Genèse du discours sécuritaire

Depuis quarante ans, une même rhétorique de l’ordre

Genèse du discours sécuritaire

Peu de questions illustrent aussi bien le glissement de l’échiquier politique français vers la droite que la thématique de la « sécurité ». Pour une partie des candidats à la présidentielle française de 2022, elle constitue l’unique prisme permettant d’appréhender les dysfonctionnements de la société. Comment l’obsession de certains est-elle devenue aussi centrale ?

par François Thuillier , Le Monde Diplomatique, Avril 2022

Ne pas permettre aux pouvoirs de disposer à leur gré, pour leur confort, du vocabulaire » : l’ambition du dramaturge Jean Genet, formulée en 1977  (1), n’a rien perdu de son actualité. Car la force des puissants se mesure toujours à leur capacité d’imposer aux autres leur représentation du monde, leur langage. Comme, depuis quelques années, la notion de « sécurité », et son antonyme supposé : « violence ». Pourtant, le sens de ces deux termes est toujours lié au rôle social qu’on prétend leur faire jouer.

Les termes du débat ont été clairement posés au cours de l’année 1977, soit entre le premier choc pétrolier qui mit fin aux « trente glorieuses » et les débuts de la révolution conservatrice qui donnera à l’Occident la forme politique qu’on lui connaît aujourd’hui.

À quelques mois d’écart, Michel Foucault et Alain Peyrefitte dessinent le cadre conceptuel et tiennent les deux pôles d’une controverse qui n’a depuis cessé de se radicaliser. À l’occasion d’une mesure antiterroriste (l’extradition, à la demande des autorités allemandes, de l’avocat des membres de la Fraction armée rouge [RAF], Klaus Croissant, réfugié en France), le premier déclare dans Le Matin de Paris (2) : « Désormais, la sécurité est au-dessus des lois. » Avant d’ajouter : « Le pouvoir a voulu montrer que l’arsenal juridique est incapable de protéger les citoyens. (…) Il a considéré que l’opinion publique pouvait être conditionnée par les médias. Cette volonté de heurter fait d’ailleurs partie du jeu de la peur entretenue depuis des années par le pouvoir. Toute la campagne sur la sécurité publique doit être appuyée — pour être crédible et rentable politiquement — par des mesures spectaculaires qui prouvent que le gouvernement peut agir vite et fort par-dessus la légalité. »

L’époque est fondatrice. La crise économique qui s’installe et les mesures d’austérité provoquent des tensions sociales, syndicales et politiques. La droite agite le spectre de Mai 68 et du chaos pour raidir son discours. Elle se saisit de l’actualité du crime pour appeler à un accroissement du contrôle social et proposer un « pacte de sécurité » à la population. La logique punitive gagne du terrain. Foucault pressent que le prix à payer pour ce nouvel ordre symbolique est exorbitant.

Car le piège sémantique s’est refermé avec un rapport — dont la rédaction, entamée en avril 1976 sous la direction de Peyrefitte, vient de s’achever — vite claironné par les forces conservatrices (3). Il crée la notion de « violence » — mot apparu dans la langue française au XIIIe siècle — dans le sens qui deviendra le sien. Le terme, volontairement opaque, mais asséné 569 fois en 193 pages (4), recouvre à la fois les troubles à l’ordre public et les atteintes aux personnes, soit globalement les illégalismes populaires, pour aboutir à une sorte de fétichisation de la sécurité au profit d’un nouvel ordre bourgeois. Cette « violence » est décrite à grands traits en augmentation et comme un « ferment de désagrégation ». Elle fournit dès lors des attendus à une longue série de textes « sécuritaires » inaugurée avec la loi dite « sécurité et liberté » du 2 février 1981.

Pour le camp conservateur, cette prise d’otage sémantique, qui restreint le sens du terme « violence » à la délinquance des pauvres, s’avère un instrument de conquête, puis de maintien au pouvoir. Mais cette rhétorique de l’ordre verrouille surtout l’espace politique d’un camp dont la fuite en avant « sécuritaire » nourrit l’émergence, en son sein, d’une extrême droite aujourd’hui aux portes du pouvoir. Depuis, pour la gauche réformatrice, débattre de la sécurité consiste à adopter le vocabulaire et les mines sombres de l’adversaire.

