La messagerie Telegram, refuge de l’ultradroite
Hier, ils échangeaient sur des forums. Aujourd’hui, des militants d’ultradroite se retrouvent sur la plateforme Telegram pour déverser leur haine et lancer des actions violentes. Un refuge pour ces radicaux, protégés pénalement par le caractère privé de leurs conversations.
Matthieu Suc et Marine Turchi, Médiapart
15 avril 2023 à 18h00
Mise en garde
Cet article fait état de propos racistes, antisémites et homophobes.
Un veilleur sur le Net ayant travaillé sur les djihadistes confiait il y a deux ans son inquiétude face aux militants d’ultradroite qu’il voyait se réunir et se structurer sur Telegram : « À l’image du cybercalifat qu’on a pu connaître, l’ultradroite s’y développe en entité virtuelle internationale, une sorte de cyberreich… »
Elles s’appellent « La famille gallicane », « Les vilains Complotistes », « Adolf Hitler souhaite vous parler » ou encore « White Lives Matter » : des dizaines, peut-être des centaines de chaînes Telegram offrent un espace de liberté où les militants d’ultradroite peuvent déverser leurs haines recuites. L’an dernier, la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) écrivait à propos d’un canal de discussion Telegram qu’il apparaissait « comme un refuge et un catalyseur de son idéologie » pour un de ses membres, antisémite et tenté par un passage à l’acte.
Un rapport du parquet général de la cour d’appel de Paris, révélé par Mediapart, citait en 2021 l’exemple du canal Telegram intitulé « Les Vilains Fachos » qui créait « une nouvelle forme de militantisme dématérialisée en formant une communauté d’esprit et d’action ».

L’actualité récente offre plusieurs illustrations de ce phénomène qui inquiète les autorités. Le 2 avril, on apprenait l’existence du groupe FR DETER, dont des membres diffusaient des listes de cibles potentielles – des musulmans, des élus de gauche, des journalistes. Rapidement supprimée, cette boucle Telegram – qui comportait 7 300 abonnés et était déclinée en plusieurs groupes départementaux – semblait vouloir lancer des actions concrètes.
Autre exemple : le 7 avril, StreetPress révèle qu’en amont du concert du chanteur Bilal Hassani à Metz – finalement annulé –, des militants d’extrême droite ont longuement évoqué l’idée, sur plusieurs chaînes Telegram, de commettre un attentat au moment du show. « Je sais aussi fabriquer des bombes, des cocktails molotovs, des projectiles de fou et des grenades » ; « Je pensais plus à un incendie » ; « On peut attaquer le PD à l’acide », peut-on lire dans ces messages.
En avril 2022, la DGSI a consacré une note au fonctionnement de Telegram, cette application de messagerie instantanée créée il y a bientôt dix ans par deux frères russes qui garantissaient la confidentialité et l’inviolabilité des échanges, allant jusqu’à offrir 200 000 dollars à quiconque parviendrait à pirater leur application. Le contrespionnage français est forcé de reconnaître dans sa note que grâce « à un dispositif de chiffrement et un réseau de serveurs répartis dans de nombreux pays », il est impuissant à obtenir les facturations détaillées, contenus des échanges ou données de connexion des utilisateurs et utilisatrices de Telegram.
Par ailleurs, le cadre privé des conversations « soustrait les participants à d’éventuelles poursuites pour provocation à la haine ou à la violence », reconnaissait le rapport précité du parquet général de la cour d’appel de Paris. D’où le succès de Telegram auprès des militants d’ultradroite, comme avant eux des djihadistes.
Au même titre que l’État islamique qui avait su capitaliser sur les réseaux sociaux pour attirer de jeunes gens, l’ultradroite investit d’abord les forums de joueurs en ligne et reprend des codes de la culture geek. Dans les affaires dont s’est saisi le Parquet national antiterroriste (PNAT) ces dernières années, les magistrats constatent un schéma identique : des mineurs font la connaissance de militants d’ultradroite sur des groupes de discussion virtuels (Jeuxvideo.com), avant de communiquer via des applications chiffrées (Telegram en tête).
Là, dans la confidentialité offerte par ces messageries, les groupuscules renforcent leurs communautés, en profitent pour échanger avec d’autres mouvances entre lesquelles s’établissent des passerelles. Interrogé en 2019 dans le cadre de la commission d’enquête parlementaire sur la lutte contre les groupuscules d’extrême droite en France, l’ancien secrétaire d’État chargé du numérique Mounir Mahjoubi constatait que « la sphère de l’extrême droite se déploie désormais sur toutes les plateformes sociales », et notamment sur « les nouveaux territoires que sont par exemple les messageries privées cryptées comme Telegram et WhatsApp ».
