« En Pologne, le gouvernement s’apprête à donner le coup de grâce à la démocratie »
Sous le couvert de lutter contre l’« influence russe en Pologne », le gouvernement contrôlé par le parti conservateur Droit et justice se prépare à attaquer et à disqualifier ses opposants, à commencer par l’ancien premier ministre pro-européen, Donald Tusk, avertit l’analyste politique Piotr Buras.
Lundi 29 mai, le président polonais Andrzej Duda a annoncé qu’il signerait une loi adoptée par le Parlement établissant une commission d’enquête sur « l’influence russe en Pologne entre 2007 et 2022 ». En réalité, cette initiative est une tentative sans précédent d’intimider l’opposition et la société civile.
La guerre en Ukraine a été l’occasion pour le gouvernement national-populiste polonais de redorer son blason. Son soutien sans faille à Kiev a suscité, à juste titre, la reconnaissance et même l’admiration de tout le continent. Mais, plus les élections législatives approchent (en octobre ou en novembre), plus la tentation est grande d’utiliser la guerre comme prétexte pour poursuivre ce qui a rendu le parti Droit et justice (PiS) de Jaroslaw Kaczynski tristement célèbre : une refonte autocratique de l’Etat de droit.
Les enjeux pour le PiS sont extrêmement importants. La perte du pouvoir à l’automne aurait de graves conséquences pour un certain nombre d’hommes politiques et de fonctionnaires impliqués dans des scandales de corruption, d’abus de pouvoir et, surtout, de violations flagrantes de la Constitution. A ce titre, la commission sur l’influence russe apparaît comme un outil utile permettant d’entériner la mainmise du parti au pouvoir sur l’Etat.
La nouvelle commission aura d’énormes pouvoirs. Elle pourra déclarer qu’une personne a agi sous l’influence de la Russie contre les intérêts de la Pologne et lui imposer des sanctions pouvant aller jusqu’à l’interdiction d’exercer des fonctions publiques pendant dix ans. Toutefois, il n’existe aucune définition précise de ce qui constitue un tel comportement criminel. La commission disposera donc d’un pouvoir discrétionnaire illimité pour désigner certaines personnes comme agents russes, sans possibilité de faire appel de ses verdicts. En outre, des personnes pourraient être sanctionnées pour des actes passés qui ne constituaient pas une infraction à l’époque.
Neuf membres de la commission seront nommés par la majorité au pouvoir pour une période indéterminée, et ne seront donc pas tenus politiquement responsables de leurs activités. L’organe remplira tout à la fois les fonctions d’une cour pénale spéciale, d’un tribunal populaire et d’un tribunal d’Etat, au mépris de la Constitution et de la séparation des pouvoirs.
Attaques en règle contre les droits civiques
Les membres du PiS ne cachent même pas que leur principal objectif est de s’en prendre au leader de l’opposition, Donald Tusk (Plate-forme civique, centre-droit), afin de l’intimider, de lui interdire de se présenter aux élections voire de le jeter en prison. Après l’adoption de la loi, un vice-ministre a tweeté la photo de Tusk en expliquant : « Donald Tusk (encore libre sur cette photo), numéro un sur la liste des hommes politique à dépoutiniser. »
Depuis des mois, Donald Tusk est présenté par la propagande d’Etat comme l’ami de Poutine, un agent étranger et partisan d’un condominium germano-russe en Europe. L’étiquette d’« agent russe » a été utilisée par le PiS contre tous ceux qui s’opposent aux tendances autocratiques du parti. Samedi 27 mai, le chef du parti, Jaroslaw Kaczynski, a attaqué un journaliste de TVN, la plus grande chaîne de télévision indépendante, en le qualifiant d’« agent russe ». Le journaliste lui avait posé une question sur un incident concernant un missile russe découvert en Pologne, incident resté longtemps caché par les autorités.
Il existe d’autres propositions législatives prétendant cibler les agents étrangers mais qui sont, en fait, des attaques en règle contre les droits civiques et la Constitution. Il y a quelques jours, le PiS a proposé des amendements au code pénal. L’objectif déclaré est de renforcer la lutte contre l’espionnage étranger (principalement russe). Le projet de loi criminalise la divulgation d’informations, pas seulement de nature confidentielle, lorsque celle-ci peut nuire aux intérêts de la Pologne.