La droite doublée sur sa droite

Pourtant, dès l’origine, souhaitant rompre avec l’ordre féodal, les révolutionnaires placent la « sûreté » au cœur de leurs préoccupations (cf. articles 2 et 12 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen) — une garantie contre l’arbitraire de l’État. On retrouve ce souci de la « force publique » deux siècles plus tard dans le programme commun de 1972, porté par le Parti communiste français (PCF) et le Parti socialiste (PS), qui constate que la police est demeurée, tant dans ses pratiques que dans son essence, une institution d’Ancien Régime. Mais un tournant s’opère progressivement au sein des forces de gauche.

Le sujet disparaît des « 110 propositions » du candidat François Mitterrand en 1981. Cet « oubli » accompagne le recentrage doctrinal du PS qui, devenu hégémonique au sein de la gauche avec le déclin du PCF, ne compte plus s’embarrasser de problématiques susceptibles de lui coûter l’accès au pouvoir. Par la suite, le PS attribue ses défaites électorales successives de 1986 et 1993 à cette « insécurité » qui gagne les « unes » des journaux (5). La « deuxième gauche » choisit de dramatiser, et certains (MM. Bruno Le Roux, Daniel Vaillant et Julien Dray) se positionnent déjà en faveur d’une approche autoritaire, reprenant mot pour mot la rhétorique droitière sur les banlieues et la mise à l’index de la petite délinquance.

Quand il revient au pouvoir à la suite de la victoire de la gauche plurielle aux législatives de 1997, le PS assure que cette fois il a compris la leçon. Dans son discours de politique générale, le premier ministre Lionel Jospin déclare que « la sécurité est garante de la liberté ». En octobre de la même année, le colloque de Villepinte, organisé par le gouvernement, entérine un alignement général sur les poncifs conservateurs. Experts proches du pouvoir et ministres y chantent les louanges de la « sécurité quotidienne », du « continuum de sécurité » et de la « police de proximité » au profit de l’« ordre dans la rue ». Plus rien ne distingue dès lors les positions socialistes de celles de la droite la plus dure.

Mais ce n’est pas encore suffisant. à l’occasion de sa défaite à l’élection présidentielle de 2002, et devant l’accession de M. Jean-Marie Le Pen au second tour, M. Jospin déclare le 3 mars 2002 qu’il a « péché par naïveté » sur l’insécurité. Malgré certains atermoiements, le PS se dilue un peu plus encore dans l’ordre sécuritaire. En mai 2012, lorsqu’il arrive place Beauvau, M. Manuel Valls s’adosse dès le départ à la ligne du discours de Grenoble de l’ancien président Nicolas Sarkozy, en 2010 : rhétorique guerrière, remise en cause de la justice des mineurs, lien entre immigration et délinquance, etc.

Il s’appuie d’ailleurs sur les mêmes réseaux policiers que M. Sarkozy, lui-même ministre de l’intérieur de mai 2002 à mars 2004, puis de juin 2005 à mars 2007. L’augmentation de la menace terroriste, qui culmine avec les attentats de 2015, lui permet même de dépasser les positions de la droite classique pour s’aventurer sur le terrain identitaire (avec l’essentialisation de l’islam dans le crime terroriste) et sur celui de l’alignement stratégique avec les pays anglo-saxons (avec l’argument de la « guerre contre le terrorisme »).

En moins d’un demi-siècle, la gauche dite « de gouvernement » a donc parcouru tout l’arc politique sur les questions de sécurité, cherchant sa voie pour finir dans le camp de ceux qu’elle avait vocation à combattre. Mais, dès lors que le PS s’est mis à relayer le discours sécuritaire, celui-ci a cessé de représenter une simple propagande de droite et a achevé de subvertir le débat public. Grâce à ce thème, les conservateurs ont réussi à s’arrimer au pouvoir ; une victoire écrasante et durable, confortée par leur mainmise sur les principaux moyens de fabrication de l’opinion publique. Mais sur quelle réalité s’appuie un tel discours ?

