Séparatisme, chasse aux sorcières

Lutte contre le « séparatisme » : un an de chasse aux sorcières

28 OCTOBRE 2021 PAR LOU SYRAH, Médiapart

Le ministère de l’intérieur revendique des « opérations » administratives et des « fermetures » tous azimuts. En brandissant des chiffres invérifiables, et souvent maquillés. Or c’est toute une société civile qui fait les frais de cette offensive « anti-séparatiste », qui semble se déployer dans l’indifférence générale.

C’est un bilan impossible à dresser. Un an après le début de sa campagne « anti-séparatiste », lancée le 2 octobre 2020 avec le discours présidentiel des Mureaux, le gouvernement continue pourtant de communiquer à foison sur les opérations qu’il mène aux quatre coins du pays.

Entre les dissolutions d’associations, les fermetures de mosquées et de commerces dits « communautaires », les chiffres continuellement mis en scène par le ministère de l’intérieur sont difficiles à suivre, quand ils ne sont pas tout simplement maquillés. Et bien souvent invérifiables. Comme lorsque la Place Beauvau s’est félicitée, le 28 septembre dernier, d’avoir effectué pas moins de 24 000 contrôles « tous azimuts », sans le moindre détail. 

L’embrouille est ontologique. Elle reflète l’usage d’un terme – « séparatisme » –, que le gouvernement s’est gardé de définir, mais qui sert tour à tour à disqualifier des associations de défense des droits de l’homme, des islamistes radicaux, des djihadistes, des traditionalistes, des conservateurs ou des musulmans plus ou moins pratiquants dont on soupçonne quelques velléités antigouvernementales. La méthode, pour autant, est assumée. Engagé dans « une bataille culturelle », Gérald Darmanin reprend les dadas de l’extrême droite en matière d’islam.

Conséquence : sur le terrain, c’est toute une société civile qui fait les frais de cette offensive, orientée presque exclusivement à son encontre. Et qui semble se déployer dans l’indifférence toujours plus grande du reste du pays.

Il y a un an, au lendemain de l’attentat contre Samuel Paty, la procédure de dissolution emblématique lancée contre le Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF) avait bien suscité quelque attention à gauche – elle est devenue définitive le 24 septembre.

Mercredi dernier, celle de la Coordination contre le racisme et l’islamophobie (CRI), annoncée par Gérald Darmanin en conseil des ministres, est passée quasiment inaperçue. Spécialisée comme le CCIF dans l’accompagnement juridique des victimes d’islamophobie, connue pour ses partenariats avec la Ligue de défense des droits de l’homme (LDH), cette association militante née des mouvements sociaux de gauche embrassait pourtant elle aussi des moyens légalistes.

En l’absence de réaction, le ministère de l’intérieur peut ainsi durcir son offensive en toute tranquillité. Le 4 octobre, Gérald Darmanin a pressé les préfets de France, réunis en visioconférence, d’accélérer encore le rythme des contrôles et de se saisir des nouveaux outils de la loi « confortant le respect des principes de la République » (promulguée cet été), tel le délit de « séparatisme ». Puni de cinq ans de prison, celui-ci est censé « protéger les élus et agents publics contre les menaces ou violences pour obtenir une exemption ou une application différenciée des règles du service public ».

Des enfants arrêtés pour suspicion d’apologie du terrorisme

En coulisses, quelques hauts fonctionnaires trouvent bien ce bréviaire indigeste. Pour autant, le ministre de l’intérieur rencontre peu d’obstacles. Une semaine à peine après cette « séance », le gouvernement procédait ainsi aux gels des avoirs de deux nouvelles associations cultuelles rattachées à des mosquées, celle d’Allonnes dans la Sarthe – dont Gérald Darmanin vient d’annoncer mardi la fermeture pour six mois – et celle d’Elsau à Strasbourg.

« On y faisait l’apologie du djihad, de la mort en martyr, du terrorisme et de la haine », a déclaré le porte-parole du gouvernement, le 13 octobre, après une descente de police dans la mosquée sarthoise. Le parquet du Mans a ainsi ouvert une enquête pour « apologie de terrorisme » et « provocation à commettre des actes terroristes ».

