Du Racisme d’État ? Mais non mon bon monsieur, c’est du pragmatisme préventif…
RATP: des agents de sûreté musulmans licenciés pour rien
Par Louise Fessard , Médiapart
Au sein de la RATP, depuis les attentats de 2015, plusieurs agents de sûreté musulmans, ou supposés tels, ont connu des difficultés de renouvellement de leur autorisation de port d’armes, pouvant aller jusqu’à provoquer leur révocation sans qu’ils puissent se défendre.
Un an et demi après la fin de l’état d’urgence, sa logique continue d’affecter la vie de certains Français, suspectés de radicalisation dans un contexte post-attentats. À la RATP, plusieurs agents de sûreté musulmans ou supposés tels ont connu des difficultés de renouvellement de leur autorisation de port d’armes, pouvant aller jusqu’à provoquer leur révocation sans qu’ils puissent se défendre.
Le 21 mai, la chambre sociale de la cour d’appel de Paris examinait ainsi le cas d’un ancien agent de sécurité de la RATP, licencié le 17 décembre 2015 après avoir perdu son autorisation de port d’armes et avoir fait l’objet d’une perquisition administrative.
Ayant obtenu l’annulation par la justice administrative de cette décision d’abrogation de son port d’armes, l’ancien agent, âgé de 41 ans et père de famille, demande sa réintégration par la RATP. Devant la cour, son avocat, Me Claude Benjamin Mizrahi, a présenté cet « ancien champion de lutte gréco-romaine » comme une « victime collatérale des attentats de 2015 ».
Pendant 16 ans, Imran* a patrouillé pistolet au ceinturon à bord des bus, du métro, du RER et des tramways dans toute l’Île-de-France. Il faisait partie des quelque 1 000 agents du Groupe de protection et de sécurité des réseaux (GPSR) chargés de sécuriser le réseau de la RATP. Le 20 octobre 2015, sa hiérarchie l’informe que la préfecture de police de Paris vient d’abroger son port d’armes. « Au départ, j’ai cru que j’étais convoqué pour une promotion comme moniteur. Ça m’a coupé les jambes. »
La lettre de la préfecture de police ne dit rien des faits qui lui sont reprochés. « Il ressort des informations communiquées que le comportement de Monsieur X est de nature à laisser craindre une utilisation dangereuse pour autrui des armes qui lui sont confiées pour assurer ses missions », lit-on simplement.
Dans la foulée des attentats du 13-Novembre qui ont fait 130 morts à Paris, l’agent, jusqu’alors apprécié de sa hiérarchie, est convoqué à un conseil de discipline fixé au 27 novembre. « Mon cadre était estomaqué, se souvient Imran. Il m’a dit : “Je n’ai jamais vu ça, la PDG [Élisabeth Borne, aujourd’hui ministre des transports – ndlr] ne veut plus de vous.” »
Avant même la tenue de ce conseil, son licenciement est annoncé dans un article du Parisien du 17 novembre consacré à l’« inquiétante montée religieuse à la RATP ». L’agent y est présenté comme fiché S. « Suite aux attentats du Bataclan, son dossier a été le premier à être mis en avant et la décision était prise d’avance », affirme Christian Pelletier, ancien syndicaliste Sud RATP qui l’a défendu lors du conseil de discipline.
Extrait du « Parisien » du 17 novembre 2015.
Après les attentats de Paris, la RATP avait fait l’objet de plusieurs articles l’accusant d’« abriter des musulmans radicaux ». En cause, le bref passage à la RATP d’un des terroristes du Bataclan, Samy Amimour. Le jeune homme avait travaillé pendant 15 mois comme machiniste à Saint-Denis (Seine-Saint-Denis) avant de démissionner en 2012. Des agents, dont un syndicaliste de la CFDT RATP, s’alarment alors dans les médias du refus de certains agents de serrer la main aux femmes, de conduire après elles, ainsi que de prières sur le lieu de travail. Si des cas réels d’atteinte à la laïcité ont existé, ils sont restés minoritaires, nous indiquent aujourd’hui tous nos interlocuteurs.
