Brésil: Jair Bolsonaro ou la haine de la démocratie
26 OCTOBRE 2018 PAR FRANÇOIS BONNET, Méiapart
Extraits
Jair Bolsonaro est depuis trente ans un défenseur acharné de la dictature militaire. Aux portes de la présidence brésilienne, il s’est entouré d’anciens généraux et officiers et a le soutien des puissantes églises évangéliques. L’accumulation de crises depuis 2013 a préparé son accession au pouvoir, qui pourrait signifier la fin d’une parenthèse démocratique ouverte en 1985.
En juin 1993, un nouvel élu monte à la tribune de la chambre des députés brésiliens. Jair Bolsonaro a la parole, il mitraille ses collègues parlementaires. « Je suis un partisan de la dictature, clame-t-il. Jamais nous ne résoudrons nos graves problèmes nationaux avec cette démocratie irresponsable. » L’ancien parachutiste, sorti de l’Académie militaire en 1977, aux pires heures de la dictature militaire qui a mis sous coupe réglée le Brésil de 1964 à 1985, est devenu colonel d’artillerie avant de quitter l’armée en 1988 et de se lancer en politique. Devant les députés, il achève son discours en demandant la suppression du Congrès (Sénat et chambre des députés). (…)
Rien de tel au Brésil. Est-ce dû au fait que la répression a été moins meurtrière que dans les pays voisins ? Le Brésil a officiellement enregistré 400 morts et disparus sous la dictature, contre 3 200 au Chili et 30 000 en Argentine. Ou est-ce la puissance maintenue des militaires ? Jair Bolsonaro et bien d’autres, anciens militaires en tête, ont pu vanter sans jamais être inquiétés les années de « stabilité, de progrès et de succès » de la dictature.
Ce n’est qu’en 2012 que Dilma Rousseff, qui a succédé à Lula da Silva au poste de présidente, décide d’installer une commission nationale de la vérité (CNV) chargée d’établir l’ampleur des crimes commis par les militaires. Lors de l’installation de cette commission, elle pleure en évoquant ses compagnons tombés dans leur lutte contre la dictature. Elle-même a été arrêtée, torturée, emprisonnée durant trois ans. Au même moment, d’anciens militaires et le député Bolsonaro relaient les protestations qui se multiplient au sein de l’armée.
Dilma Rousseff devant le tribunal militaire en 1971. © DR
Deux ans plus tard, le 10 décembre 2014, la commission rend son rapport. Il établit que l’État est responsable d’au moins 434 morts ou disparus et de 20 000 tortures. Il pointe les violences dont ont été victimes les paysans et calcule que la dictature a entraîné la mort d’au moins 8 350 Indiens victimes d’une politique d’État pour les expulser de leurs terres.
Surtout, le rapport identifie la responsabilité de 377 membres du régime, en vie pour la majorité d’entre eux. Il reconnaît que la torture et les enlèvements constituaient une politique d’État. « Les graves violations des droits de l’homme, pendant les 21 ans de la dictature instaurée en 1964, furent le résultat d’une action généralisée et systématique de l’État, donnant lieu à des crimes contre l’humanité. » Ces derniers mots changent la nature juridique des crimes et ouvrent la voie à une possible révision de la loi d’amnistie de 1979. Mais aucune suite ne sera donnée à ce rapport. Et le 31 mars 1964, date du renversement du président João Goulart, est toujours célébré par les militaires comme le « jour de la Révolution ».
Car depuis la veille de la publication du rapport, les protestations ne font que grandir. Jair Bolsonaro est toujours en première ligne. Dans les médias, il exalte les « années d’ordre et de progrès » de la dictature. À la tribune du Parlement, il insulte Maria do Rosário, une députée du Parti des travailleurs et ancienne ministre des droits de l’homme de Dilma Rousseff. Il l’accuse d’avoir défendu « les vagabonds et les bandits ». Avant de conclure : « Maria do Rosario, je ne te viole pas parce que tu ne le mérites pas » (lire ici un article de Lamia Oualalou).
