Ce moment où Macron a (r)ouvert les vannes de l’islamophobie
Après Nicolas Sarkozy et Manuel Valls, Emmanuel Macron, à son tour, laisse la porte ouverte au déferlement de haine contre les musulmans. Il en va de sa responsabilité de maintenir les digues, y compris en menant la lutte contre le terrorisme.
Un chroniqueur ouvertement islamophobe, condamné par la justice pour provocation à la haine raciale, recruté par une chaîne de télévision pour déverser son fiel contre les musulmans ; une femme portant un voile humiliée par un élu RN devant son fils et les camarades de son fils venus assister à une assemblée plénière du conseil régional de Bourgogne-Franche-Comté ; un ministre de l’éducation appelant à signaler les petits garçons refusant de donner la main aux petites filles dans les cours de récréation, décelant en eux des djihadistes en puissance ; un ministre de l’intérieur désignant « la pratique régulière et ostentatoire de la prière » et la « pratique exacerbée de la religion en période de ramadan » comme autant d’usages problématiques ; une université diffusant, avant de se raviser, des instructions visant à repérer en son sein de supposées formes de « radicalisation », au travers de l’« apparition du voile », de « changement de physionomie » avec « port de la barbe sans moustache », de « changement vestimentaire » avec « port d’une djellaba », d’« absentéisme récurrent aux heures de prières », de « refus de l’autorité des femmes », de l’« arrêt de consommation de boissons alcoolisées », etc.
N’en jetez plus.
De quoi cet amoncellement d’ignominies est-il le nom dans notre pays censé vivre sous le gouvernement d’un président prétendument progressiste combattant les affreux illibéraux de ce monde ?
Des médias aux responsables politiques en passant par les gratte-papier d’une administration publique, le venin de la haine s’est diffusé, ces dernières semaines, à une vitesse impressionnante, meurtrissant les principaux concernés, les Français de confession musulmane, et, à travers eux, toutes celles et tous ceux qui ne les considèrent ni comme des ennemis ou des menaces, mais comme des compatriotes comme les autres. Il n’est plus l’apanage de quelques agitateurs trop contents de profiter de l’intérêt suscité par leurs provocations, il s’est banalisé.
Salissant l’espace public, cette accumulation de faits et gestes islamophobes provoque un immense écœurement qui rappelle de sombres souvenirs, qui, sans remonter à la Seconde Guerre mondiale, constituent les symptômes persistants de l’incapacité de notre pays à s’accepter dans sa pluralité.
Lors des débuts de Mediapart, nous avons méthodiquement décrit la manière dont Nicolas Sarkozy a rendu possible la dérive raciste dans son propre camp, ouvrant la voie à une totale perméabilité entre la droite de l’extrême droite. En créant en 2007 un ministère de l’immigration et de l’identité nationale, qu’il avait confié au transfuge du PS Éric Besson, l’ex-président avait autorisé les pires dérapages à l’encontre non seulement des étrangers, mais aussi des Français de confession musulmane. Un autre pas avait été franchi avec le discours de Grenoble en 2010 dans lequel il préconisait le retrait de la nationalité française « à toute personne d’origine étrangère » qui aurait volontairement porté atteinte à la vie d’un représentant de l’autorité publique.
En assumant cette distinction entre « eux » et « nous », il avait légitimé une série de propos nauséabonds proférés en écho au « gros rouge qui tache » assumé comme rhétorique officielle pour se rapprocher du « peuple ». Pour mémoire, on se souvient du « quand il y en a un ça va. C’est quand il y en a beaucoup qu’il y a des problèmes » du ministre de l’intérieur Brice Hortefeux, du « déferlement des musulmans » dénoncé par le maire UMP de Marseille Jean-Claude Gaudin, ou encore du pain au chocolat « arraché » en période de ramadan de Jean-François Copé.
Sous le quinquennat de François Hollande, c’est à Manuel Valls, principalement, que nous devons ce travail d’égoutier. Nous n’avons eu de cesse, à Mediapart, de dénoncer les prises de parole du premier ministre, qui, après avoir asséné que les Roms avaient « vocation » à retourner dans leur pays d’origine, jugeait que la « bataille culturelle et identitaire » était plus importante – ou rapportait davantage de voix – que le combat en faveur de l’égalité économique et la lutte contre le chômage. Ce changement de paradigme a permis à une partie de la gauche « décomplexée » d’assumer une forme d’islamophobie au prétexte de défendre une vision « républicaine » de la laïcité. Nous écrivions comment, avec l’épisode de la déchéance de la nationalité, le pouvoir avait créé une monstruosité mutante, ayant fait perdre tout repère, politique et historique, à ses soutiens.
