Lundi 21 Mars 2011
Christophe Ventura – Mémoire des luttes
Après quelques jours passés en Hongrie, Christophe Ventura, de Mémoire des luttes analyse la politique de Viktor Orban. Cette figure de la politique nationale s’oppose à l’Union européenne tout en imposant une politique d’austérité et en réduisant la progressivité de l’impôt.
Quelques journées passées à Budapest sont insuffisantes pour comprendre la nature précise du régime politique incarné par le nouveau premier ministre Viktor Orban dont le parti, l’Union civique hongroise – Fidesz –, créé en 1988, a largement remporté les élections législatives d’avril 2010.
Néanmoins, un court séjour suffit pour réaliser que l’homme, controversé, reste populaire. Le Fidesz détient deux tiers des sièges au parlement pour un mandat qui court jusqu’en 2014. Le parti majoritaire a également écrasé la concurrence lors des dernières élections municipales d’octobre 2010. Budapest, mais également « 22 des 23 plus grandes villes du pays et plus de 90 % des petites villes sont à droite » selon Miklós Tamás Gáspár, figure intellectuelle de la gauche hongroise et président du parti Gauche-verte. Elles ont été pour la plupart ravies aux socialistes qui ont dirigé le pays entre 2002 et 2006, puis entre 2006 et 2010 coalisés avec libéraux de l’Alliance des démocrates libres (SZDSZ), parti aujourd’hui disparu du paysage institutionnel hongrois.
Qui est le nouveau premier ministre hongrois ? Un « populiste antilibéral », un « conservateur nationaliste », un « démocrate autoritaire » menaçant les libertés publiques et économiques de ce pays de 10 millions d’habitants ? (lire l’entretien de Corentin Léotard) ? Viktor Orban est, avant toute chose, une figure politique nationale depuis la fin des années 1980. Il fut celui qui, sur la Place des héros de Budapest, demanda publiquement le départ des Russes du pays en 1989. Libéral dans les années 1990 (il a gouverné une première fois entre 1998 et 2002), il adopte aujourd’hui un discours de plus grande indépendance vis-à-vis de l’Union européenne (UE) et des institutions financières avec lesquelles – notamment le FMI – il n’hésite pas à entrer en conflit public. Toutefois, si cet homme de droite conteste, sur la forme, la dépendance de son pays à l’égard du capitalisme financier et à ses institutions, ses politiques économiques et sociales visent à faire respecter par la Hongrie ses engagements européens et à favoriser les intérêts économiques des classes moyennes supérieures.
Pour les dirigeants de la Ligue démocratique des syndicats indépendants (Liga), premier syndicat indépendant du pouvoir d’Etat créé en 1988, la politique du gouvernement hongrois s’inscrit dans une orientation dont l’objectif est de restreindre le rôle des syndicats et de faire payer aux salariés le prix de la crise économique. « Nous avons un gros problème de dialogue avec le gouvernement de Viktor Orban. Depuis son arrivée au pouvoir, il ne consulte pas les partenaires sociaux. Nous avons protesté car il n’a pas réuni une seule fois le Conseil tripartite (Etat, patronat, syndicats) [1] comme le prévoit la loi lorsqu’il s’agit de modifier les réglementations relatives à la vie des salariés » nous assure Peter Fiedler, responsable de la communication de Liga.
« C’est pourtant le cas avec les premières décisions prises par Orban concernant, dans le cadre de son plan d’économie, le changement de statut de certains fonctionnaires. Désormais, certains d’entre eux, contractuels, pourront voir leurs contrats non renouvelés sans justification. De même, en décembre 2010, le Parlement a décidé, sans consultation, de restreindre le droit de grève dans notre pays. Désormais, faire grève dans une entreprise considérée comme fournissant un service de base aux citoyens est illégal ! C’est l’introduction du service minimum sans discussion et sans que personne n’ait précisé ce qui est entendu par « service de base aux citoyens » ».
Quid des taxes exceptionnelles sur les banques, les entreprises de l’agroalimentaire et de la grande distribution, de l’énergie, des télécommunications décidées en 2010 ? Récemment reconduites en 2012 (le gouvernement annonce en attendre plus de 1,3 milliard d’euros de recettes), et au-delà jusqu’en 2014 dans le cadre du « Programme de réforme structurelle » présenté le 8 mars par le ministre de l’économie György Matolcsy [2], sont elles la marque d’une politique de récupération de la souveraineté économique du pays face aux marchés financiers et aux exigences de l’UE ? [3]
Pour Peter Fiedler, dont l’analyse illustre l’ambivalence de beaucoup à l’égard d’un conservateur pas tout à fait comme les autres, il ne faut pas se méprendre. « C’est une bonne chose dans le sens où on ne peut que se satisfaire du fait que les acteurs financiers et les multinationales soient mis à contribution pour quelque chose, mais ne nous trompons pas. Pour Orban, cet argent doit servir à rembourser la dette du pays et permettre d’honorer ses engagements européens vis-à-vis du pacte de stabilité sur le déficit budgétaire. Il ne s’agit pas de générer de nouvelles ressources pour des investissements sociaux, le développement d’infrastructures et des services public ou augmenter les salaires ».