À la mémoire du colonel tortionnaire
Bolsonaro n’est désormais plus seul, loin de là. Deux mois plus tôt, en octobre 2014, il a été triomphalement réélu député de Rio lors des élections générales, multipliant par quatre le nombre de ses voix par rapport au précédent scrutin. Outre la défense de la dictature, il a mené campagne en dénonçant les droits de l’homme, « véritables droits des vagabonds », en assurant qu’un « bon bandit est un bandit mort », en qualifiant les Indiens de « puants et mal élevés » et en demandant le rétablissement de la peine de mort et l’abaissement de la majorité pénale à 16 ans, mesures et propos également repris lors de cette campagne présidentielle 2018.
Deux de ses fils profitent de la popularité de leur père : Eduardo, 33 ans, élu de São Paulo, entre à ses côtés au Parlement fédéral (a été réélu le 7 octobre) ; Flavio est le troisième député le mieux élu de l’Assemblée de Rio de Janeiro et est devenu sénateur ce mois-ci. Ce n’est pas tout. Les élections d’octobre 2014 installent un Congrès qui est le plus conservateur depuis le retour à la démocratie en 1985. Le nombre de militaires et de policiers élus augmente de 30 %. Le « bancada da bala », littéralement « le lobby de la balle », qui rassemble les élus favorables à l’industrie de l’armement et s’opposant à toute politique de limitation d’usage des armes à feu, n’a jamais été aussi puissant. Quatre-vingts députés sont évangéliques, du jamais vu.
Le colonel Ustra, l’un des rares tortionnaires à avoir été condamné en 2008. © DR
Toutes ces forces soutiennent aujourd’hui Bolsonaro. Et on les a retrouvées en ordre de marche avec la droite pour voter la destitution de Dilma Rousseff en 2016 à l’issue de longues manœuvres politiques tendant à rendre légal ce qui peut être qualifié de coup d’État. Le jour du vote des députés, Jair Bolsonaro choisit d’aller beaucoup plus loin. Voter ne suffit pas, il faut aussi humilier celle qui fut victime de la dictature.
Aussi dédie-t-il son vote à « Dieu, à la famille, aux forces armées, contre les communistes et à la mémoire du colonel Carlos Alberto Brilhante Ustra ». Le colonel Ustra fut l’un des principaux tortionnaires du régime militaire. Il dirigea le Centre d’opérations de défense interne de 1970 à 1974 et supervisa, voire participa à la torture de Dilma Rousseff. Il fut l’un des très rares militaires à être condamnés « pour séquestration et torture », par le tribunal civil de São Paulo en 2008. Mais laissé en liberté parce que protégé par la loi d’amnistie, il est resté engagé en politique jusqu’à sa mort en 2015. (…)
Son « candidat vice-président » est un général à la retraite depuis un an, Hamilton Mourão, lui aussi farouche défenseur des tortionnaires (lire un portrait du personnage ici). Bolsonaro a promis de confier plus de postes ministériels à des militaires ou à des policiers. Estimant que l’erreur de la junte militaire avait été « de torturer plutôt que de tuer », il n’a cessé durant sa campagne de demander à la police de « tuer plus de criminels ». Une police déjà réputée pour son extrême violence, ses liens avec les milices et les gangs criminels, et qui commet chaque année environ cinq mille meurtres…
Dans un pays dévasté par la violence, qui a compté l’an dernier plus de 64 000 homicides, Bolsonaro promet l’escalade : encourager la police et renforcer son impunité (14 personnes meurent chaque jour des mains de la police) ; faciliter les ventes d’armes ; en appeler aux milices privées pour faire rendre gorge pas seulement aux « bandits » mais aussi aux Indiens, aux activistes environnementalistes (57 ont été tués l’an dernier) ou aux militants du Mouvement des sans-terre, voire du Parti des travailleurs.