Le 10 décembre au petit matin, Imran subit une perquisition administrative à son domicile dans les Hauts-de-France, ainsi que dans les locaux de son association qui abrite une salle de prière, du soutien scolaire et des cours d’arabe. « Quelques jours après la perquisition, les RG de mon secteur sont venus à la maison, on a pris le café et ils m’ont dit que tout ça ne venait pas d’eux mais de la préfecture de police de Paris », assure-t-il.
Le 17 décembre, il est révoqué pour faute grave par la RATP, qui met en avant l’impossibilité pour lui d’exercer le métier d’agent de sécurité du fait de l’abrogation de son autorisation de port d’armes. Ce n’est qu’en contestant son retrait de port d’armes devant la justice qu’Imran découvre ce qui lui est reproché, dans deux notes blanches produites par la préfecture de police.
Le tribunal administratif d’Amiens lui a donné raison le 24 mai 2018 en soulignant que le préfet de police de Paris s’était « fondé sur des faits dont la matérialité n’était pas établie ou qui ont fait l’objet d’une appréciation manifestement erronée ».
Selon cette décision de justice, les services de renseignement reprochaient à l’agent d’appartenir au « mouvement fondamentaliste tabligh » ainsi que de « nombreux voyages en Inde et au Pakistan », qu’il a démentis. Il était également accusé de faire du « prosélytisme » au sein de son association de quartier, ainsi que de « concourir au développement d’un fort sentiment de communautarisme » au sein de la RATP.
Ces accusations ont été démenties par « des témoignages concordants de ses collègues des deux sexes, mais aussi de sa hiérarchie directe, ainsi que de personnes côtoyées dans le cadre de ses activités sportives qui ne relèvent ni du prosélytisme, ni de l’attitude communautariste », indique le tribunal administratif. Ni le parquet ni la préfecture de police n’ont fait appel.
Selon Imran, beaucoup des éléments nourrissant ces notes blanches ne pouvaient venir « que de la RATP ». « Quand j’ai vu les notes blanches, j’ai été rassuré : tout était faux, je n’ai jamais mis un pied au Pakistan, je tape le foot avec mes collègues femmes, etc. », assure-t-il.
Imran n’a cependant jamais été réintégré. « Si tant est que le principe de précaution soit nécessaire et légitime, cela ne saurait à aucun moment pouvoir justifier le recours à l’arbitraire par le biais d’un amalgame entre origines, religion et terrorisme », regrette son avocat, Me Claude Benjamin Mizrahi.
La loi prévoit deux cas où les agents de sûreté de la SNCF et de la RATP « ne peuvent être affectés ou maintenus dans ce service interne de sécurité » : s’ils ont fait l’objet d’une « condamnation » ou s’ils ont commis des actes « contraires à l’honneur, à la probité ou aux bonnes mœurs ou de nature à porter atteinte à la sécurité ».
Bien que la perte du permis de port d’armes puisse avoir de nombreuses raisons et ne constitue pas en soi une faute disciplinaire, la RATP procède presque systématiquement au licenciement des agents concernés depuis les attentats. « Lorsque le port d’armes est abrogé, la RATP sort tout d’abord l’agent du terrain et, constatant que le contrat de travail d’agent GPSR ne peut plus être exécuté, procède à son licenciement », justifie la RATP. Et ce, en dépit d’une décision de justice du 16 février 2018 qui lui intime d’essayer de reclasser les agents concernés sur un autre métier de l’entreprise.
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Le conseil des prud’hommes de Paris a toutefois, en janvier 2017, rejeté le recours de l’ex-agent de sûreté contre son licenciement, en reprenant l’argumentation de la RATP selon laquelle il ne pouvait plus « remplir l’obligation principale de son contrat de travail ».
Me Claude Benjamin Mizrahi accuse la régie d’avoir procédé à « un arbitrage discriminatoire » en ne le reclassant pas dans un autre métier, comme elle l’aurait selon lui fait pour d’autres agents ayant perdu leur port d’armes. « C’est la double peine : vous vous appelez X, vous êtes musulman, et d’un coup vous allez devenir un serial killer dans les wagons de la RATP », lance-t-il devant la chambre sociale de la cour d’appel de Paris.
L’avocat de la RATP, Me Eric Manca, dément, lui, toute obligation de reclassement, ainsi que toute discrimination. « Dans la lettre de licenciement, il n’y a pas, ne serait-ce que par périphrase, d’allusion à un patronyme, une religion, ou un des 23 autres critères légaux de discrimination », argue-t-il. La cour d’appel de Paris rendra sa décision le 2 juillet .