Forts de cette expérience récente, nous avons toujours été sceptiques à l’égard des promesses d’Emmanuel Macron de ne pas manger de ce pain-là, moins par défiance a priori qu’en raison des répétitions obsessionnelles de l’histoire française en la matière. Pendant un temps, il est vrai, la politique du chiffon rouge sur les questions identitaires a semblé perdre du terrain, une certaine retenue étant observée au sommet de l’État. Mais cela n’a pas duré. Les premiers coups de boutoir ont d’abord été insidieux, prenant la forme de lois apparemment techniques pour limiter l’immigration, la mise à distance des étrangers servant généralement de laboratoire aux politiques visant les Français racisés.
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Puis, en cette rentrée, la parole s’est déliée, « libérée » comme aurait dit Nicolas Sarkozy. Après avoir subi une année de remise en cause de sa politique fiscale et sociale avec la contestation des gilets jaunes, le temps du retour de refoulé est arrivé. Le président a fait savoir à la presse son intérêt pour la très rance notion d’insécurité culturelle, promue par le fondateur du Printemps républicain Laurent Bouvet, soutenant sur la laïcité une ligne opposée à celle, plus ouverte, défendue par Emmanuel Macron au début de son mandat.
Dans un réflexe peu démocratique, le chef de l’État a convoqué les élus de La République en marche (LREM), mi-septembre, pour leur faire passer le message qu’il fallait désormais « dépasser les clivages et les tabous » et « regarder en face » les sujets régaliens. Sans se contenter de recycler la stratégie politique de Nicolas Sarkozy, il a réutilisé sa rhétorique opposant le prétendu aveuglement des « bourgeois » aux « réalités » des classes populaires. Organisé à son instigation, le débat parlementaire sur l’immigration a mécaniquement donné libre cours à la surenchère entre les députés LR et RN dans l’hémicycle.
Le dernier virage en date a été pris à la suite de la tuerie commise à la préfecture de la police de Paris début octobre. Dans son discours d’hommage rendu aux quatre victimes, le chef de l’État a prôné une « société de la vigilance » face à l’« hydre islamiste ». « Voilà ce qu’il nous revient de bâtir. Savoir repérer au travail, à l’école, les relâchements, les déviations. Cela commence par vous, fonctionnaires, serviteurs de l’État. »
Cet appel à la surveillance généralisée, risquant de se transformer en délation (lire la tribune parue chez notre partenaire du Bondy Blog Si vous saviez, vous nous signaleriez ?), a été entendu, de manière symbolique tout du moins, à l’université de Cergy-Pontoise, où au moins un agent de l’État s’est senti autorisé à lister les « signaux faibles » à prendre en compte pour lutter contre les risques terroristes au sein de l’établissement.
Dans ce contexte, aucune parole forte, ni à l’Élysée ni à Matignon, ne s’est exprimée pour dénoncer ces dérives inquiétantes. Aucune voix ne s’est élevée pour prendre la défense de cette femme musulmane attaquée par l’extrême droite. Pire, plutôt que de rappeler la loi républicaine, à savoir que les mères portant un signe religieux sont autorisées à accompagner les enfants lors des sorties scolaires, Jean-Michel Blanquer a jeté de l’huile sur le feu en déclarant que « le voile n’est pas souhaitable dans notre société » et en appelant, comble du cynisme pour un membre du gouvernement, à contourner la loi, pour éviter ce type de situations.
Même si cela ne convient pas au ministre de l’éducation, la laïcité telle qu’elle est aujourd’hui définie et appliquée en France, repose sur trois piliers, parmi lesquels celui de la neutralité de l’État, des collectivités territoriales et des services publics, qui concerne ses agents, mais pas ses usagers. Jean-Michel Blanquer aimerait, lui, cantonner la place des religions dans la sphère privée, fidèle en cela au député Émile Combe qui, en 1905, a perdu le combat face à Aristide Briand pour lequel devait prévaloir le respect de la liberté de conscience.
« Dans notre pays, chacun est libre de croire ou ne pas croire. Chacun est libre ou non de pratiquer une religion, avec le niveau d’intensité qu’il désire en son for intérieur. La laïcité est une liberté avant d’être une interdiction. Elle est faite pour permettre à chacun de s’intégrer dans la vie commune, et non pour mener une bataille contre telle ou telle religion en particulier encore moins pour exclure et montrer du doigt », écrivait Emmanuel Macron dans son livre Révolution (2016). Il ferait bien de s’en souvenir. En ces temps où la « théorie » du « grand remplacement » fait son chemin dans la société, nos dirigeants tiennent plus que jamais entre leurs mains la responsabilité de maintenir les digues face à la haine. Et de garantir des débats pourquoi pas conflictuels, mais respectueux dans un espace public hautement inflammable.
Celles et ceux qui sont censés nous gouverner et nous protéger des agressions terroristes doivent prendre garde à ne pas se retourner contre la France elle-même, son unité et sa diversité.