Le président sortant Michel Temer lui a ouvert la voie sur ces questions. D’abord en confiant le ministère de la défense et celui des services secrets à d’anciens militaires. Ensuite en décidant en février dernier, après le déferlement de violences lors du carnaval de Rio, de confier à l’armée la gestion de la sécurité dans l’immense métropole. Bolsonaro avait alors soutenu la mesure, tout en déplorant que l’armée n’ait pas suffisamment de latitude pour tuer… Le résultat est que depuis six mois, le taux d’homicides et de meurtres commis par les forces de sécurité n’a cessé d’augmenter.
Armée, police, violences, dictature et permis de tuer : Jair Bolsonaro n’a donc jamais varié depuis presque trente ans et sa première élection en 1990. Dimanche 21 octobre, il a ainsi pu annoncerau milieu des vivats qu’il allait se livrer « à la plus grande opération de nettoyage de l’histoire du Brésil » et « rayer de la carte du Brésil ces bandits rouges ».
Mais c’est à partir de 2013 et surtout de 2016 qu’il va trouver les soutiens électoraux qui lui avaient toujours manqué jusqu’alors. La mobilisation d’une droite de plus en plus radicalisée à partir des premiers mouvements sociaux de 2013, les campagnes de presse incessantes des médias de masse contre le PT et Dilma Rousseff vont lui permettre de se placer progressivement au centre du jeu. Et l’opération « Lava Jato » (Kärcher) va ensuite servir d’accélérateur.
La déferlante évangélique
Cette grande campagne anticorruption, qui ne fait pas qu’envoyer l’ancien président Lula en prison mais achève de discréditer tous les partis politiques et leurs responsables, est conduite par deux magistrats : le juge Sergio Moro et le procureur fédéral Deltan Dallagnol. Les deux magistrats se revendiquent évangéliques. « Adorateur de Jésus », le procureur Dallagnol s’en est expliqué en ces termes : « Ma cosmovision chrétienne fait que je crois que nous avons une fenêtre d’opportunité, que Dieu a ouvert la porte au changement. Si l’Église lutte pour cela, Dieu répond. » (…)
Cette « déferlante évangélique », titre du livre publié en février dernier par notre ancienne correspondante au Brésil Lamia Oualalou, est le résultat d’un mouvement de fond qui a bouleversé la société brésilienne et le champ politique. En trente ans, les évangéliques sont passés de 6 % à 22 % de la population, soit 43 millions de personnes, tandis que l’église catholique s’affaissait. Les temples évangéliques se sont construits au cœur des favelas, ils sont les jalons de ces immenses banlieues de Rio de Janeiro, São Paulo et autres grandes villes brésiliennes. Ils sont les centres sociaux de toutes ces familles pauvres, de ces travailleurs précaires éreintés par quatre ou cinq heures de transport par jour, et qui redoutent par-dessus tout de voir leurs enfants pris par les gangs et la violence.
Surtout, les églises évangéliques constituent aujourd’hui d’immenses puissances publiques. Elles ont constitué un gigantesque système de médias, appuyé sur des télévisions de masse : TV Record est la troisième chaîne la plus regardée du pays. Des milices privées sont rattachées aux temples pour faire régner la sécurité face aux gangs. C’est la lutte « du bien contre le mal », avec ce slogan énoncé par les soldats de l’une de ces milices : « C’est Dieu qui retire la vie, moi, je ne fais qu’appuyer sur la gâchette. »
En 2016, l’Église universelle du royaume de Dieu a placé son candidat à la mairie de Rio de Janeiro, deuxième ville du pays. Il s’appelle Marcelo Crivella. « “Dieu est le père, le fils, et le saint-esprit, Dieu est la famille” […], notre objectif est avant tout de protéger la famille », déclare-t-il le soir de sa victoire. Le Parlement fédéral compte alors 87 députés évangéliques, et voilà les églises qui entrent en force dans les municipalités. Surfant sur la vague conservatrice qui emporte le pays et la surmobilisation de la droite, les évangéliques imposent leurs thèmes : défense acharnée « de la famille et des valeurs chrétiennes », lutte contre tout projet de décriminalisation de l’avortement ou de reconnaissance de l’union de personnes du même sexe.