Des contrôles plus poussés après les attentats de 2015
Dans la foulée des attentats du 13 novembre 2015, un autre agent du GPSR, musulman, a été révoqué pour faute le 16 janvier 2016 par la RATP après une perquisition administrative, une assignation à domicile dans le Val-d’Oise et l’abrogation de son autorisation de port d’armes par la préfecture de police.
Présenté comme fiché S dans les médias, cet ancien agent, qui n’a pas souhaité répondre à nos questions, a lui aussi depuis obtenu raison devant la justice administrative. En mars 2016, le tribunal administratif de Cergy-Pontoise a annulé l’arrêté d’assignation à domicile le visant. Comme Le Canard enchaîné l’avait révélé, lors de l’audience, deux supérieurs évoquèrent « un agent sans histoire, qui fait son travail et n’a aucune attitude particulière avec le personnel féminin ».
Et le 14 décembre 2016, le tribunal administratif de Paris a annulé son abrogation de port d’armes en jugeant « peu précis et peu circonstanciés » les éléments de la note des renseignements sur laquelle le préfet de police de Paris s’était appuyé.
Point important : le tribunal souligne que « la circonstance, avancée par le préfet de police, que la RATP connaît depuis plusieurs mois une recrudescence de faits de radicalisation, n’est pas de nature à justifier la mesure prononcée à l’encontre de M. X ». Mais là encore, l’agent n’a jamais retrouvé son travail à la RATP.
« Ils ont mis deux familles au taquet : beaucoup de couples auraient déjà divorcé, dit Imran*, qui vit désormais du RSA avec sa famille. Je suis pratiquant, je fréquente les mosquées, ça n’a jamais été un tabou. Je me sens souillé intérieurement, et ma femme aussi. »
Plusieurs autres agents du GPSR, de confession musulmane ou issus de l’immigration maghrébine, ont depuis connu des difficultés de renouvellement de leur autorisation de port d’armes par la préfecture de police de Paris, pouvant aller jusqu’à la révocation.
Le 9 mai, le tribunal administratif de Paris a donné raison à deux agents du GPSR qui contestaient l’abrogation de leur autorisation de port d’armes. Agent de sécurité depuis cinq ans, Lotfi*, 38 ans (dont nous avions raconté l’histoire ici), avait perdu son port d’armes en août 2018. Il a été licencié par la RATP en décembre 2018, pour avis d’incompatibilité, à la suite d’une enquête administrative du ministère de l’intérieur. Le tribunal administratif a annulé son abrogation de port d’armes au motif que le préfet de police s’était uniquement fondé sur le fait qu’il était inscrit au fichier de traitement des signalements pour la prévention de la radicalisation à caractère terroriste (FSPRT), sans apporter « aucune précision sur des faits qui auraient pu être commis ».
Le tribunal administratif a également annulé l’avis d’incompatibilité du ministère de l’intérieur au motif que ce dernier ne produisait « aucun élément factuel qui permettrait de démontrer que M. X constituerait une menace pour la sécurité ou l’ordre publics ».
Agent de sécurité depuis 15 ans, Youssef*, 45 ans, a, lui, vu son permis abrogé en 2018, mais il a pu continuer à exercer au sein du GPSR, ayant obtenu la suspension de ce retrait par le juge des référés du tribunal administratif de Paris. Contrairement à Lotfi*, il a bénéficié du soutien de son employeur, la RATP, qui lui a laissé quatre mois pour se reclasser au sein de la régie. L’un de ses supérieurs l’a accompagné lors de sa convocation à la préfecture de police dans le cadre de l’enquête administrative.
Pour motiver sa décision, le préfet de police de Paris avait mis en avant son fichage au FSPRT en 2016. Il avait aussi argué qu’il avait fait l’objet d’une note « classée confidentiel défense » de la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) qu’il n’a pas produite. Mais Youssef a découvert incidemment que sa fiche n’était plus active. Lors de l’audience le 17 avril devant le tribunal administratif, son avocate, Me Célia Jeudi, s’est étonnée de cette « attitude dolosive du ministère de l’intérieur qui savait que M. X n’était plus fiché au FSPRT […] et laisse planer le doute alors qu’il n’y avait aucun doute possible ».