L’affaire est grave. Elle prend néanmoins des allures de farce quand on sait que la préfecture de la Sarthe, qui a paraphé les documents de fermeture de la mosquée sur demande du ministre de l’intérieur, avait invité début mai, via son « bureau chargé de l’ordre public, de la prévention de la délinquance et de la radicalisation », le président de ladite mosquée à participer aux très sélectes « assises territoriales de l’islam ».

Un président auquel la préfecture avait décerné, en février 2021, la « médaille d’honneur régionale départementale et communale », une décoration estampillée… « ministère de l’intérieur ».

Depuis un an, en fait, on aura tout vu ou presque : des imams visités par les services de renseignement et priés de donner, à cette occasion, leur avis sur la loi « séparatisme » en cours d’examen ; des enfants arrêtés au petit matin pour suspicion d’apologie du terrorisme et placés en garde à vue plusieurs heures (parfois menottés) avant d’être rendus à leurs parents sans poursuite judiciaire ; des policiers débouler dans une mosquée parisienne, devant une trentaine d’enfants présents pour leur cours de catéchisme musulman du samedi matin.

C’était la mosquée Omar, dans le XIarrondissement, en octobre 2020. Résultat ? Toujours aucune procédure judiciaire à l’horizon. Du jour au lendemain, la préfecture a néanmoins exigé la fermeture de la classe d’arabe et de Coran. Pas pour des raisons liées à l’islam radical, mais pour des motifs administratifs : la préfecture reproche entre autres à l’association de n’avoir pas enregistré ses cours sous la bonne catégorie d’établissement accueillant du public. Depuis, ils se font en visioconférence et la mosquée a dû proposer une aide psychologique auprès des élèves et des enseignantes.  

Des associations se voient reprocher leurs protestations publiques aux dissolutions du CCIF ou de BarakaCity.

Des imams ont aussi été réveillés à l’aube pour des perquisitions administratives qui n’ont débouché, là encore, sur aucune enquête. C’est le cas d’Abdourahmane Ridouane, imam de Pessac, qui a vu son domicile fouillé en octobre 2020, sa mosquée, son ordinateur et son téléphone portable. Depuis ? « Aucune nouvelle », affirme-t-il à Mediapart.

LIRE AUSSI

Sur demande du ministre de l’intérieur, des procédures ont par ailleurs été engagées pour déchoir des mosquées de leur statut cultuel, comme à Pantin et Noisy-le-Grand, en Seine-Saint-Denis. En plus des griefs « attendus » (certains membres de son conseil d’administration appartiendraient ou auraient appartenu à des mouvances liées à l’islamisme radical, a fait valoir la préfecture de Seine-Saint-Denis sans plus de précisions), le responsable de l’association cultuelle de Noisy-le-Grand se voit reprocher ses protestations publiques aux dissolutions du CCIF ou de BarakaCity.

Les associations sont prises dans un engrenage : une première dissolution provoque des critiques publiques, qui entraînent en cascade de nouvelles procédures. « Des décisions administratives viennent nourrir d’autres décisions administratives, alors qu’avant on visait des hommes et des femmes en lien avec le terrorisme dans des dossiers judiciarisés », dénonce MSefen Guez Guez, avocat du CCIF. Selon l’avocat, le ministère souhaite « par tous les moyens laisser entendre que les dossiers sont tous liés pour faire croire qu’une immense toile islamiste s’est tissée en France ».

Pourtant, dans les deux cas (Pantin et Noisy-le-Grand), aucun volet judiciaire n’a été enclenché contre les établissements ou leurs représentants religieux, confirme le parquet de Bobigny à Mediapart.

Rarement en France une population aura autant fait l’objet de procédures administratives en raison de son origine ou de sa confession supposée ou réelle.

Dans d’autres situations, Gérald Darmanin est allé jusqu’à pousser purement et simplement des imams à la démission, en usant de chantage : c’est ça ou la fermeture du lieu de culte.

La pression a pu également survenir à la suite d’un tweet d’une élue d’extrême droite. L’histoire se déroule à Saint-Chamond dans la Loire, en juillet dernier. C’est l’Aïd, et l’imam de la mosquée dont le prêche est filmé en direct récite une sourate du Coran. Dans la foulée, une conseillère municipale du Rassemblement national reprend l’extrait dans un tweet en le déformant. Deux jours plus tard, le ministre de l’intérieur exige la démission du religieux.

