Les Renseignements à l’école…

Des établissements priés de compter les élèves absents le jour de l’Aïd-el-Fitr : « Un ciblage choquant »

À Montpellier et Toulouse, les services de renseignement ont demandé à des chefs d’établissement de communiquer le nombre d’absents lors de cette fête religieuse musulmane. Dimanche soir, face à l’indignation de nombre d’associations, le ministère de l’intérieur a fini par réagir en niant tout « fichage ».

David Perrotin, Médiapart, 20 mai 2023

Les services de renseignement voulaient-ils recenser le nombre d’élèves musulmans à l’école ? Comme l’ont révélé La Dépêche du Midi et Le Monde, des dizaines d’établissements scolaires de la région montpelliéraine et toulousaine ont reçu une demande courant avril qui interroge. Des courriers leur demandaient de recenser le nombre d’absents le jour de l’Aïd-el-Fitr, une fête musulmane qui avait lieu le 21 avril dernier.

À Toulouse d’abord, un mail a été envoyé le 26 avril 2023 à une centaine de chefs d’établissement. Il visait des lycées et collèges mais aussi des écoles élémentaires et maternelles.

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Extrait du mail envoyé aux établissements de la région toulousaine. © Mediapart
« Madame, Monsieur, À la demande des services de renseignements & pour effectuer un bilan sur cette journée, nous vous sollicitons afin de connaître le pourcentage d’absentéisme le Vendredi 21/04/2023, lors de la fête de l’Aïd. Merci de nous faire un retour rapidement pour cette demande qui arrive pendant les vacances. Bonne réception à vous & bonnes vacances », peut-on lire dans ce courrier obtenu par Mediapart et envoyé par une fonctionnaire de police référente scolaire pour la région.

« C’est la première fois à ma connaissance que nous recevons une telle demande qui semble provenir du ministère de l’intérieur, puisque la fonctionnaire de police a pris l’initiative d’envoyer ce courrier sans prévenir le rectorat », dénonce Yvon Manac’h, secrétaire académique du SNPDEN, premier syndicat des chefs d’établissement, en Haute-Garonne.

Marie-Cécile Périllat, cosecrétaire générale de la FSU31, raconte à Mediapart avoir depuis questionné l’émettrice de ce courrier. « La policière a reconnu ne pas être passée par le rectorat avant de relayer cette demande. Elle a expliqué que c’étaient les renseignements territoriaux qui lui avaient fait la demande et qu’il y avait une certaine pression de leur part », explique la syndicaliste.

Dans l’Hérault, les établissements ont reçu une demande similaire mais relayée cette fois-ci directement par le service départemental de l’éducation nationale. Elle visait à connaître le taux d’absentéisme le jour de l’Aïd mais aussi pendant toute la période du ramadan. « Nous sommes interrogés sur l’absentéisme scolaire au cours de la période du ramadan qui s’est déroulé du 22 mars au 21 avril, et particulièrement sur la journée du 21 avril, jour de l’Aïd. Alors, je vous remercie de répondre à ces questions par retour de mail, avant le lundi 15 mai 17 heures », peut-on lire. « Le ramadan a-t-il eu un impact sur l’absentéisme ? Quel a été le taux d’absentéisme de la journée du 21 avril ? »

 

Moins de vingt-quatre heures après l’envoi, l’académie a fait marche arrière. « Je vous prie de ne pas tenir compte du mail reçu le 11 mai à 8 h 35 […] avec toutes nos excuses », a finalement corrigé le 12 mai Christophe Mauny, directeur académique des services de l’éducation nationale (Dasen) du département. La veille, un rétropédalage similaire avait été initié par la Dasen de Haute-Garonne. « Nous vous confirmons qu’aucune sollicitation directe des forces de l’ordre ou de tout autre service autre que la DSDEN ne peut avoir pour objectif la transmission de telles données. Nous vous invitons ainsi à ne pas répondre à cette sollicitation », précisait aux chefs d’établissement Lucie Fabre, cheffe cabinet au rectorat de Toulouse.

On se demande ce qu’ils comptaient faire avec ces données. C’est absolument scandaleux d’enquêter sur les pratiques religieuses supposées des élèves.

Arnaud Roussel, membre du SNES de l’Hérault

 

Si aucun établissement n’a répondu à ces injonctions, ces demandes sont « inédites » selon les membres de la communauté éducative interrogés. « C’est totalement inhabituel et cela pose problème », estime Florent Martin, proviseur et secrétaire académique du SNPDEN. « On ne voit pas pourquoi il faudrait se pencher sur l’absentéisme lié à une fête religieuse. Une fête prévue dans le Code de l’éducation et qui ouvre le droit à une absence. Les élèves n’ont pas à justifier de leur appartenance confessionnelle », regrette le syndicaliste. « Se pencher spécifiquement sur la religion musulmane nous interpelle évidemment. »

« On se demande ce qu’ils comptaient faire avec ces données. C’est absolument scandaleux d’enquêter sur les pratiques religieuses supposées des élèves », réagit quant à lui Arnaud Roussel, membre du SNES-FSU (premier syndicat du second degré) de l’Hérault.

