« Poutine, l’agresseur de l’Ukraine, n’est pas le produit de l’extension de l’OTAN ni des humiliations de l’Occident »
Trois semaines après le début de l’agression russe, le personnage Poutine reste central pour comprendre « sa » guerre, explique Alain Frachon, éditorialiste au « Monde ».
Publié le 17 mars 2022 à 14h00 – Mis à jour le 18 mars 2022 à 05h21 Temps de Lecture 4 min.
Alain Frachon, Éditorialiste au « Monde »
Le président russe, Vladimir Poutine, à Moscou le 1er mars 2022. ALEXEI NIKOLSKY / AP
Chronique. Vladimir Poutine aime tellement l’Ukraine, le « berceau de la civilisation russe », qu’il a entrepris de la détruire. Les Ukrainiens n’ont pas accueilli l’armée russe avec des fleurs ? Ils vont payer – en cités dévastées, cohortes de réfugiés, milliers de morts et de mutilés, milliers d’orphelins aussi. Pourquoi ? A quelle fin ? Trois semaines après le début de l’agression russe, le personnage Poutine reste central pour comprendre « sa » guerre. Eléments de portrait psycho-politique.
Explication par le despotisme : enfermé dans sa bulle de mensonges, l’autocrate, convaincu de sa supériorité intellectuelle, n’écoute plus que ses fantasmes. Il sera le tsar des temps modernes, celui qui va « restaurer la Russie dans son intégralité historique ». Tel est le Poutine que décrit l’agence officielle Novosti dans un article célébrant un peu vite, fin février, la conquête de l’Ukraine par les troupes russes – l’article a, depuis, été retiré. Les excellents diplomates et espions russes ont sûrement lancé des mises en garde au Kremlin : l’Ukraine n’est pas ce que croit le président ; les Ukrainiens vont résister. Mais installé dans sa « réalité alternative », Poutine ne les entend ni ne les lit et lance « sa » guerre.
Explication par « l’humiliation ». Depuis la fin de l’URSS, les Occidentaux ont « abandonné » puis n’ont cessé « d’humilier » la Russie, dit l’historienne Hélène Carrère d’Encausse, secrétaire perpétuelle de l’Académie française. Dans sa folie guerrière, le président Poutine serait l’enfant de cet environnement : un affectif blessé.
Regardons de plus près. Sous la pression des Etats-Unis, la Russie entre en 1992 au Fonds monétaire international et à la Banque mondiale : elle obtient des dizaines de milliards de dollars de prêts continus dans les années qui suivent. Elle rejoint le Conseil de l’Europe en 1996, puis le G7 en 1997 (qui devient G8), rappelle le journaliste de BFM-TV Frédéric Bianchi.
Thèse officielle
Moscou bénéficie du soutien de Washington lors de la crise du rouble en 1998 et d’une assistance financière d’urgence de Bruxelles. Sans compter le partenariat Russie-OTAN mis en place, au moins formellement, dès 1991. Un traitement offensant ? Du mépris et de l’arrogance, il y eut, certes – notamment de la part des Etats-Unis durant les guerres des Balkans. Mais la balance ne penche pas du côté de l’humiliation.
L’explication par l’extension de l’OTAN, l’alliance défensive créée durant la guerre froide et qui lie les Etats-Unis à l’Europe. C’est la thèse officielle entendue à Moscou, mais aussi ailleurs. Stratège avisé et prévoyant, Poutine met la main sur l’Ukraine parce qu’elle pourrait un jour rejoindre l’OTAN et, forte de cette appartenance, partir à la reconquête de la Crimée et du Donbass (deux régions ukrainiennes que Moscou contrôle depuis 2014). Si l’OTAN a admis en 2008 que Kiev avait vocation à la rejoindre, l’Alliance se refuse toujours à ouvrir la procédure d’adhésion.
Les Vingt-Sept excluent l’idée d’une adhésion rapide de l’Ukraine à l’Union européenne
Aux Etats-Unis, l’école néoréaliste en politique étrangère – elle donne la priorité aux rapports de force entre Etats – dénonce depuis longtemps l’attitude des dirigeants américains. La politique de rapprochement continu avec l’Ukraine, tout comme celle que mène l’Union européenne, serait une provocation à l’adresse de Moscou. L’histoire, la géographie et la culture font que la Russie a inévitablement droit à une ceinture de sécurité autour d’elle et, dans cette zone, les Etats et les peuples concernés doivent savoir que leur souveraineté est limitée. La situation de l’Ukraine détermine son destin politique : une forme de vassalité.
La classe politique ukrainienne aurait dû intégrer cette dimension, dit l’école néoréaliste occidentale, sauf à risquer un conflit avec le Kremlin. Un néoréaliste aussi brillant que John Mearsheimer, grand professeur à l’université de Chicago, invoque la nécessaire prise en compte des intérêts de sécurité de la Russie – pas de ceux de ses voisins. Pour autant, prêtant une grande rationalité à Poutine, Mearsheimer n’envisage pas la guerre : « Poutine comprend qu’il ne peut pas conquérir l’Ukraine et l’intégrer dans une Grande Russie, réincarnation de feu l’URSS », dit-il en février à l’hebdomadaire The New Yorker.
« Volonté d’expansion »
Le problème avec l’école néoréaliste, c’est qu’elle pense que Poutine pense comme elle – en termes de (sage) raison d’Etat. Une part de la réalité « réelle » échappe aux néoréalistes : ils sous-estiment toujours la force de l’idéologie. Convaincu qu’une majorité d’Ukrainiens partage son opinion, le président russe a dit et écrit que l’Ukraine n’existe pas : elle fait partie de la Russie. Chez Poutine, les manifestations prodémocratie en Ukraine depuis 2000 ne s’expliquent que par des manipulations de la CIA, d’où son incapacité à imaginer l’héroïque résistance des Ukrainiens face à l’armée russe.
Comment la guerre en Ukraine a ébranlé l’ordre mondial
La réalité, la vraie, échappe au missionnaire Vladimir Poutine, comme la réalité irakienne, la vraie, avait échappé aux néoconservateurs américains entourant George W. Bush en 2003. Le président russe n’est pas sur la défensive en Ukraine contre une éventuelle et improbable adhésion de ce pays à l’OTAN. Il est à l’offensive au service de la restauration de la Grande Russie, comme dit Novosti, son agence de presse.
Sur le site du New Yorker toujours (le 3 mars), Stephen Kotkin, éminent spécialiste américain de la Russie, situe Poutine dans une continuité russe ininterrompue. L’agresseur de l’Ukraine « n’est pas le produit de l’extension de l’OTAN » ou des humiliations que l’Occident aurait infligées à la Russie, dit Kotkin. Cette guerre relève d’une « permanence historique russe » – cette insatiable et mystérieuse « volonté d’expansion » d’un pays qui est pourtant le plus vaste Etat de la planète et potentiellement l’un des plus riches.