Ce même 22 juillet, le ministre réclame publiquement la démission d’un autre imam, celui de Gennevilliers. En cause : un prêche « très vindicatif »« Il aurait accusé les femmes de manquer de pudeurvisant particulièrement celles qui partagent sur les réseaux sociaux des leçons de maquillage ou des tenues qui mettent en valeur les formes de leur corps, qui sont habitées par Sheitan », a fait valoir le ministre de l’intérieur dans une lettre au préfet des Hauts-de-Seine. Le religieux a déposé plainte auprès de la Cour de justice de la République contre Gérald Darmanin, peu après, pour « abus d’autorité, entrave à la liberté d’expression et la liberté de réunion et entrave à la liberté de culte »

Les particuliers, depuis un an, ne sont pas en reste. Certains ont perdu soudainement leur travail, à l’image de Yazid B. Chauffeur de bus de 42 ans, il travaille à l’aéroport de Roissy. Le 27 octobre 2020, la préfecture de police de Paris lui retire son habilitation lui permettant d’accéder à la zone de sûreté de la plateforme aéroportuaire, en faisant valoir des éléments « classifiés ». Autrement dit : des notes blanches des services de renseignement. Impossible désormais de travailler. Le conducteur fait appel : le tribunal administratif de Montreuil l’a depuis rétabli dans son bon droit en annulant la décision du préfet.

Cette liste non exhaustive est éloquente. Rarement en France une population aura autant fait l’objet de procédures administratives en raison de son origine ou de sa confession supposée ou réelle.

À côté des 24 000 contrôles, le bilan de l’état d’urgence qui a suivi les attentats de 2015 paraîtrait presque pâle. Il avait abouti à « 3 284 perquisitions administratives, 392 assignations à résidence, une dizaine de fermetures de lieux de culte, moins d’une dizaine d’interdictions de manifester », selon un rapport de la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH, assimilée à une autorité administrative indépendante) publié en 2016. À l’arrivée, vingt-neuf infractions en lien avec le terrorisme avaient été constatées, dont six seulement ont abouti à la saisine du parquet antiterroriste.

Et aujourd’hui ? Impossible à dire. L’association Action droit des musulmans (ADM) est l’une des rares, depuis la dissolution du CCIF, à fournir encore un accompagnement juridique. Sur les vingt-deux cas de perquisition administrative suivis par ses équipes, « quinze font l’objet d’un recours à la cour d’appel », liste ADM.

LIRE AUSSI

Mais aucune enquête parlementaire, aucun rapport n’est venu apporter un minimum de transparence sur ces milliers d’opérations menées dans la plus grande opacité. La raison ? « En 2016, nous avions été saisis par la commission des lois de l’Assemblée nationale et nous avions mis en place un formulaire de contact pour que nous soyons alertés directement », rappelle un membre de la CNCDH, en expliquant que rien de tel ne s’est produit cette fois.

Une seule certitude : pour faire grossir son bilan, Gérald Darmanin n’hésite pas, depuis un an, à maquiller ses chiffres. Déjà détaillée par Mediapart, la manœuvre consiste à faire passer les contrôles liés à des questions d’ordre sanitaire ou de sécurité des locaux pour des opérations en lien avec la lutte contre l’islam radical. Qu’il s’agisse de la fermeture de lieux de culte ou de commerces.

L’hebdomadaire Politis a raconté le cas d’un réfugié syrien, patron d’un restaurant à Saint-Lô (Manche), dont la fermeture administrative avait été instrumentalisée par le ministère de l’intérieur à l’occasion de la présentation de chiffres aux médias, le 18 novembre 2020. « Les contrôleurs m’ont dit que mettre le poulet et la salade dans le même réfrigérateur, c’était interdit, que je n’avais pas le droit de mettre l’étiquette “hallal” », témoignait alors le restaurateur. 

