Extrêmes droites et les subventions

Enquête

Comment l’État subventionne l’extrême droite radicale

De nombreuses structures profitent d’un mécanisme de défiscalisation des dons aux associations «d’intérêt général», statut auto-attribué et très peu contrôlé, qui revient à une forme de subvention. Selon nos informations, chaque année échappent ainsi à l’impôt au moins 12 à 15 millions d’euros versés à cette mouvance qui collectionne les dissolutions, condamnations et appels à la haine.

 

par Pierre Plottu et Maxime Macé, Libération

publié le 9 avril 2021 à 20h33

C’est l’histoire d’un mec qui se retournerait dans sa tombe. Un mec à qui l’on doit la «loi Coluche», ce texte crucial pour le tissu associatif, car il permet de déduire de ses impôts 66 % des dons versés aux structures «d’intérêt général», qui sont ainsi de fait subventionnées par la collectivité. Un «marché du don» français estimé à plus de 2,5 milliards d’euros par an et qui, s’il bénéficie dans son immense majorité à des associations qui ont bien une utilité publique ou participent du contrat social (ONG variées, associations caritatives, think-tanks de gauche comme de droite, etc.) est, aussi, un outil qu’utilisent nombre d’acteurs de l’extrême droite radicale pour se financer.

Après avoir analysé des dizaines de sites internet et des centaines de pages de documents, Libération, sans prétendre à l’exhaustivité, a identifié plus d’une trentaine d’associations relevant des marges radicales de droite qui mettent à profit ce dispositif. Et il est fructueux : au total, nous avons identifié une vingtaine de millions d’euros de dons, défiscalisés à 66 %, qui sont versés chaque année depuis des années à ces organisations, qu’elles soient identitaires, catholiques intégristes, royalistes ou nationalistes. «Quand vous créez un crédit d’impôt égal aux deux tiers des sommes versées, il s’agit bien d’une subvention», explique le député centriste Charles de Courson. Rapporté au total des dons collectés par la mouvance, c’est donc bien la solidarité nationale qui finance à hauteur d’au moins 12 à 15 millions d’euros par an cette extrême droite qui collectionne les dissolutions, condamnations et appels à la haine.

Le cas identitaire n’est pas une exception

L’exemple le plus frappant est sans doute celui de la galaxie des franchises locales de Génération identitaire qui, si elles ont échappé à la dissolution de GI, promeuvent les mêmes discours de haine. Et qui délivrent donc à leurs donateurs des reçus fiscaux, bien qu’elles n’en fassent que discrètement la publicité. En 2017, le fascicule «Sauvez la Traboule» (le local lyonnais de GI géré par l’asso du même nom) appelait ainsi aux dons pour payer les travaux nécessaires à la réouverture des lieux, fermés par décision administrative pour manquement aux règles de sécurité. L’association identitaire y spécifiait : «Vous souhaitez un reçu fiscal afin de déduire 66 % du montant du don de vos impôts ? Contactez-nous.»

Concernant la branche niçoise, matérialisée par l’association «Noir et Rouge» (NR), c’est directement sur le site du groupe (qui redirige aujourd’hui vers une page Facebook au nom du nouveau local, le «15.43») que le dispositif était mentionné. Chez les Lillois de la Citadelle, avec lesquels GI a soi-disant pris ses distances après le scandale du documentaire Generation Hate, en 2018, le magazine qu’éditait la bande, Citadelle Mag’, précisait que les dons versés étaient déductibles des impôts. La page d’accueil du site de l’association satellite «Nord solidaire» également.

Génération identitaire procédait-elle de même ? La question se pose au vu d’un ancien document du groupe qui évoque bien la déduction fiscale, bien qu’il n’en soit fait mention nulle part ailleurs. En 2017, «Libération» révélait également que la cagnotte montée par l’identitaire Damien Rieu (désormais candidat RN aux prochaines départementales) pour financer ses «frais de procédure» et des «frais d’avocat», ainsi que ceux de ses camarades jugés pour l’occupation de la mosquée de Poitiers, proposait déjà de délivrer des reçus fiscaux aux donateurs. C’était via «Solidarité pour tous», association montée par des activistes d’extrême droite qui se revendiquaient proches de la Manif pour tous selon LCI.