Le tribunal administratif a annulé le 9 mai l’abrogation de son permis de port d’armes au motif que « le préfet de police n’apporte aucune précision sur des faits qui auraient pu être commis ». Toujours employé à la RATP, Youssef a cependant demandé à quitter le GPSR, ne voulant pas risquer de revivre une telle stigmatisation de la part de la préfecture de police lors du prochain renouvellement de son port d’armes.
Plusieurs agents du GPSR évoquent sous le couvert de l’anonymat une « chasse aux sorcières » qui viserait les agents de confession musulmane ou portant un nom d’origine arabe, ce que la préfecture et la RATP démentent formellement.
Les agents du GPSR, armés de pistolets, doivent obtenir une autorisation de port d’armes de la préfecture de police de Paris, renouvelable tous les cinq ans après enquête administrative. En temps ordinaire, la préfecture de police de Paris renouvelle ces ports d’armes après une simple enquête de voisinage et un entretien d’une vingtaine de minutes avec un OPJ. Mais après les attentats de 2015, elle a renforcé ses enquêtes administratives. Les délais de traitement se sont considérablement allongés. Selon un document syndical, une quarantaine d’agents du GPSR se sont ainsi retrouvés désœuvrés dans l’attente du renouvellement de leur port d’armes entre novembre 2015 et mars 2016.
Selon plusieurs agents du GPSR, ces contrôles de la préfecture de police ont été particulièrement poussés pour les salariés musulmans. « Tous ceux pour qui ça traînait étaient musulmans, explique un agent sous le couvert de l’anonymat. Qu’il y ait des vérifications après les attentats est légitime, mais que cela prenne autant de temps et ait autant d’impact est anormal. »
« C’est ciblé, estime aussi Marc Brillaud, délégué syndical Sud-RATP au département sûreté. Et quand ils vont au tribunal administratif, la plupart gagnent, car le retrait n’était pas fondé. » Ni la préfecture de police de Paris ni la RATP n’ont souhaité nous communiquer le nombre de refus de renouvellement ou d’abrogations de port d’armes d’agents du GPSR, ni les motifs les plus courants.
Brahim*, un ancien pompier volontaire et instructeur durant son service militaire, s’est ainsi vu retirer son permis de port d’armes en novembre 2015. Jusqu’alors affecté à l’armurerie du GPSR, cet agent expérimenté s’est retrouvé désœuvré pendant plus d’un an, le temps de l’enquête administrative. Aucune raison ne lui a été avancée par la préfecture de police. Son principal tort, après 23 ans au GPSR, cinq lettres de félicitation de sa hiérarchie et une médaille de la RATP pour avoir interpellé un violeur récidiviste recherché par la police, semble d’être musulman pratiquant et de porter une barbe d’une semaine.
Convoqué à la préfecture de police de Paris en janvier 2017, l’agent se voit reprocher… d’avoir obtenu un poste en service du matin, à la gare de Lyon. « L’enquête des agents de la préfecture de police était très légère, ils ne comprenaient pas pourquoi il avait demandé un poste de 4 h 40 à 12 h 45, alors que c’était pour aider sa femme qui fait famille d’accueil pour des enfants placés, dit son avocat, Me Claude Benjamin Mizrahi. C’est apparu suspect dans la période post-attentats. Mais ils n’étaient absolument pas au courant de son activité de famille d’accueil, ni de son passé militaire, ni de ses lettres de félicitations. » Brahim a depuis retrouvé son permis de port d’armes en février 2017. Il a repris ses patrouilles au sein du GPSR, mais à 48 ans, il est persuadé que son évolution de carrière est terminée.
« On m’a inquiété comme si j’étais un terroriste »
Deux agents de sûreté de la RATP se sont quant à eux vu reprocher par la préfecture de police de Paris de trop fréquenter des musulmans. En décembre 2016, Thomas* reçoit ainsi une lettre du préfet de police lui indiquant que « l’enquête administrative a révélé des éléments qui [le] conduisent à envisager de ne pas renouveler [son] port d’armes ». Il est convoqué à la préfecture de police en janvier 2017. « La seule chose qui lui a été reprochée était d’avoir des collègues musulmans qu’il invitait régulièrement chez lui alors qu’il est catholique », dit Me Mizrahi qui l’a accompagné rue des Morillons dans le XVe arrondissement. Il n’a retrouvé son permis qu’en janvier 2018, plus d’un an après.