L’hypothèse d’une augmentation de la violence est invérifiable en l’absence d’outils de mesure crédibles. Il existe en fait plusieurs types de recueil de données du processus criminel, mais chacun présente des biais. Tout d’abord les enquêtes dites de victimation (qui mesurent le sentiment de vulnérabilité, c’est-à-dire le risque estimé de se trouver soi-même en danger) et les enquêtes de délinquance et de déviance autoreportées, apparues dans les années 1980, qui sont sans doute les plus proches de la réalité, mais souffrent des distorsions de perception des auteurs et des victimes.

Les statistiques policières ensuite : diffusées depuis 1973, elles ne sont pas réellement utilisables. Elles ne mesurent que des faits constatés et dans une optique restrictive (absence des contraventions, des faits ignorés et des délits traités par d’autres administrations comme les droits du travail, fiscal ou de l’environnement). Elles ne traduisent donc que des priorités répressives, en particulier depuis 2002 et l’instauration de la culture du résultat qui détourne l’activité des services. Les statistiques judiciaires et pénitentiaires, quant à elles, (qui vont de la poursuite à la condamnation, en passant par l’instruction) existent depuis le XIXe siècle, mais sont souvent le reflet des sanctions accrues qui touchent les illégalismes populaires comparés à la délinquance des riches du fait, justement, des priorités des politiques pénales, de la faiblesse des moyens de défense et des insuffisantes garanties de représentation des mis en cause. À l’imperfection de tels capteurs, s’ajoutent les fluctuations du périmètre législatif des infractions — sans cesse en augmentation — pour priver l’observateur de toute certitude en la matière.

La seule statistique fiable — car elle ne souffre d’aucune ambiguïté de recueil et est reproductible dans le temps et l’espace, ce qui permet les comparaisons internationales — est celle de la violence par homicide. Or celle-ci présente une baisse tendancielle sur le temps long (6). Alors qu’au XIIIe siècle ce taux (calculé annuellement pour 100 000 habitants) était de 100, il tombe à 10 au XVIIe, pour atteindre globalement 1 aujourd’hui en Europe occidentale. Cette pacification des mœurs, qui a suivi l’édification progressive de l’État, a parfois subi quelques inflexions (seconde guerre mondiale, guerre d’Algérie, terrorisme et contre-terrorisme de nos jours, dont on peine encore à mesurer les effets), mais elle accrédite l’idée que la grande violence a diminué en France, y compris chez les jeunes et les étrangers.

Dans ces conditions, le succès des débats sur l’insécurité ne démontrerait-il pas plutôt une baisse de notre seuil de tolérance à la violence ? Et une hausse de sa dénonciation ? Pour y voir clair dans les enquêtes d’opinion, il faut distinguer deux notions. Tout d’abord, la peur de « victimation », sentiment relativement stable depuis de nombreuses années. Ensuite, la préoccupation pour la délinquance, c’est-à-dire l’inquiétude liée au spectacle de la violence, ici des pauvres se battant entre eux, policiers compris. Celle-ci varie en fonction de l’actualité et des contextes politiques. Il s’agit d’un ressenti qui ne provient pas des chiffres, mais d’un récit sur la sécurité, qui influe différemment en fonction de l’âge, du sexe, de l’affinité partisane ou de la position sociale (7) et qui présente donc un caractère subjectif et contingent.

Des « traîtres » à leur classe

Dans ce cas, d’où provient ce récit ? Quel en est le but ? Dans cette guerre de l’opinion, la mise à l’affiche de la question de la « sécurité » correspond à un agenda et à un projet. Les « bénéficiaires secondaires du crime » sont clairement identifiés parmi ceux qui ont fait de la violence une rente politique, économique, académique, publicitaire et médiatique.

Si un travail sur les discours semble donc impossible tant que l’information du public demeurera aux mains des puissances d’argent, un travail sur l’institution elle-même apparaît, lui, pour l’instant, purement théorique. Dans les milieux qui ont appris à éviter, à fuir ou à se passer de la police, on considère parfois l’idée de sa seule réforme comme une « mélancolie démocratique (8)  », un projet anachronique. À peine suggère-t-on, à intervalles réguliers, le renforcement des organes d’inspection.

