Israël: l’Etat de Droit mis à mal

En Israël, la Cour suprême dans la ligne de mire de la droite

La majorité de droite souhaite briser le pouvoir de supervision des juges sur ses lois. Les critiques craignent « un changement de régime ».

Par Publié hier (le 23/12/22), Le Monde

PALESTINIAN-ISRAEL-CONFLICT

Les juges prennent place à la Cour suprême d’Israël avant une audience pour statuer sur l’affaire des expulsions du quartier palestinien de Silwan, à Jérusalem-Est. A Jérusalem, le 25 octobre 2021. MENAHEM KAHANA / AFP

Les juges de la Cour suprême israélienne sont sur la sellette. Les futurs ministres du gouvernement de droite, qui doit prendre ses fonctions avant la fin de l’année, n’ont pas de mots assez durs pour cette « vieille élite », ces « gauchistes », ces « activistes » qui les empêchent de remodeler Israël à leur image. Ils ont promis de brider leur pouvoir.

Leur coalition veut se donner les moyens d’effacer, par une majorité étroite d’une soixantaine de députés sur 120, toute objection de la Cour à leurs textes, quand bien même ces derniers contreviendraient aux Lois fondamentales, qui tiennent lieu de Constitution à Israël. Ils souhaitent aussi permettre la nomination de ces juges selon la majorité politique du moment, à la manière américaine. Tout comme celle du procureur général et des conseillers légaux du gouvernement.

Les grands juristes d’Israël cherchent un précédent et n’en trouvent pas. L’un parle d’une « révolution conservatrice » et d’un « couperet sur la nuque des juges » ; un autre d’un « changement de régime ». Le 15 décembre, la procureure générale, Gali Baharav-Miara, a tiré un premier coup de semonce : « Sans supervision juridique et sans avis légal indépendant, nous nous retrouverions avec le seul principe du droit de la majorité. Cela et rien de plus : une démocratie sur le papier, mais pas en substance », déplorait-elle.

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« Nous pouvons devenir une autre Hongrie, une autre Pologne », met en garde l’éditorialiste du quotidien Yediot Aharonot Nahum Barnea. Un Etat où les minorités – en premier lieu, les citoyens arabes d’Israël, 20 % de la population – seraient privées de défense face aux lois votées par les représentants du plus grand nombre.

Pas un repaire de gauchistes

Il est de mauvais goût de demander à un juge israélien pour qui il vote. « C’est le fondement même du système. Même entre nous… Les soirs d’élections législatives, nous avions pris l’habitude de regarder ensemble les résultats, chez le président de la Cour Aharon Barak, se remémore la magistrate Dorit Beinisch, retraitée. Nous n’avons jamais su qui votait pour quel parti. Nous nous observions du coin de l’œil. Nous tentions de deviner qui se réjouissait, qui s’attristait. »

Mme Beinisch a succédé, en 2006, au juge Barak, une référence morale, le « grand rabbin » de la gauche israélienne. Artisan de la révolution constitutionnelle de 1995, c’est lui qui a systématisé le pouvoir de supervision des juges. Comme ses successeurs, Mme Beinisch en a usé avec parcimonie. En trente ans, la Cour n’a refusé que vingt-deux textes de la Knesset. Elle s’étonne que des anonymes viennent lui serrer la main presque chaque jour, à Tel-Aviv, où elle réside. Une manière, présume-t-elle, de l’assurer de leur attachement à une institution contestée.

De fait, la Cour n’est pas un repaire de gauchistes. Sur tout dossier issu des territoires palestiniens occupés, elle tend à accepter les « impératifs de sécurité » avancés par l’armée. « Le bilan de ces juges, grands défenseurs des droits de l’homme en Israël, n’est pas reluisant en ce qui concerne les Palestiniens, estime l’historien Tom Segev. Après la conquête militaire des territoires, en 1967, la Cour a autorisé les Palestiniens à faire appel devant sa juridiction. En règle générale, elle demande au gouvernement d’expliquer ses actions, mais elle accepte ses explications. »

Longtemps Israël a eu foi en ses juges. Le pays confie d’immenses responsabilités à ces quinze magistrats, historiquement plutôt juifs ashkénazes, originaires d’Europe et pensant à l’occidentale, laïques. « Le contrôle du gouvernement et du Parlement est pour l’essentiel assuré par la Cour, qui est à la fois la plus haute cour d’appel administrative, civile et pénale, une cour administrative et constitutionnelle », rappelle le professeur de droit Mota Kremnitzer. Cela fait d’elle la garante d’un équilibre des pouvoirs « extrêmement fragile, puisqu’il n’existe pas de vraie séparation entre l’exécutif et le Parlement, qui n’a qu’une seule Chambre. Nous n’avons pas de régions administratives, pas de districts électoraux distincts. Nous ne reconnaissons aucune cour internationale qui protège les droits de l’homme et n’avons pas de vraie Constitution ».

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« Le Likoud a changé »

Le vaste bâtiment moderniste, paré de pierre jaune, qui abrite la Cour, dans les hauteurs de Jérusalem-Ouest, est une ruche active. Par panels de trois, ses magistrats statuent sur quelque 5 000 dossiers chaque année. Un rythme éreintant, quand leurs homologues américains en voient passer moins d’une centaine.