Rien n’interdit en effet les élèves d’être absents le jour de l’Aïd, tant qu’ils informent au préalable l’établissement. Si les élèves sont soumis à une obligation d’assiduité inscrite dans le Code de l’éducation, le vademecum laïcité rappelle bien que cette obligation ne s’oppose pas à ce que des autorisations d’absence soient accordées à des élèves qui en font la demande lorsqu’elles concernent une grande fête religieuse. Chaque année, le bulletin officiel de l’Éducation nationale publie la liste de ces grandes fêtes « pouvant donner lieu à des demandes d’autorisation d’absence ». Et l’Aïd-el-Fitr en fait partie en 2023.

Une directive nationale du ministère de l’intérieur ? 

Alors pourquoi les services de renseignement se sont-ils subitement intéressés à ce taux d’absentéisme ? « En aucun cas nous ne menons d’enquête de la sorte, répond au Monde le recteur de l’académie de Toulouse, Mostafa Fourar. Si quelqu’un a pris cette initiative, l’éducation nationale n’y est absolument pas associée. Dès que les chefs d’établissement et directeurs d’école nous ont informés de cette requête, consigne a été évidemment donnée de ne pas y répondre. »

Selon une source proche du dossier jointe par Libération« il s’agit d’une maladresse »« Les services du renseignement territorial sont passés par des policiers référents de l’éducation nationale, leur message était mal formulé, mais demander un taux d’absentéisme, ce n’est pas du fichage ni des données nominatives », a souligné cette source. Qu’en est-il alors de cette demande relayée par les services de l’éducation de Montpellier ?

Interrogé par Mediapart, le cabinet de Pap Ndiaye maintient qu’il « ne s’agit pas d’une initiative du ministère de l’éducation nationale » et renvoie la balle vers le ministre de l’intérieur. Selon la Dépêche du Midi, il s’agit en effet d’une commande du ministère de l’intérieur qui serait même l’application d’une directive nationale. Sollicité à plusieurs reprises samedi, l’entourage de Gérald Darmanin se refusait à tout commentaire.

Dimanche soir, face à l’indignation de nombre d’associations, le ministère de l’Intérieur, via Sonia Backès, secrétaire d’Etat chargée de la citoyenneté, a fini par reconnaître qu’il avait été demandé, dans certaines académies, une « évaluation du taux d’absentéisme constaté à l’occasion de l’Aïd-el-Fitr », tout en niant tout « fichage »« Aucune donnée nominative a été ni demandée ni recensée à aucun moment », selon Sonia Backès. Et son communiqué d’ajouter : « Le ministère de l’Intérieur et des Outre-mer étudie régulièrement l’impact de certaines fêtes religieuses sur le fonctionnement des services publics, et notamment au sein de la sphère scolaire ».

Comme le relève Le Monde, un article alarmiste publié par Le Figaro le 24 avril dernier dénonçait, sans aucun élément factuel, un « bond » de l’absentéisme pendant l’Aïd-el-Fitr. Le journal attribuait cette supposée augmentation au succès d’une vidéo postée sur le réseau social TikTok par un certain Masdak« Je ne serais pas étonné que ce soit cet article qui ait poussé l’intérieur à vouloir établir ce recensement », s’agace un syndicaliste.

« La vidéo de Masdak a fait mouche, écrivait le quotidien. Selon plusieurs témoignages recueillis par Le Figaro, de nombreux élèves ont invoqué cette publication TikTok auprès de leurs enseignants pour faire valoir leur droit à ne pas venir en classe vendredi 21 avril, dans les académies de la zone C (Créteil, Montpellier, Paris, Toulouse, Versailles) qui n’étaient pas en vacances de Pâques le jour de l’Aïd. »

Un article du Figaro « au doigt mouillé »

Si Le Figaro parle d’un « taux d’absentéisme record », il ne donne aucun chiffre national et précise même : « L’Éducation nationale, pour sa part, semble ne pas s’alarmer du phénomène : le ministère n’a pas demandé de recenser le taux de présence effectif dans les classes ce vendredi. » En réalité, les différents syndicats interrogés par Mediapart ce samedi évoquent une enquête journalistique « au doigt mouillé », qui ne traduirait « aucune réalité ». Auprès de Mediapart, le ministère de l’éducation confirme d’ailleurs n’avoir reçu aucun signalement sur un éventuel « bond » d’absences en 2023.