Jusqu’alors, les églises évangéliques se gardaient d’apparaître en première ligne, préférant peser sur tous les partis en échange de leur soutien à tel ou tel candidat. Le pasteur Silas Malafaia, qui dirige « l’Assemblée de Dieu Victoire dans le Christ », l’explique ainsi dans le livre de Lamia Oualalou : « Moi, être candidat, cela ne m’intéresse pas. Ce que j’aime, ce sont les coulisses de la politique. Au niveau local, nous imposons qui nous voulons. Aux dernières élections municipales, j’ai lancé un illustre inconnu : il a fait partie de ceux qui ont obtenu le plus de suffrages. »
Et au niveau national, la plupart des candidats n’ont eu d’autre choix que de s’incliner devant une telle puissance. En 2010, lorsque Dilma Rousseff est candidate à la succession de Lula pour la présidence, elle doit publier entre les deux tours une « lettre ouverte au peuple de Dieu », dans laquelle elle reconnaît l’importance du travail des églises évangéliques. Elle s’engage surtout à « ne pas proposer de changements de la législation sur l’avortement et sur d’autres thèmes concernant la famille », en référence aux droits des homosexuels.
En juin 1993, un nouvel élu monte à la tribune de la chambre des députés brésiliens. Jair Bolsonaro a la parole, il mitraille ses collègues parlementaires. « Je suis un partisan de la dictature, clame-t-il. Jamais nous ne résoudrons nos graves problèmes nationaux avec cette démocratie irresponsable. » L’ancien parachutiste, sorti de l’Académie militaire en 1977, aux pires heures de la dictature militaire qui a mis sous coupe réglée le Brésil de 1964 à 1985, est devenu colonel d’artillerie avant de quitter l’armée en 1988 et de se lancer en politique. Devant les députés, il achève son discours en demandant la suppression du Congrès (Sénat et chambre des députés).
Huit années seulement après un retour à la démocratie durement négocié avec les militaires, le discours de Bolsonaro fait alors scandale. Le président de la chambre annonce son intention de mettre fin au mandat du député. Il y renoncera quelques semaines plus tard, au vu des innombrables réactions de soutien à l’ancien militaire. James Brooke, journaliste au New York Times, le rencontre alors longuement. « Les gens m’embrassent et me traitent comme un héros national, lui explique Bolsonaro. Le peuple veut le retour des militaires, ils me demandent “Quand revenez-vous ?” » (lire ici l’article paru en 1993 dans le NYT).
Les délires d’un député isolé à l’extrême droite du paysage politique brésilien ? C’est ce qui a été cru en 1993, puis durant une bonne vingtaine d’années. Sauf extraordinaire bouleversement, c’est cet homme qui sera élu, dimanche 28 octobre, à la présidence du Brésil, grande puissance de l’Amérique latine et huitième économie mondiale. Avec lui risque de se refermer une parenthèse démocratique ouverte en 1985 seulement, dans un pays qui en un siècle n’avait connu que vingt-cinq années de régimes pouvant être qualifiés de démocratiques.
Car si Bolsonaro, 63 ans, n’a pas été avare de retournements en vingt-sept ans de carrière de député (admirateur de Chávez avant de le traiter de tyran, partisan de l’État avant de devenir ultralibéral), il s’est construit sur un principe : la haine de la démocratie et du système politique brésilien défini par la Constitution de 1988. Cette nostalgie de la dictature, de « la loi et l’ordre », des pleins pouvoirs aux militaires pour mater « les communistes », « les populations indiennes » et « les dégénérés », n’a jamais disparu au Brésil. Pire, elle est aujourd’hui partagée par de larges pans de l’électorat, excédés par l‘accumulation de crises depuis 2013.
« La construction d’une mémoire solide des années de dictature n’a jamais été entreprise. C’est au contraire une amnésie collective qui a été organisée, sur la base de l’amnistie des tueurs et des tortionnaires adoptée dès 1979 », expliquait à Mediapart l’historienne Maud Chirio (voir notre vidéo ici). L’Argentine, le Chili, l’Uruguay et le Paraguay ont fait un énorme travail sur les crimes des régimes militaires. Des responsables ont été jugés, emprisonnés, un récit documenté des années de terreur a été largement compris par les populations.