Le jardinier radicalisé de Montauban
Protégés par la loi, les membres de l’ultradroite profitent des chaînes Telegram pour élargir leur audience. « Les groupes de discussion de cinq ou dix personnes ne réinventent certes pas le réseau social : il s’agit d’une pratique classique, de même que les “fachos” utilisaient autrefois le téléphone et les SMS, nuançait Mounir Mahjoubi. En revanche, lorsque ces groupes rassemblent des centaines, voire des milliers de personnes, leur usage change et ils se muent en média destiné à diffuser des contenus susceptibles de sortir de la boucle et de se déverser à l’extérieur. »
Avec une limite, en élargissant leur cercle, ces groupuscules s’exposent à l’attention de la lutte antiterroriste. Selon nos informations, la DGSI avait bien détecté la boucle FR DETER, comme l’a affirmé Gérald Darmanin. Mais, plutôt que de judiciariser ces éléments, le service avait fait le choix de continuer à espionner la chaîne pour recueillir du renseignement afin de déterminer ce qui relevait de la bravade et ce qui pouvait amener à des projets violents. Les principaux comptes de FR DETER étaient également en cours d’identification.
Dans d’autres cas, parce que le risque de passage à l’acte était analysé comme plus imminent, le service de renseignement a décidé de privilégier le judiciaire. Ainsi, le 17 février, la justice a condamné à cinq ans de prison celui que la presse a qualifié de « jardinier radicalisé de la ville de Montauban », reconnu coupable d’apologie et de provocation à un acte terroriste. Le fonctionnaire territorial échangeait des textes racistes et antisémites sur une messagerie Telegram.
En juin dernier, la DGSI a interpellé un néonazi qui avait pour profil, sur Telegram, @HeinrichHimmler, en référence au chef des SS… La DGSI avait détecté son cas parce que, « dans le cadre de sa mission de surveillance des groupes et individus d’inspiration radicale susceptibles de recourir à la violence », elle espionnait un canal de discussion baptisé « RBB » pour « République blanche de Bourgogne ». Sur FR DETER 59, les membres affichent, eux, leur volonté de créer « un coin d’entraide aryen », « une franc-maçonnerie blanche ». Le pseudo @Lefouduroi parle de créer un réseau clandestin : « Je parle de Blanc-maçonnerie. Vous comprenez où je veux en venir… »
Papa Mohamed Merah, t’as fait du bon travail.
Sur le canal de la République blanche de Bourgogne, les membres tenaient régulièrement des propos violents à l’encontre des minorités, s’échangeaient des vidéos de meurtres, des images pornographiques violentes et se mettaient en scène en train de réaliser des saluts nazis.
Au bout de la première journée passée à lire les échanges sur la chaîne, l’officier de renseignement de la DGSI chargé du dossier écrit, sur procès-verbal : « Au regard des différentes publications, ce groupe peut sans nul doute être qualifié de raciste, fasciste et antisémite. » Par la suite, il n’écrira plus rien, se contentant de verser en procédure les captures d’écran des échanges quotidiens des membres de la République blanche de Bourgogne. Il faut dire que lesdites captures se passent de tout commentaire. Un des membres poste une photo du terroriste auteur de la tuerie devant l’école Ozar-Hatorah de Toulouse, avec pour commentaire : « Papa Mohamed Merah, t’as fait du bon travail », auquel un autre membre répond : « Trois enfants juifs en moins »…
Sur cette chaîne Telegram, on pleure le suicide collectif de la famille Goebbels, on se lamente de la nomination de Pap Ndiaye à la tête de l’Éducation nationale. Dans un dossier judiciaire consacré à l’ultradroite, l’identité virtuelle d’un militant comporte la mention « I hate jews » (« Je hais les juifs »), reportée dans une orthographe volontairement approximative (« ayatjiouz »). Sur FR DETER, Thomas qui dit avoir 23 ans et venir de Valenciennes, affiche la raison de son entrée dans le groupe : « Défendre les valeurs de mon pays de se [sic] qui ne respectent pas cela, plus particulièrement au bougnoul(e) [sic] et au bamboula ».

Une « dinguerie contre une mosquée »
On peut identifier l’âge des militants d’ultradroite au moyen d’expressions utilisées sur Internet. Les plus jeunes échangent sur Telegram. Les plus anciens se retrouvaient sur Facebook ou sur des forums de discussion. C’est le cas des Barjols, récemment jugés pour avoir projeté un attentat contre Emmanuel Macron. C’est le cas aussi des membres du site Réseau libre, dont Mediapart avait révélé les coulisses en 2019.
Sur cet autoproclamé « réseau des Patriotes » sécurisé, lancé en réaction à la crise migratoire de l’été 2015, plusieurs membres cherchaient à perpétrer des attentats visant la communauté musulmane.
C’est d’ailleurs le point commun de ces groupes d’ultradroite, qu’ils échangent sur Telegram ou sur des forums de discussion sécurisés : ils voient « l’islam et les musulmans » comme « les boucs émissaires les plus fonctionnels », relève le parquet général de Paris.