Un méga « parquet administratif » place Beauvau

Ces dernières semaines, le ministère de l’intérieur semble vouloir centraliser encore davantage ces contrôles, organisés depuis 2019 par les cellules départementales de lutte contre l’islamisme et le repli communautaire (CLIR). Ultra-opaques, elles avaient conservé une petite autonomie vis-à-vis du ministère du fait de leur ancrage territorial. Le gouvernement semble déterminé à y mettre fin.

Les services de Gérald Darmanin travaillent en effet à la mise sur pied d’une nouvelle entité : le « BI2A ». D’après nos informations, ce « bureau de l’instruction et de l’action administrative », qui recrute en ce moment des cadres, est présenté par la Place Beauvau comme un méga « parquet administratif ».

Placé sous la tutelle de la sous-direction des polices administratives, ce nouvel office « composé de 11 fonctionnaires de catégorie A […] sera dirigé par un administrateur civil et un adjoint (issu du corps de commandement et de conception de la police nationale) », d’après une fiche de poste publiée le 13 octobre.

Sa mission ? Produire et organiser de manière « proactive » les « mesures de fermeture de lieux de culte et de dissolution d’associations », mais aussi « les mesures individuelles de contrôle administratif et de surveillance, les gels des avoirs et les interdictions de sortie du territoire ». En clair : tout piloter d’en haut et accroître encore les pouvoirs du ministère de l’intérieur.

Quant à savoir qui contrôlera les contrôleurs de ce nouveau « parquet administratif », afin qu’il ne se transforme pas en un monstre bureaucratique et kafkaïen, mystère… Malgré les demandes répétées d’éclairage auprès du ministère de l’intérieur et des préfectures, Mediapart trouve depuis un an systématiquement porte close sur ces sujets.

L’ONU interpelle, le gouvernement évacue

L’attitude taiseuse du ministère de l’intérieur n’est, du reste, pas réservée à la presse. Le 1er mars dernier, le Haut Commissariat aux droits de l’homme de l’ONU interpellait la France sur la loi « séparatisme » alors en discussion à l’Assemblée et sur la dissolution du CCIF en ces termes : « La suspension d’une association et sa dissolution forcée sont parmi les atteintes les plus graves à la liberté d’association. Elles ne devraient donc être possibles qu’en cas de danger manifeste. »

L’organisation internationale exigeait du gouvernement français qu’il lui transmette des éléments pour justifier ces mesures, tels que des statistiques de dissolutions d’associations. L’exécutif devait également apporter les garanties que les mesures à venir respecteraient les standards internationaux en matière de droits de l’homme.

« Ce que tout cela montre, c’est un décrochage de la France dans le respect des standards internationaux en matière de droits de l’homme »

 Un membre de la CNCDH

Preuve de la gravité, cette « lettre d’allégation » était signée conjointement par cinq rapporteurs spéciaux siégeant auprès du Haut Conseil aux droits de l’homme de l’ONU à Genève. Elle faisait 13 pages. La réponse de la France, lacunaire, tient sur trois. Et il aura fallu deux mois à la représentation française siégeant auprès de l’ONU pour la rédiger.

« Normalement, ces échanges auraient dû rester secrets. Le fait que l’ONU décide de les rendre publics manifeste un énorme mécontentement diplomatique. L’organisation est furieuse », analyse un membre de la CNCDH, rompu aux arcanes de l’ONU. « Ce que tout cela montre, c’est un décrochage de la France dans le respect des standards internationaux en matière de droits de l’homme. »

En l’absence de contrôle parlementaire, Gérald Darmanin peut tranquillement continuer d’alimenter dans les médias français, qui lui tiennent micro ouvert, la chronique de sa lutte contre « l’hydre islamiste », sans se soucier du reste, porté par un débat public recroquevillé sur des thématiques obsessionnelles qu’il a lui-même nourries.

D’autant que les institutions représentatives du culte musulman jouent les grandes muettes. « Il appartient aux associations concernées de saisir la justice afin de défendre leur droit et de faire toute la lumière sur les accusations dont elles font l’objet », fait simplement savoir Mohammed Moussaoui, le patron du Conseil français du culte musulman (CFCM), à Mediapart.

En attendant, les principaux concernés, sur le terrain, se terrent dans le silence. Contacté par Mediapart, le Défenseur des droits indique n’avoir recensé aucune saisine de ses services durant la période. La peur, peut-être ?