Face à eux, les partis juifs ultraorthodoxes s’indignent qu’ils n’aient cessé de confirmer, depuis dix ans, que les étudiants des yeshivas (les écoles religieuses) doivent servir dans l’armée, au nom de l’égalité citoyenne face à la conscription. « Ils comprennent que, pour gagner ce combat, ils doivent changer la loi, tout simplement. Ils ne peuvent convaincre les juges de leur bon droit, mais ils peuvent diminuer leur pouvoir. Comme en Pologne, où une majorité conservatrice, catholique ultra, a simplement pris le contrôle de la Cour suprême », estime l’éditorialiste Nahum Barnea.

Ce sont leurs alliés de l’extrême droite religieuse qui avancent le projet de réforme le plus radical. La Cour a beau refuser de trancher sur le statut de leurs colonies en Cisjordanie, elle demeure un frein à leur extension. « Cette coalition commet une grave erreur en affaiblissant la Cour, prévient le juriste Mota Kremnitzer. Parce qu’elle est en réalité une puissante source de légitimation de leurs actes dans les territoires occupés. »

Depuis des mois, Yariv Levin, l’homme qui doit prendre en charge le ministère de la justice, multiplie les provocations. Son activisme étonne, de la part d’un membre du Likoud, le parti de Benyamin Nétanyahou. « Nationaliste et libéral, le Likoud a défendu plus qu’aucun autre l’indépendance de la justice », rappelle à bon droit Dan Meridor, fils de l’un des fondateurs du mouvement, et ancien ministre de la justice. C’est sous son autorité qu’a été promulguée, en 1992, la Loi fondamentale sur la dignité humaine et la liberté.

« Qu’est-ce qui a changé ? Le Likoud a changé !, regrette M. Meridor, qui a pris de longue date ses distances avec son parti. Il est devenu très nationaliste. Je ne vois pas beaucoup de ses membres défendre les droits de l’homme. Il pourfend les élites et le système judiciaire, derrière M. Nétanyahou. » Entre 2015 et 2019, le Likoud a soutenu l’ex-ministre de la justice Ayelet Shaked, issue de l’extrême droite religieuse, qui revendique avoir contribué à nommer plus de 300 juges et greffiers, dont six juges à la Cour suprême, en tentant de privilégier des candidats proches de son camp. Mais la Cour considérait encore M. Nétanyahou comme un rempart.

A la manière d’une guerre culturelle

En janvier, l’ancien président Aharon Barak saluait toujours en lui « l’un des grands défenseurs du système judiciaire ». Aujourd’hui âgé de 86 ans, le vieux juge honni par la droite s’était entremis, en vain, pour favoriser un accord de plaider-coupable au profit de M. Nétanyahou. Il s’agissait de clore son procès pour corruption, qui empoisonne la vie politique depuis 2020. Quelques mois plus tôt, après une audience, M. Nétanyahou avait accusé le bureau du procureur de mener rien de moins qu’« un coup d’Etat. » Il s’en défend aujourd’hui, mais sa réforme de la justice pourrait bel et bien mettre fin à son procès – ses alliés radicaux l’ont déjà promis.

« Nétanyahou a étudié aux Etats-Unis. Il a montré à l’occasion une grande prudence, pour ne pas heurter la Cour. Mais, avec le temps, ses vues ont changé. Sans son procès, il n’aurait pas pris cette voie », estime un ancien magistrat de la Cour, qui tient à demeurer anonyme.

Le premier ministre mène ce combat à la manière d’une guerre culturelle, au nom du « peuple » de droite. Ces coups de boutoir portent dans l’opinion. Selon l’Institut d’Israël pour la démocratie (IDI), la confiance en toutes les institutions ne cesse de baisser. En 2021, seulement 41 % des Israéliens déclaraient avoir confiance en la Cour suprême (contre 55 % en 2019).

Ces derniers jours, des députés de droite polémiquent violemment avec les représentants de la procureure générale, à la Knesset. Ils refusent leurs objections à une nouvelle loi, censée autoriser l’entrée au gouvernement d’un ministre ultraorthodoxe, Arié Déri, emprisonné pour corruption dans les années 1990 et condamné à une peine de prison avec sursis en 2021 pour fraude fiscale. « Cette loi est un uniforme taillé pour un seul individu. C’est constitutionnellement inacceptable, estime un autre ancien juge à la retraite. La Cour peut décider qu’il est déraisonnable de nommer ce ministre, qui a été emprisonné, condamné de nouveau, et qui s’était engagé face au tribunal correctionnel à se retirer de la vie publique. »

La presse s’interroge : les juges pourraient-ils finir par démissionner, en manière de protestation ? Pour M. Kremnitzer, cela reviendrait à saborder la Cour : « C’est ce que cherchent leurs opposants, qui envisagent déjà d’abaisser l’âge de la retraite pour se débarrasser de certains juges. »

Pour l’heure, M. Nétanyahou s’est refusé à coucher son projet de réforme noir sur blanc, dans les accords de gouvernement qu’il a noués avec ses alliés. Il souhaite rencontrer la procureure générale et la présidente de la Cour suprême, Esther Hayut, dès sa prise de fonctions. C’est ainsi que se rassure un ancien haut fonctionnaire du système judiciaire : « On ne fait pas une révolution avec une majorité simple. “Bibi” sait qu’il a besoin d’un large consensus au sein de la population, et il ne l’a pas. Cela peut contraindre son ambition. »