Dans un rapport adressé à sa hiérarchie, un autre agent du GSPR relate avoir été convoqué par la préfecture de police en janvier 2017. Cet agent porte un nom d’origine marocaine, mais n’est pas musulman selon ses collègues. « Il semblerait que je sois un musulman radicalisé. Que je fasse la prière sur mon lieu de travail. Que je refuse de conduire un véhicule auparavant utilisé par une femme. Que je refuse également de serrer la main de mes collègues féminins », écrit-il dans un document que nous avons pu consulter, dénonçant des « informations erronées ». On lui aurait aussi « fait comprendre [qu’il aurait] trop d’affinités avec des collègues musulmans et [qu’il aurait] eu trop tendance à travailler en leur compagnie ».
Plusieurs des agents de sûreté musulmans mis en cause ont le sentiment d’avoir été « salis ». L’un d’eux est persuadé, que même s’il a été « blanchi », il ne passera jamais agent de maîtrise. « Les collègues se mettent à l’écart, vous êtes considéré comme terroriste », dit-il.
En colère et profondément blessé, un autre agent dénonce des « enquêtes bâclées » de la part de la préfecture de police de Paris. « Je suis une personne lambda, un musulman qui respecte tout le monde, dit-il. Je vais à la mosquée, je fais le ramadan, je porte une barbe, et on m’a inquiété comme si j’étais un terroriste. »
Alors que cet agent, qui a finalement obtenu raison devant la justice, s’attendait à recevoir des éléments précis lors de sa convocation à la préfecture de police, les fonctionnaires présents sont restés, selon lui, silencieux. « Ils m’ont dit : “Écoutez, monsieur, on vous reçoit à votre demande, on n’a rien à vous dire, à vous de vous défendre”, s’indigne-t-il. On vous condamne sur des suspicions, Pour moi, c’est une forme de racisme. La France est en train de nous dire : arrêtez d’être musulmans, on ne veut plus de vous dans notre pays. »
Contactée, la RATP renvoie la responsabilité sur la préfecture de police, « seule compétente pour délivrer ou non les autorisations et renouvellement de ports d’armes aux agents du GPSR ». « La RATP n’intervient pas dans ce dispositif, est dépendante des retours de la préfecture de police, et doit s’adapter à ceux-ci », rappelle la régie.
La RATP dit cependant comprendre que ces autorisations, qui représentent « des enjeux importants pour le corps social et des responsabilités élevées », fassent « l’objet d’une attention soutenue de la part des pouvoirs publics ». Mais certains agents soulignent que les éléments avancés contre eux par la préfecture de police de Paris ne peuvent venir que de leur employeur.
C’est le cas d’Abou*, un agent travaillant aux ressources humaines du département sûreté. Abou* porte la barbe et se définit comme « musulman pratiquant » et refuse le qualificatif de salafiste du fait « des amalgames faits avec le terrorisme ».
Quelques jours après les attentats, le 20 novembre 2015, il a été convoqué par le directeur du département de sûreté de la RATP, Stéphane Gouault, un policier en détachement de la préfecture de police. Ce dernier lui a reproché de ne pas serrer la main aux femmes du service, ce qui, selon le guide de la laïcité instauré en 2013 par la RATP, « ne peut donner lieu à lui seul à une sanction disciplinaire ». « Je ne serre pas la main aux femmes depuis novembre 2013, ma hiérarchie était au courant et ça ne posait pas de problème », s’insurge Abou. L’agent justifie ce refus pour des motifs religieux, « par respect pour les femmes ». Dans une attestation, son ancienne supérieure hiérarchique écrit qu’ils ont pendant neuf ans « toujours travaillé ensemble dans un excellent état d’esprit ».
Le 24 mars 2016, son domicile en Seine-Saint-Denis a fait l’objet d’une perquisition administrative en présence de sa femme enceinte et de son jeune enfant. Le tribunal administratif de Montreuil a annulé le 15 novembre 2016 l’arrêté du préfet de Seine-Saint-Denis ordonnant cette perquisition, au motif qu’il était insuffisamment motivé.