Rien de tel au Brésil. Est-ce dû au fait que la répression a été moins meurtrière que dans les pays voisins ? Le Brésil a officiellement enregistré 400 morts et disparus sous la dictature, contre 3 200 au Chili et 30 000 en Argentine. Ou est-ce la puissance maintenue des militaires ? Jair Bolsonaro et bien d’autres, anciens militaires en tête, ont pu vanter sans jamais être inquiétés les années de « stabilité, de progrès et de succès » de la dictature.
Ce n’est qu’en 2012 que Dilma Rousseff, qui a succédé à Lula da Silva au poste de présidente, décide d’installer une commission nationale de la vérité (CNV) chargée d’établir l’ampleur des crimes commis par les militaires. Lors de l’installation de cette commission, elle pleure en évoquant ses compagnons tombés dans leur lutte contre la dictature. Elle-même a été arrêtée, torturée, emprisonnée durant trois ans. Au même moment, d’anciens militaires et le député Bolsonaro relaient les protestations qui se multiplient au sein de l’armée.
Deux ans plus tard, le 10 décembre 2014, la commission rend son rapport. Il établit que l’État est responsable d’au moins 434 morts ou disparus et de 20 000 tortures. Il pointe les violences dont ont été victimes les paysans et calcule que la dictature a entraîné la mort d’au moins 8 350 Indiens victimes d’une politique d’État pour les expulser de leurs terres.
Surtout, le rapport identifie la responsabilité de 377 membres du régime, en vie pour la majorité d’entre eux. Il reconnaît que la torture et les enlèvements constituaient une politique d’État. « Les graves violations des droits de l’homme, pendant les 21 ans de la dictature instaurée en 1964, furent le résultat d’une action généralisée et systématique de l’État, donnant lieu à des crimes contre l’humanité. » Ces derniers mots changent la nature juridique des crimes et ouvrent la voie à une possible révision de la loi d’amnistie de 1979. Mais aucune suite ne sera donnée à ce rapport. Et le 31 mars 1964, date du renversement du président João Goulart, est toujours célébré par les militaires comme le « jour de la Révolution ».
Car depuis la veille de la publication du rapport, les protestations ne font que grandir. Jair Bolsonaro est toujours en première ligne. Dans les médias, il exalte les « années d’ordre et de progrès » de la dictature. À la tribune du Parlement, il insulte Maria do Rosário, une députée du Parti des travailleurs et ancienne ministre des droits de l’homme de Dilma Rousseff. Il l’accuse d’avoir défendu « les vagabonds et les bandits ». Avant de conclure : « Maria do Rosario, je ne te viole pas parce que tu ne le mérites pas » * (lire ici un article de Lamia Oualalou).
À la mémoire du colonel tortionnaire
Bolsonaro n’est désormais plus seul, loin de là. Deux mois plus tôt, en octobre 2014, il a été triomphalement réélu député de Rio lors des élections générales, multipliant par quatre le nombre de ses voix par rapport au précédent scrutin. Outre la défense de la dictature, il a mené campagne en dénonçant les droits de l’homme, « véritables droits des vagabonds », en assurant qu’un « bon bandit est un bandit mort », en qualifiant les Indiens de « puants et mal élevés » et en demandant le rétablissement de la peine de mort et l’abaissement de la majorité pénale à 16 ans, mesures et propos également repris lors de cette campagne présidentielle 2018.
Deux de ses fils profitent de la popularité de leur père : Eduardo, 33 ans, élu de São Paulo, entre à ses côtés au Parlement fédéral (a été réélu le 7 octobre) ; Flavio est le troisième député le mieux élu de l’Assemblée de Rio de Janeiro et est devenu sénateur ce mois-ci. Ce n’est pas tout. Les élections d’octobre 2014 installent un Congrès qui est le plus conservateur depuis le retour à la démocratie en 1985. Le nombre de militaires et de policiers élus augmente de 30 %. Le « bancada da bala », littéralement « le lobby de la balle », qui rassemble les élus favorables à l’industrie de l’armement et s’opposant à toute politique de limitation d’usage des armes à feu, n’a jamais été aussi puissant. Quatre-vingts députés sont évangéliques, du jamais vu.