Selon le gouvernement, ces taxes ont, en effet, pour fonction première de contribuer à ramener la dette publique du pays à 65-70 % du PIB (elle représente aujourd’hui plus de 80 %) et le déficit budgétaire de l’Etat à moins de 2 % du PIB en 2014 (2,5 % en 2012, 2,2 % en 2013). Il ne s’agit donc pas de s’émanciper d’un quelconque carcan mais d’en respecter scrupuleusement les contraintes – « restaurer la confiance des investisseurs dans l’économie hongroise »- tout en évitant de recourir à de nouveaux emprunts auprès du FMI ou de l’UE. [4]
Dans le même temps, une analyse du programme présenté par le gouvernement montre que la politique économique et sociale de Viktor Orban ne diffère pas de celle des autres pays européens. Il applique une politique d’austérité qui répond aux canons européens en asséchant les dépenses sociales et en faisant reposer l’effort salarial et fiscal sur les catégories populaires : réduction des dépenses de l’Etat et des collectivités territoriales, gel des salaires des fonctionnaires, réduction des dépenses de retraite, baisse des dépenses dans la santé ( économies sur le remboursement des médicaments), l’éducation, les infrastructures publiques comme les transports, etc. [5]
Dans un pays qui détient le second taux d’emploi le plus bas d’Europe avec seulement 57 % des personnes en âge de travailler qui sont actifs sur le marché de l’emploi [6] et qui connaît de très fortes inégalités sociales doublées d’une véritable fracture territoriale (la Hongrie concentre quatre des vingt régions les plus pauvres d’Europe [7]), les intentions sociales du gouvernement Orban sont difficiles à détecter au-delà de vagues déclarations d’objectifs dans l’éducation, l’emploi (un million de nouveaux emplois dans la période 2010-2020), la santé et les retraites.
Pour Zita Herman, conseillère du groupe LMP (« Une autre politique est possible ») [8] au Parlement, les politiques sociales concrètes que s’apprête à mener le gouvernement seront clairement antisociales. Elle rappelle que le premier ministre a récemment indiqué, sans donner de détails précis, que « l’allocation chômage sera réduite en durée et en montant ». De même, elle rappelle que « l’État vient de diminuer de moitié les crédits du programme national pour les emplois d’intérêt général qui assure pourtant l’emploi dans beaucoup de villages et de régions ». Elle s’inquiète également d’un nouveau péril à venir. « Entre 20 et 40 000 familles sont au bord de la ruine à très brève échéance » nous indique-t-elle. « Elles ont emprunté en francs suisses auprès de banques suisses pour acheter leurs logements. Aujourd’hui, la monnaie nationale, le forint, s’est effondré face à cette devise et elles doivent rembourser en avril. Le gouvernement s’apprête à faire voter une loi permettant de reporter la date fatidique. Mais sur le fond, il ne fait rien. Ce sont environ 100 000 familles qui sont concernées par ces emprunts en franc suisse. »
Selon elle, c’est dans la politique fiscale qu’il faut chercher les véritables intentions du gouvernement Orban et trouver les groupes sociaux pour qui il développe son programme: « Son gouvernement vient de mettre fin à la progressivité de l’impôt. Jusqu’à présent, le taux d’impôt variait entre 17 % et 32 % selon les revenus. Désormais, un taux unique de 16 % s’appliquera à tous les Hongrois. Cette mesure va avantager les classes moyennes supérieures et les riches lorsque les petits salaires, les jeunes et les smicards vont supporter un impôt plus important qui va affecter structurellement leur pouvoir d’achat ».
Attila Mesterházy, le jeune président de 36 ans du Parti socialiste hongrois (Mspz), partage l’analyse : «avec l’ancien système, 90 % des Hongrois acquittaient 17 % d’impôt sur leurs revenus et les 10 % les plus riches, 32 %. Pour ces derniers, il s’agit d’un cadeau en or».