Dans des notes blanches des services de renseignement produites pour justifier la perquisition, la préfecture mentionne que le salarié avait, « selon une source confidentielle, attiré l’attention de sa hiérarchie dans son travail en raison de son attitude agressive envers ses collègues féminines » auxquelles il refusait de serrer la main.
Selon ces notes, le salarié avait refusé d’observer la minute de silence en hommage aux victimes de l’attentat du 13 novembre 2015. « J’avais posé un congé pour donner mon sang pour les victimes des attentats », conteste le salarié, attestation de l’Établissement français du sang (EFS) à l’appui. Il lui était aussi reproché entre autres sa barbe « bien fournie » et le port de la « tenue traditionnelle des salafistes » à son domicile. Ainsi que d’avoir favorisé l’embauche au GPSR d’un des deux agents révoqués dans la foulée des attentats. « Je ne le connaissais même pas », dit Abou* Ces accusations ne peuvent, selon lui, émaner que de son employeur, la RATP.
L’agent est en congé longue maladie depuis janvier 2017. « On ne veut pas reconnaître votre travail, vous vous faites perquisitionner, dénoncer injustement par votre employeur, vous passez pour un terroriste, vous êtes bloqué quand vous passez à l’aéroport, c’est lourd psychologiquement, dit-il. On m’a sali, on a détruit ma réputation. Aujourd’hui, mes voisins ne me parlent pas, car ils ont vu les policiers débarquer chez moi. Le seul problème est que je suis de confession musulmane et que je porte la barbe. »
Pour Kamel Labidi, son ancien collègue, la RATP est allée trop loin. « On peut trouver ça ignoble de ne pas serrer la main aux femmes mais de là à ce qu’il soit fiché S…, s’exclame l’agent, aujourd’hui déclaré inapte. Ce n’est pas quelqu’un de dangereux. Ils ont signalé aux services de renseignement des personnes qui portaient la barbe, ou ne serraient pas la main à des femmes. La RATP s’est servie de ça pour faire le ménage [au département sûreté ]. »
À la suite des attentats de 2015, la RATP a poussé à l’adoption de la loi Savary du 22 mars 2016 qui autorise les transporteurs publics à demander des enquêtes administratives sur des candidats à l’embauche ou des salariés sollicitant une mutation. Ces enquêtes permettent de vérifier que le profil des candidats à des postes sensibles, comme conducteur de métro, de bus ou agent de sûreté, « n’est pas incompatible avec l’exercice des fonctions ou des missions envisagées ». Mais l’application de cette loi donne également lieu à plusieurs contentieux devant la justice. La plupart concernent des agents musulmans ou d’origine maghrébine, même si d’autres profils peuvent être concernés (lire notre article).
« Il y a eu des abus et la direction a dû prendre des mesures »
Première entreprise publique à avoir ouvert ses recrutements aux étrangers et l’un des principaux employeurs en Île-de-France avec 4 700 postes ouverts en 2019, la RATP s’offusque qu’on pose la question d’une possible discrimination. « Nous nous inscrivons totalement en faux par rapport à ces accusations, qui n’ont aucune base sérieuse », répond son service communication.
Dans la foulée des attentats de 2015, Christophe Salmon, CFDT RATP, avait dénoncé des dérives et évoqué « un système où certains agents refusent de saluer une femme, arrivent en retard pour faire leur prière, ou même prient sur place ». Ainsi que des hommes « qui refusent de reprendre un bus conduit par une femme ». En tant qu’entreprise de service public, la RATP applique les principes de neutralité de ses agents. Son règlement intérieur prévoit que les agents s’engagent « à proscrire toute attitude ou port de signe ostentatoire pouvant révéler une appartenance à une religion ou à une philosophie quelconque ».
Ce qui explique par exemple que, contrairement aux entreprises privées, elle interdise toute prière au sein de l’entreprise, « y compris durant le temps de pause et que les agents soient au contact du public ou non », nous précise son service de communication.
En 2013, un guide de la laïcité, corédigé avec l’Observatoire de la laïcité, a été distribué pour aider les managers à régler des cas pratiques : port de signe religieux ostentatoire, demandes de jours de congés pour des fêtes religieuses, prière pendant les heures de travail, etc. Sans qu’elle ne soit jamais nommée, la religion musulmane est manifestement concernée par la plupart des questions abordées.