Le colonel Ustra, l’un des rares tortionnaires à avoir été condamné en 2008. © DR
Toutes ces forces soutiennent aujourd’hui Bolsonaro. Et on les a retrouvées en ordre de marche avec la droite pourvoter la destitution de Dilma Rousseff en 2016 à l’issue de longues manœuvres politiques tendant à rendre légal ce qui peut être qualifié de coup d’État. Le jour du vote des députés, Jair Bolsonaro choisit d’aller beaucoup plus loin. Voter ne suffit pas, il faut aussi humilier celle qui fut victime de la dictature.
Aussi dédie-t-il son vote à « Dieu, à la famille, aux forces armées, contre les communistes et à la mémoire du colonel Carlos Alberto Brilhante Ustra ». Le colonel Ustra fut l’un des principaux tortionnaires du régime militaire. Il dirigea le Centre d’opérations de défense interne de 1970 à 1974 et supervisa, voire participa à la torture de Dilma Rousseff. Il fut l’un des très rares militaires à être condamnés « pour séquestration et torture », par le tribunal civil de São Paulo en 2008. Mais laissé en liberté parce que protégé par la loi d’amnistie, il est resté engagé en politique jusqu’à sa mort en 2015.
Lors des élections de ce 7 octobre 2018, les conservateurs et les ultras ont encore progressé. À l’issue du premier tour, 73 membres ou ex-membres des forces de l’ordre ont été élus au Sénat et à la Chambre des députés, contre 18 quatre ans plus tôt, calcule le site G1. Et si Bolsonaro n’a plus répété ses appels à un retour à la dictature, il a plaidé pour une militarisation de la société et de l’action publique.
Son « candidat vice-président » est un général à la retraite depuis un an, Hamilton Mourão, lui aussi farouche défenseur des tortionnaires (lire un portrait du personnage ici). Bolsonaro a promis de confier plus de postes ministériels à des militaires ou à des policiers. Estimant que l’erreur de la junte militaire avait été « de torturer plutôt que de tuer », il n’a cessé durant sa campagne de demander à la police de « tuer plus de criminels ». Une police déjà réputée pour son extrême violence, ses liens avec les milices et les gangs criminels, et qui commet chaque année environ cinq mille meurtres…
Dans un pays dévasté par la violence, qui a compté l’an dernier plus de 64 000 homicides, Bolsonaro promet l’escalade : encourager la police et renforcer son impunité (14 personnes meurent chaque jour des mains de la police) ; faciliter les ventes d’armes ; en appeler aux milices privées pour faire rendre gorge pas seulement aux « bandits » mais aussi aux Indiens, aux activistes environnementalistes (57 ont été tués l’an dernier) ou aux militants du Mouvement des sans-terre, voire du Parti des travailleurs.
Le président sortant Michel Temer lui a ouvert la voie sur ces questions. D’abord en confiant le ministère de la défense et celui des services secrets à d’anciens militaires. Ensuite en décidant en février dernier, après le déferlement de violences lors du carnaval de Rio, de confier à l’armée la gestion de la sécurité dans l’immense métropole. Bolsonaro avait alors soutenu la mesure, tout en déplorant que l’armée n’ait pas suffisamment de latitude pour tuer… Le résultat est que depuis six mois, le taux d’homicides et de meurtres commis par les forces de sécurité n’a cessé d’augmenter.
Armée, police, violences, dictature et permis de tuer : Jair Bolsonaro n’a donc jamais varié depuis presque trente ans et sa première élection en 1990. Dimanche 21 octobre, il a ainsi pu annoncerau milieu des vivats qu’il allait se livrer « à la plus grande opération de nettoyage de l’histoire du Brésil » et « rayer de la carte du Brésil ces bandits rouges ».