M. Mesterházy a fort à faire. Son parti a conduit les destinées du pays pendant près d’une décennie et négocié l’entrée de la Hongrie dans l’UE en 2004. Il est aujourd’hui exsangue et largement disqualifié auprès de la population des organisations sociales. Si le parti de Viktor Orban a balayé de la scène les sociaux-démocrates hongrois, c’est peut être d’abord parce que ces derniers avaient doublement failli : sur le plan politique et économique en privatisant l’ensemble des secteurs de l’économie, en ouvrant le marché agricole hongrois à la concurrence européenne et en imposant une sévère cure salariale à la population ( alors qu’ils s’étaient fait élire sur un programme social et de restauration de l’Etat social en 2006) ; sur le plan moral en cumulant les scandales de corruption et les mensonges à la population. [9]
Aujourd’hui, les socialistes hongrois disent avoir compris. Quand on lui demande s’il pense reprendre un jour le pouvoir, c’est gêné qu’Attila Mesterházy répond : « Nous avons appris les leçons du passé. Il y a quelques mois, je pensais que j’étais le seul dans ce pays à y croire mais aujourd’hui, nous nous reconstruisons, le parti socialiste n’est pas détruit. Il n’a pas explosé. On peut penser ce qu’on veut de ce que nous avons fait par le passé, mais il ne peut y avoir de solution sans notre parti pour changer le système Orban. Aujourd’hui, je suis très pessimiste à cause de Jobbik . L’extrême droite va profiter de la crise pour continuer à se renforcer. Je n’exclus pas que Viktor Orban choisisse de s’allier avec eux en 2014. »
Qu’en pense le principal intéressé ? Nous ne le saurons pas car nous n’avons pu rencontrer aucun responsable de Fidesz. Pour sa part, le Jobbik [10] n’est pas avare de conversations avec les journalistes étrangers. Marton Gyöngyösi, jeune député en vue du « Mouvement pour une meilleure Hongrie », affirme : « Avec Orban, ce sont nos idées qui sont au pouvoir, mais pas encore nos solutions. Nous pensons que l’orientation du capitalisme financier est mauvaise, tout comme celle de l’Union européenne. Ce ne sont pas les solutions préconisées par les marchés financiers et la Banque centrale européenne qui vont sortir les Hongrois d’affaire. Ce ne sont pas les privatisations, les dérégulations, la prise de contrôle de notre économie par des sociétés étrangères qui vont nous aider à construire notre pays. Il faut rétablir un équilibre, redonner les moyens à nos petites entreprises pour qu’elles puissent jouer le jeu de la concurrence, contre laquelle nous ne sommes pas opposés par principe. De ce point de vue, Fidesz a beaucoup emprunté à notre discours sur le plan symbolique pendant les premiers mois de son mandat. Par exemple, sur la nationalisation du système de retraite, la taxation des multinationales, la naturalisation des hongrois de l’extérieur [11] , etc. ».
La Hongrie de Viktor Orban est l’un de ces laboratoires où s’expérimente l’émergence de nouveaux régimes politiques paradoxalement basés sur le passage à droite de la contestation populaire contre l’ordre économique, politique et social dans nos sociétés européennes confrontées à la crise économique et financière et à l’érosion – à l’effondrement dans le cas hongrois – de la social-démocratie et de la « gauche » en tant que projet politique alternatif, mais également d’alternance. [12]
[1] Il s’agit du Conseil d’intérêt national de réconciliation
[2] « Hungary’s Structural Reform Programme 2011-2014 », ministère de l’économie nationale
[3] Lire « Taxes « anti-crise » : finances, énergie et services en première ligne »
[4] La Hongrie avait reçu une aide d’urgence de 20 milliards d’euros du FMI, de la Banque mondiale et de l’UE en octobre 2008. Le pays fut le premier de l’UE à demander et obtenir ce type de prêt. Depuis son élection, Viktor Orban s’oppose au FMI sur l’évaluation et les prévisions de l’économie du pays.
[5] Le ministre de l’économie estime à 1,2 milliard d’euros le montant des économies annuelles qui seront ainsi réalisées.
[6] « Hungary’s Structural Reform Programme 2011-2014 », ministère de l’économie nationale
[7] « Le Nord-est de la Hongrie parmi les régions les plus pauvres de l’UE »
[8] Ce parti écologiste, créé en 2009, a obtenu 7 % des suffrages aux élections législatives et dispose de 16 sièges au Parlement.
[9] En 2006, peu de temps après sa reconduction au poste de premier ministre, le socialiste Ferenc Gyurcsány déclenchait un scandale avec la diffusion publique d’un enregistrement dans lequel il expliquait comment son parti avait menti à la population pendant la campagne électorale sur les orientations économiques et sociales que prendrait son gouvernement. Une longue période de manifestations, en 2006, 2007 et 2009, a marqué le mandat socialiste, puis l’action du gouvernement dirigé par Gordon Bajnai (2009) qui avait remplacé Ferenc Gyurcsány.
[10] Le parti d’extrême droite a obtenu 17 % des voix aux élections législatives et dispose de 47 députés.
[11] Suite au traité de Trianon signé par les puissances qui se sont affrontées pendant la Première guerre mondiale (4 juin 1920), la Hongrie a perdu deux tiers de son territoire et un tiers de sa population a été dispersée dans les pays voisins. Le gouvernement a adopté une nouvelle loi sur la double citoyenneté qui permet aux minorités hongroises de Roumanie, de Serbie, de Croatie, de Slovénie, d’Autriche, de Slovaquie et d’Ukraine d’obtenir la citoyenneté hongroise.
[12] Sur ce sujet, lire Gaël Brustier et de Jean-Philippe Huelin, Voyage au bout de la droite – Des paniques morales à la contestation droitière. Mille et Une nuit, Paris, 2011.