Kamel Labidi, ancien agent de sûreté de la RATP et ex-syndicaliste au SAT-RATP, se remémore lui aussi, « surtout dans le département bus, qu’il était question d’agents qui ne serraient pas la main des femmes ou allaient prier sur leur temps de pause ». Toutefois, nuance-t-il, « on est sur des questions de laïcité, mais pas de radicalisation et encore moins de terrorisme ».
« Il y a eu des abus et la direction a dû prendre des mesures, explique un agent du GPSR. Des personnels RATP faisaient la prière sur le lieu de travail. Certains plaçaient la religion avant le métier, mais on était très loin du salafisme ou de la radicalisation. Cela concernait plutôt des machinistes. »
Après les attentats de 2015, les sanctions ont été renforcées selon la direction de la RATP qui évoque « 5 à 6 licenciements par an, avec une tendance à la baisse en 2018 ». « Ils attendent souvent d’avoir plusieurs éléments constitutifs d’une faute, comme un retard, un petit accident, qu’ils compilent avec la prière musulmane pour lancer une procédure disciplinaire de licenciement », explique sous couvert de l’anonymat un salarié de la RATP qui a défendu plusieurs collègues concernés.
Même, selon lui, quand les prières ont lieu en toute discrétion à l’écart de la vue des usagers. Selon un chef d’équipe du GPSR, certains agents font par exemple leur prière dans les toilettes sur leur temps de pause. « Qu’ils fassent leur prière ou regardent Youporn, ça ne me pose pas de problème tant qu’ils sont en pause », dit cet agent.
La RATP a aussi fait appel à l’Observatoire de la laïcité et au comité interministériel de prévention de la délinquance pour former ses managers à la gestion du fait religieux. Depuis les années 2000, l’entreprise recrute fortement dans les quartiers populaires, où vivent les populations issues de l’immigration. « On s’était étonné auprès du précédent PDG, Jean-Paul Bailly, qu’on ne retrouve pas dans l’entreprise la mixité de la population d’Île-de-France avec des populations maghrébines et noires, se souvient un syndicaliste. La RATP est devenue la première boîte qui a donné des CDI dans ces quartiers, où le fait d’être un rebeu, de s’appeler Rachid n’était pas un enjeu. »
La RATP « recrute à l’image des quartiers qu’elle dessert », résumait son ex-PDG, Élisabeth Borne, en 2015. « C’était aussi une politique, d’essayer de gagner la paix sociale, que les bus ne brûlent pas en banlieue », précise Christian Pelletier, retraité du département sûreté où il est entré en 1990.
« Néanmoins, il semble qu’il y ait eu pendant un temps une politique contestable qui consistait à faire des équipes par cooptation localisées sur certains quartiers au lieu de mélanger les agents, explique Nicolas Cadène, rapporteur général de l’Observatoire de la laïcité. Cela a alimenté les replis au lieu de favoriser la mixité sociale. »
Dans la presse spécialisée, l’entreprise explique avoir modifié cette politique. Il est désormais demandé aux équipes de recrutement d’« éviter la concentration de certaines communautés sur quelques sites, […] faire en sorte qu’il n’y ait pas que des habitants du 93 à travailler dans le 93 et […] augmenter le taux de féminisation, aujourd’hui de 20 % », a indiqué Patrice Obert, à la tête de la délégation générale à l’éthique de la RATP créée peu après l’attentat du Bataclan.
« Il n’y a pas de chasse aux sorcières envers les musulmans, mais ces agents se sont sentis collectivement stigmatisés après les attentats de 2015, dit aussi Thierry Babec, secrétaire général de l’UNSA-RATP (première organisation syndicale à la RATP). Avant les attentats, il y a eu ponctuellement des cas isolés. Mais c’étaient des problèmes de laïcité que le règlement permettait de traiter. Si un agent refuse de conduire un bus derrière une femme, c’est un abandon de poste et on le sanctionne comme tel sans chercher des motifs délirants. La direction de la RATP, qui avait tendance à mettre le mouchoir sur ces cas individuels par peur d’être perçue comme raciste, a pris le sujet à bras-le-corps après les attentats de 2015. Depuis, ça s’est aplani. Mais ça a jeté l’opprobre sur une partie du salariat. On focalise tout sur la religion musulmane, ce qui me gêne. »