Mais c’est à partir de 2013 et surtout de 2016 qu’il va trouver les soutiens électoraux qui lui avaient toujours manqué jusqu’alors. La mobilisation d’une droite de plus en plus radicalisée à partir des premiers mouvements sociaux de 2013, les campagnes de presse incessantes des médias de masse contre le PT et Dilma Rousseff vont lui permettre de se placer progressivement au centre du jeu. Et l’opération « Lava Jato » (Kärcher) va ensuite servir d’accélérateur.
La déferlante évangélique
Cette grande campagne anticorruption, qui ne fait pas qu’envoyer l’ancien président Lula en prison mais achève de discréditer tous les partis politiques et leurs responsables, est conduite par deux magistrats : le juge Sergio Moro et le procureur fédéral Deltan Dallagnol. Les deux magistrats se revendiquent évangéliques. « Adorateur de Jésus », le procureur Dallagnol s’en est expliqué en ces termes : « Ma cosmovision chrétienne fait que je crois que nous avons une fenêtre d’opportunité, que Dieu a ouvert la porte au changement. Si l’Église lutte pour cela, Dieu répond. »
De Sergio Moro, Bolsonaro fait très vite un héros positif, acteur de la régénération morale du Brésil et « nettoyeur » d’un système politique vérolé et honni. Le juge devient une icône, son action un passage obligé de tous les discours du candidat d’extrême droite. Car Bolsonaro, même s’il est catholique (sa femme et deux de ses fils sont évangéliques), a pris soin de puissamment médiatiser en 2016 son baptême par un pasteur évangélique dans le fleuve Jourdain. Il sait que cette force nouvelle – les églises évangéliques – peut désormais faire et défaire les présidents.
Inauguré en 2014 à São Paulo, le plus grand temple du pays construit par L’Église uiverselle du royaume de Dieu est directement inspiré de l’ancien Temple de Salomon
Cette « déferlante évangélique », titre du livre publié en février dernier par notre ancienne correspondante au Brésil Lamia Oualalou, est le résultat d’un mouvement de fond qui a bouleversé la société brésilienne et le champ politique. En trente ans, les évangéliques sont passés de 6 % à 22 % de la population, soit 43 millions de personnes, tandis que l’église catholique s’affaissait. Les temples évangéliques se sont construits au cœur des favelas, ils sont les jalons de ces immenses banlieues de Rio de Janeiro, São Paulo et autres grandes villes brésiliennes. Ils sont les centres sociaux de toutes ces familles pauvres, de ces travailleurs précaires éreintés par quatre ou cinq heures de transport par jour, et qui redoutent par-dessus tout de voir leurs enfants pris par les gangs et la violence.
Surtout, les églises évangéliques constituent aujourd’hui d’immenses puissances publiques. Elles ont constitué un gigantesque système de médias, appuyé sur des télévisions de masse : TV Record est la troisième chaîne la plus regardée du pays. Des milices privées sont rattachées aux temples pour faire régner la sécurité face aux gangs. C’est la lutte « du bien contre le mal », avec ce slogan énoncé par les soldats de l’une de ces milices : « C’est Dieu qui retire la vie, moi, je ne fais qu’appuyer sur la gâchette. »
En 2016, l’Église universelle du royaume de Dieu a placé son candidat à la mairie de Rio de Janeiro, deuxième ville du pays. Il s’appelle Marcelo Crivella. « “Dieu est le père, le fils, et le saint-esprit, Dieu est la famille” […], notre objectif est avant tout de protéger la famille », déclare-t-il le soir de sa victoire. Le Parlement fédéral compte alors 87 députés évangéliques, et voilà les églises qui entrent en force dans les municipalités. Surfant sur la vague conservatrice qui emporte le pays et la surmobilisation de la droite, les évangéliques imposent leurs thèmes : défense acharnée « de la famille et des valeurs chrétiennes », lutte contre tout projet de décriminalisation de l’avortement ou de reconnaissance de l’union de personnes du même sexe.
