoirs, qui jouent dans toute démocratie le rôle de contre-pouvoir, ne sont pas désignés en tant que tels, mais en tant que fonctions, alerte Businessnews. Sous cette notion de fonction, le président se taille la part du lion : C’est en fait le président de la République qui devient la pierre angulaire du système politique, et bien au-delà”. Encore plus grave :

Il n’existe aucun mécanisme, dans ce projet de Constitution, qui permet de destituer le président de la République !”

A contrario, le chef de l’État disposera de multiples leviers lui permettant de dissoudre l’une des deux chambres ou le gouvernement.

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À y regarder de plus près, comme l’a fait Kapitalis, l’article 87 indique que le président de la République exerce la fonction exécutive avec le concours d’un gouvernement dirigé par un Premier ministre”. Le chef de gouvernement ne sera donc plus responsable devant le Parlement, pour qui le big boss est donc désormais à Carthage”, c’est-à-dire au palais présidentiel.

Le premier article stipule que le président de la République préside le Conseil national de sécurité et qu’il est le Commandant suprême des forces armées”, qui comprennent également les forces de sécurité intérieure (police et garde nationale).

De façon claire, le projet de Constitution met au pas le pouvoir judiciaire, rétrogradé en simple fonction judiciaire”, puisque, selon l’article 41, les juges seront privés du droit de grève et leur nomination se fera par décret présidentiel sur proposition du Conseil de la magistrature.

La fonction parlementaire” tombe elle aussi sous la logique hégémonique du rédacteur de projet et sa volonté de consacrer la mainmise d’une seule personne, à savoir le président de la République”. Deux chambres sont prévues, l’Assemblée des représentants du peuple et un obscur conseil national régional et territorial”. L’équilibre entre “fonction parlementaire” et fonction exécutive” est totalement inexistant, tranche BusinessNews.

Au final, selon le professeur tunisien de droit public Slim Laghmani, cité par Tunisie Numérique, cette Constitution élabore un régime clairement présidentialiste : le chef de l’État n’est pas responsable politiquement, alors que les assemblées peuvent être dissoutes et que le gouvernement peut être démis ou censuré. Plus grave : le président a droit au référendum direct législatif ou même constitutionnel. Il peut donc passer outre le pouvoir législatif et le pouvoir constituant dérivé”.

Le processus d’élaboration de cette nouvelle Constitution s’était heurté à un large rejet de la part de nombreux partis”, qui avaient dénoncé la démarche unilatérale et autoritaire” de Kaïs Saïed, note Kapitalis. Ces partis ont tous appelé au boycottage du référendum censé donner à ce projet sa légitimité démocratique.

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