Quelques réflexions sur la « dépoliciarisation » ont tout de même affleuré ces dernières années, soit dans les milieux universitaires influencés par la criminologie critique et la sociologie de la déviance, soit dans les milieux sécuritaires soucieux de repositionner l’institution sur son cœur de métier et de la préserver des missions annexes où son image est la plus controversée (mesures sanitaires, conflits d’usage de l’espace public, maintien de l’ordre privé, etc.). L’approche latine d’une police des institutions (par défi qui se présente à l’ensemble des partis de gauche, sommés de trouver pour l’avenir des modes d’action innovants, et de s’interroger sur le pouvoir critique duopposition à l’approche anglo-saxonne, qui recherche, notamment, de manière constante la confiance de la population) a pourtant favorisé l’idée que les 250 000 membres des forces de l’ordre françaises (police et gendarmerie réunies) ont trahi leur classe sociale et renié leurs origines populaires pour se mettre au service des tenants du pouvoir. Certes, les révolutions démocratiques de la fin du XVIIIe siècle ont introduit la notion d’égalité devant la loi, mais, pour certains, le policier demeure encore celui qui défend l’accaparement des richesses et des espaces par une minorité, celui qui répercute la loi du plus fort et l’ordre des choses, celui qui accentue les rapports de domination.

Cela étant, pour ceux qui accepteraient aujourd’hui les termes du débat sur la sécurité, des arguments existent pour contester les analyses avancées dans les médias. Un travail sérieux sur les chiffres et la façon de les communiquer permettrait aisément de contrer partout où c’est nécessaire l’idéologie sécuritaire. Mais doit-on le faire au risque d’alimenter un débat qui, en lui-même, sert pour l’heure ses seuls bénéficiaires ? Voilà le langage.

François Thuillier

Chercheur associé auprès du Centre d’études sur les conflits, membre du conseil scientifique du laboratoire d’idées Intérêt général, auteur notamment de La Révolution antiterroriste (Temps présent, 2019, prix Iris/Géopolitiques de Nantes 2020).

(1Jean Genet, préface aux Textes des prisonniers de la Fraction armée rouge et dernières lettres d’Ulrike Meinhof, Maspero, Paris, 1977.

(2) Entretien avec Jean-Paul Kauffmann, Le Matin de Paris, 18 novembre 1977.

(3) Alain Peyreffite, Réponses à la violence. Rapport à M. le Président de la République présenté par le comité d’études sur la violence, la criminalité et la délinquance, La Documentation française, Paris, 1977.

(4) Nicolas Bourgoin, La Révolution sécuritaire (1976-2012), Champ social, Paris, 2013.

(5) Laurent Bonelli, La France a peur. Une histoire sociale de l’« insécurité », La Découverte, Paris, 2008.

(6) Robert Muchembled, Une histoire de la violence. De la fin du Moyen Âge à nos jours, Seuil, Paris, 2008.

(8) Collectif, Défaire la police, Éditions Divergences, Paris, 2021.

en perspective

Evelyne Sire-Marin, avril 2022

« Gardienne de la liberté individuelle », selon la Constitution, l’autorité judiciaire prête pourtant main forte à la politique répressive de l’État : la lourdeur des condamnations infligées aux « gilets jaunes » contraste ainsi avec la clémence envers les violences de la police. Paupérisée et dénigrée, la justice est gagnée par l’idéologie sécuritaire. Mais certains magistrats refusent cette dérive. →

Vincent Sizaire, février 2020

D’un côté, l’idéologie sécuritaire augmente la répression que subissent les classes populaires. De l’autre, police et justice se désintéressent de la criminalité des puissants, qu’il s’agisse de représentants de l’État ou d’intérêts privés. Loin de rendre la société plus sûre, ce déséquilibre augmente son niveau d’injustice et de violence, laissant se propager une tolérance générale à l’égard des pratiques illégales. →

Loïc Wacquant, mai 2002

La nouvelle percée électorale de l’extrême droite en France s’explique à la fois par un mal social et par une peur. La peur, c’est celle de l’« insécurité », que les médias et les principaux candidats ont presque (…) →