Partager avec des étrangers (pas seulement des Russes) des faits concernant la corruption, les violations de l’Etat de droit ou des droits humains, les risques liés aux investissements ou même des opinions sur l’histoire de la Pologne pourrait aisément entrer dans cette catégorie. De tels « actes de trahison » peuvent être punis de plusieurs années de prison, même s’ils sont commis inconsciemment. Pour les militants de la société civile, les groupes de réflexion ou les journalistes, il s’agit d’un avertissement clair – et d’une tentative de réduire au silence ceux dont les opinions peuvent différer de la ligne officielle.
Le PiS a affirmé avoir conseillé le premier ministre israélien, Benyamin Nétanyahou, sur sa réforme controversée du système judiciaire. Avec ses nouvelles initiatives, il a peut-être lui-même été inspiré par l’autocrate Erdogan à qui la législation antiterroriste turque a permis d’emprisonner des centaines d’opposants sur la base d’accusations bidon.
En Pologne, l’instrumentalisation politique du ministère public est déjà une réalité, tandis que l’emprise du gouvernement sur les tribunaux se resserre malgré les objections de Bruxelles. Si ces deux nouvelles initiatives étaient mises en œuvre, elles ouvriraient la porte à un abus de pouvoir flagrant.
S’assurer de rester au pouvoir
Au moment où le gouvernement s’apprête à donner le coup de grâce à la démocratie polonaise, le nouveau « paquet législatif de défense de la démocratie » de la Commission européenne (publié le 31 mai) pourrait lui donner un coup de pouce. Il ne fait aucun doute que Bruxelles – contrairement à Varsovie – souhaite réellement lutter contre la désinformation et l’influence étrangère. Mais son projet risque de jeter le bébé avec l’eau du bain.
La Commission veut que les organisations qui reçoivent des fonds de pays non membres de l’Union européenne (UE) (y compris les Etats-Unis) révèlent la provenance de leurs financements. Or, la nouvelle loi européenne doit prendre la forme d’une directive, ce qui laisse aux gouvernements nationaux une grande marge de manœuvre pour la mettre en œuvre (contrairement aux règlements, les directives ne sont pas directement appliquées dans les systèmes juridiques nationaux). Une loi sur les agents étrangers préparée par l’actuel gouvernement polonais n’a été que temporairement remisée dans le tiroir. Elle s’inspire largement du « bon » modèle russe en stigmatisant toutes les institutions indépendantes qui dépendent du soutien de donateurs étrangers. Le projet réapparaîtra-t-il bientôt pour satisfaire – officiellement – les exigences de l’UE ?
La Pologne fait face à une campagne électorale d’une grande dureté et à un assaut sans précédent, même à la lumière des huit dernières années du PiS, contre l’opposition et les critiques du gouvernement. La décision de M. Duda montre qu’il n’existe aucune norme constitutionnelle ou démocratique que son camp ne serait prêt à violer pour s’assurer de rester au pouvoir. C’est très inquiétant. Il y a quelques années, M. Kaczynski avait annoncé – emporté par son admiration pour Viktor Orban – qu’il aimerait avoir Budapest à Varsovie. Avec la « lex Tusk » et le nouveau code pénal, Ankara serait une meilleure métaphore.
Les Etats-Unis, l’UE et ses Etats membres devraient faire comprendre au gouvernement polonais que l’utilisation de la guerre en Ukraine pour imposer des pratiques antidémocratiques est inacceptable et qu’elle le conduira à l’isolement politique.
La Pologne est censée prendre la présidence du Conseil de l’UE (après la Hongrie) le 1er janvier 2025. Voir l’UE dirigée par des autocrates serait un signal désastreux. La Commission, quant à elle, doit revoir sa proposition. Une fois de plus, il est clair que la principale menace pour la démocratie en Europe vient de l’intérieur et qu’il faut s’y attaquer avant qu’il ne soit trop tard.
Piotr Buras est directeur de l’antenne polonaise du cercle de réflexion Conseil européen des relations internationales.