Cette fête religieuse est absolument non conflictuelle au sein de l’éducation nationale.

Marie-Cécile Périllat du FSU 31

 

« Cette année , il n’y a aucune remontée particulière. À l’échelle du pays, il n’y a pas d’évolution significative de l’absentéisme lié à des pratiques religieuses », confirme Florent Martin. « Je ne sais pas sur quoi Le Figaro se base pour dire ça car c’est très difficile à mesurer », commente à son tour Yvon Manac’h. Il pointe d’ailleurs d’autres explications qui pourraient aussi expliquer une augmentation des absences fin avril, si tant est qu’elle existe.

« Depuis une nouvelle réforme au lycée, les examens des enseignements spécialisés ont lieu en mars. Il  est certain qu’une fois que ces épreuves au coefficient 32 passent, certains lycées pourraient connaître davantage d’absences. Ce n’est pas lié au fait religieux mais au fait que les notes sont déjà remontées », explique-t-il. « Lier le taux d’absentéisme à cette vidéo TikTok est totalement fantaisiste. On a pu remarquer par le biais des réseaux sociaux une offensive sur le port des abayas mais pas sur ça. »

« Cette question des renseignements n’a pas lieu d’être, d’autant que l’Aïd n’est pas un marqueur religieux très fort. Cette fête religieuse est absolument non conflictuelle au sein de l’éducation nationale », estime Marie-Cécile Périllat du FSU 31. « Le 21 avril était en plus un vendredi veille de vacances scolaires. Combien d’élèves n’ont pas fait l’Aïd mais se sont absentés pour partir plus tôt ? »

Un ciblage qui indigne 

Au-delà de l’intérêt tout à fait relatif à connaître ce taux d’absentéisme, cette demande suscite l’indignation. « On voit bien qu’il y a une forme de ciblage par la religion d’une certaine population. C’est encore et toujours l’islam. Il va rapidement falloir que les préfectures et l’intérieur s’expliquent. C’est une pratique qui nous heurte beaucoup », dénonce Sophie Vénétitay du Snes-FSU. « Le ministre de l’intérieur est aussi le ministre des cultes, c’est le premier à devoir respecter la laïcité », rappelle d’ailleurs Yvon Manach’.

« Dans la mesure où cette demande émane des services de renseignement, cela suppose qu’ils font le lien entre la pratique d’une religion et la sécurité intérieure. On cible la communauté musulmane, ce qui est une vraie atteinte à la laïcité, renchérit Marie-Cécile Périllat. En France, il y a la liberté de croire ou de ne pas croire et de pratiquer son culte librement. Ce ciblage est tout simplement choquant. »

Dans un communiqué publié ce samedi, SUD Éducation dénonce et condamne ces « dérives islamophobes »« Cette demande des renseignements et relayée par les services déconcentrés de l’Éducation nationale est une entrave à l’article 8 de loi du 6 juillet 1978 qui interdit “de collecter ou de traiter des données à caractère personnel qui font apparaître, directement ou indirectement, les origines raciales ou ethniques, les opinions politiques, philosophiques ou religieuses” », précise le syndicat.

Sud Éducation, qui a saisi la CNIL (le gendarme français des données personnelles) et écrit au ministère de l’éducation nationale, affirme par ailleurs que des membres de la communauté éducative, « des collègues AESH et agent·es » qui souhaitaient fêter l’Aïd, se sont vu·es refuser une autorisation d’absence. « Aucune solution ne leur a été proposée afin de leur permettre de s’absenter. Les personnels enseignants ont pu bénéficier de cette journée mais les agent·es, les personnels les plus précaires se sont vu refuser une autorisation d’absence pour cette journée de fête religieuse », s’indigne le syndicat, qui rappelle « que la liberté de conscience est une liberté fondamentale accordée à tou·tes les citoyen·nes et qu’il ne saurait y avoir de la part de l’Éducation nationale de fichage ethnique ou en lien avec une appartenance religieuse ou supposée ».

Pour le président de la LDH31, qui réfléchit à entamer des poursuites, c’est en effet la  communauté musulmane que l’on veut une nouvelle fois cibler. Et les moyens utilisés par l’État pourraient tomber sous le coup de la loi :  « Ce n’est pas quelque chose que l’on demande aux personnes de confession chrétienne ou juive par exemple.  Il s’agit d’un ciblage discriminant. S’il s’avère qu’il y a bien objet à poursuivre, il n’est pas du tout [dit] qu’on ne le fera pas », annonce-t-il à France 3.