Dans son rapport, le parquet général dresse plus largement l’inventaire « des émotions négatives » qui s’expriment dans les affaires actuellement en cours d’instruction : « La haine des immigrés, des migrants, des juifs, des homosexuels, de la République ; un discours profondément islamophobe, antiféministe et misogyne. »
C’est ce qui ressort par exemple du dossier de Jonathan D., condamné en octobre 2022 pour apologie du terrorisme et menaces de mort. Dans le groupe Telegram « Bavardage 18-25 », cet homme de 23 ans a, sous le pseudonyme de « no name », écrit qu’il lui fallait « trouver une arme » pour « faire une dinguerie contre une mosquée ».
Il a ensuite tourné de courtes vidéos en face de la grande mosquée de Lille-Sud, pour « montrer l’endroit où il allait faire la tuerie ». Il indique que « le vendredi », « y a du monde, y a moyen de tuer une bonne vingtaine de personnes ». « Par Allah j’vais tous les tuer en fait j’ai jamais été aussi déter [déterminé – ndlr] », promet-il. Il a aussi partagé une vidéo de la tuerie de Christchurch (Nouvelle-Zélande) – qui a fait cinquante et un morts en 2019 –, qualifiant cet attentat islamophobe de « pur bonheur ». Le jeune homme s’est aussi vanté d’être l’auteur du tag « Allah est un violeur » sur la porte de cette mosquée.
Un internaute a signalé ces contenus à la plateforme Pharos et la police judiciaire a été saisie de l’enquête. L’exploitation de son téléphone a révélé qu’il fréquentait assidûment le site d’extrême droite Fdesouche, et qu’il était membre d’un groupe Telegram intitulé « Mémoire du Reich », présentant des articles et archives du IIIe Reich.
En raison de la virulence des propos qui s’y expriment et pour mieux échapper à la vigilance des services, ces chaînes Telegram changent régulièrement d’identité. On peut imaginer que c’est le cas, en ce moment même, de ceux qui animaient la chaîne FR DETER.
Oh, gros ! T’imagines même pas ce qui est en train de se préparer sur Telegram. […] On va préparer un truc de malade, tu vas voir.
Sans raison apparente, la République blanche de Bourgogne se renomme dans le courant du printemps 2022 « PDB » pour « Pierre de Bresse », du nom d’une commune de Saône-et-Loire. Et installe un « timer », une option offerte par Telegram qui permet d’effacer tout ou partie des échanges. Sauf qu’ayant constaté l’activation dudit timer, la DGSI, qui a infiltré le groupe (lire notre article), accélère le rythme des exportations de l’historique afin de ne rien rater.
Et l’homme qui se cache sous le pseudo @HeinrichHimmler ne peut s’empêcher de se vanter au téléphone auprès d’un ami : « Oh, gros ! T’imagines même pas ce qui est en train de se préparer sur Telegram. […] On va préparer un truc de malade, tu vas voir. » Et d’annoncer la diffusion prochaine de « vidéos de propagande hardcore » et la constitution d’un village de néonazis recrutés via leur chaîne. « On est en train d’acheter des fermes et tout en Bourgogne. Y a des, dis toi, y a des investisseurs et tout. C’est un truc de fou ! » Le projet ne verra jamais le jour, l’émule de Himmler sera arrêté avant, non pour avoir tenu ces propos mais parce qu’il projetait d’acheter des armes et laissait entendre qu’il allait passer à l’acte.

Le 12 mai 2020, la DGSI signalait au Parquet national antiterroriste les publications très inquiétantes sur Facebook et sur Minds d’un certain Aurélien Chapeau, qui postait des messages se réclamant du suprémacisme blanc, affichait son appartenance au groupuscule Atom Waffen Division et laissait entendre qu’il avait procédé à plusieurs repérages de synagogues en France.
Il ne faut pas sous-estimer ces rodomontades sur Internet. Comme Mediapart l’a déjà documenté, la DGSI s’inquiète de l’émergence au sein de la mouvance traditionnelle d’extrême droite radicale de groupuscules réunissant des « guerriers de clavier », le plus souvent jusque-là inconnus des services et parmi lesquels un membre plus excité que les autres va être tenté de recourir à l’action violente. Selon nos informations, près de 400 militants de l’ultradroite en France possèdent légalement des armes à feu.
Depuis 2019, la DGSI comptabilise six attentats déjoués attribués à l’ultradroite. Le jardinier radicalisé de Montauban avait chez lui une dizaine d’armes ainsi que des produits susceptibles d’entrer dans la fabrication d’explosifs. Au moment de son interpellation, @HeinrichHimmler cherchait à acquérir un fusil ou une arme de poing. On ignore si les deux hommes se sont parlé mais ils suivaient au moins deux mêmes chaînes Telegram.
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