Jusqu’alors, les églises évangéliques se gardaient d’apparaître en première ligne, préférant peser sur tous les partis en échange de leur soutien à tel ou tel candidat. Le pasteur Silas Malafaia, qui dirige « l’Assemblée de Dieu Victoire dans le Christ », l’explique ainsi dans le livre de Lamia Oualalou : « Moi, être candidat, cela ne m’intéresse pas. Ce que j’aime, ce sont les coulisses de la politique. Au niveau local, nous imposons qui nous voulons. Aux dernières élections municipales, j’ai lancé un illustre inconnu : il a fait partie de ceux qui ont obtenu le plus de suffrages. »
Et au niveau national, la plupart des candidats n’ont eu d’autre choix que de s’incliner devant une telle puissance. En 2010, lorsque Dilma Rousseff est candidate à la succession de Lula pour la présidence, elle doit publier entre les deux tours une « lettre ouverte au peuple de Dieu », dans laquelle elle reconnaît l’importance du travail des églises évangéliques. Elle s’engage surtout à « ne pas proposer de changements de la législation sur l’avortement et sur d’autres thèmes concernant la famille », en référence aux droits des homosexuels.
En 2014, c’est la candidate écologique Marina Silva, pourtant elle-même évangélique, qui se dit favorable à une législation sur l’union des personnes du même sexe. « Si d’ici à lundi, Marina ne prend pas position, elle aura droit au pire discours que j’aie jamais fait sur un candidat à la présidence », a aussitôt menacé le pasteur Silas Malafaia dans un message Twitter. Quelques heures plus tard, Marina Silva faisait marche arrière, se prononçant contre le mariage pour tous.
Un nouveau seuil est franchi avec cette élection présidentielle 2018. Car pour la première fois, la totalité des églises évangéliques se sont ralliées à Jair Bolsonaro. Son mépris des droits humains et ses apologies de la violence ne gênent pas les grands évêques évangéliques, même si la base renâcle parfois et ne suit pas les consignes de vote. Le candidat n’a pas seulement repris toutes les positions évangéliques sur la famille et les « valeurs morales » : il en a fait le deuxième axe de sa campagne après le « retour à l’ordre ».
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« Nous ne représentons pas encore la moitié des Brésiliens, donc imposer un candidat évangélique à la tête du pays n’est pas pour tout de suite », expliquait il y a plusieurs mois le pasteur Silas Malafaia. Le ralliement soudain et en bloc à Bolsonaro donne la mesure du basculement ultraconservateur de la société brésilienne. Et de sa polarisation. Face aux millions de femmes descendues dans les rues avec le slogan « Pas lui ! », face à la mobilisation de pans entiers de la société contre une victoire de Bolsonaro, les évangéliques ont accéléré en choisissant de ne plus disperser leurs voix. Avec un tel candidat, soutenu par une droite radicalisée, par les oligarchies, les milieux financiers et l’agrobusiness, l’occasion était unique d’accéder enfin à la table du pouvoir exécutif pour un grand banquet réactionnaire.
« Si Bolsonaro l’emporte finalement, c’est toutes les Amériques qui se trouveront à nouveau confrontées à leur passé autoritaire. C’est pourquoi le second tour n’importe pas seulement pour le Brésil, mais risque de résonner pour longtemps comme un coup de semonce dans l’horizon démocratique du sous-continent », écrivent dans une passionnante analyse les chercheurs Frédéric Vandenberghe et Jean-François Véran.
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Lire également ce billet de blog de notre abonné Heitor O’Dwyer de Macedo. Il rappelle quelques déclarations de Bolsonaro. Celle-ci par exemple : « Cette bande (de gauche), si elle veut rester ici (au Brésil), elle devra se soumettre à la loi de chacun d’entre nous. Sinon, elle ira soit en taule, soit dehors du Brésil. Ces marginaux rouges [couleur du Parti des travailleurs et du MST] seront bannis de notre patrie (…). Lula, tu vas pourrir dans la prison ! Mais ne t’en fais pas, bientôt, tu auras de la compagnie. »
Lire également sous l’onglet Prolonger de cet article