 

Le cas identitaire n’est pas une exception, ni même l’exemple le plus radical. Ce titre pourrait revenir au «quotidien d’information nationaliste et identitaire en ligne» Synthèse nationale, qui organise également des événements réunissant le gotha de l’extrême droite la plus dure. Ici ont tribune ouverte Jean-Marie Le Pen, l’ex-skinhead nénonazi Serge Ayoub, les antisémites Yvan Benedetti (ex-Oeuvre française, dissoute, devenue les Nationalistes) et Jérôme Bourbon (Rivarol), le suprémaciste blanc Daniel Conversano ou le catho intégriste Alain Escada (Civitas). C’est dans une de ces réunions semi-publiques qu’un responsable de l’ex-Bastion social est venu annoncer la poursuite des actions du groupe qui venait d’être interdit pour sa violence et son racisme. Synthèse nationale, qui délivre donc à ses mécènes des reçus permettant de défiscaliser leurs dons.

Des dizaines d’autres mouvements radicaux

Le mécanisme est en outre déjà connu notamment depuis que Civitas a été épinglé par l’administration fiscale, en 2016. L’Union des familles laïques (Ufal) avait lancé une pétition «contre le financement public de Civitas» qui avait recueilli plus de 16 000 signatures, poussant les autorités à se saisir de la question puis à retirer au mouvement le droit de délivrer à ses donateurs des reçus de défiscalisation. Qu’à cela ne tienne, l’association s’était dans la foulée transformée en parti politique et avait donc pu de nouveau fournir les précieux sésames (sous un régime toutefois moins favorable puisque limité à 7 500 euros de dons par an et par personne, contre 20 % du revenu imposable pour une association).

 

«Civitas, sorti par la porte, rentre par la fenêtre», avait dénoncé à l’époque le député Olivier Falorni (aujourd’hui membre du groupe Libertés et Territoires), s’insurgeant : «le contribuable n’a pas à financer le fonctionnement d’une association qui prône la discrimination, prêche la haine, conteste la démocratie». Cinq ans plus tard, le groupe bénéficie toujours de ce qui est indirectement une subvention publique, et a été rejoint par Les Nationalistes d’Yvan Benedetti, créé en 2018. Civitas met d’ailleurs ce dispositif en avant sur son site internet ou ses formulaires d’adhésion, puisque la déduction concerne aussi les cotisations. Contactée, la Commission nationale des comptes de campagne et des financements politiques (CNCCFP) rappelle qu’en vertu de ses attributions, strictement encadrées par la loi, il ne lui appartient pas «de reconnaître telle ou telle association comme parti politique». Et que «dès lors que les conditions prévues par la loi du 11 mars 1988 sont remplies» elle a «l’obligation de délivrer un agrément à l’association de financement du parti politique».

Au-delà de ces exemples, c’est bien toute une mouvance qui exploite le même mécanisme. Après des semaines à tirer le fil de laine de liens en liens, de sites en sites, de tracts en formulaires d’adhésion, Libération a identifié des dizaines d’autres mouvements radicaux qui proposent eux aussi de défiscaliser les dons qui leur sont versés. Des royalistes maurrassiens de l’Action française aux racialistes de l’Institut Iliade en passant par les nationaux-catholiques d’Academia Christiana ou les intégristes de la Fraternité sacerdotale Saint-Pie-X, sans oublier le think-tank identitaire Polémia de Jean-Yves Le Gallou, le CNRE de Renaud Camus (vulgarisateur de la théorie complotiste du «grand remplacement»), les spécialistes de la lutte contre «les racismes antifrançais et antichrétien» de l’Agrif… Au total, ce sont plus de trente de ces structures qui se jouent du système pour bénéficier des largesses de l’Etat. Loin de ce qui se fait par exemple au sein de la gauche radicale.

Bon nombre de ces mouvements ne s’en cachent pas et ont même mis en place sur leur site un «calculateur» qui permet de visualiser en direct le «coût réel», après déduction fiscale, des dons. Quelques autres tentent de rester discrets en externalisant leur financement au sein d’une structure tierce au nom moins identifiable, telle l’«Association de soutien à la presse alternative» qui recueille des dons pour plusieurs sites internet d’extrême droite (Breizh info, Visegrad Post, Paris Vox…).

Le mouvement chinois Falungong

Concrètement, au titre notamment des articles 200 et 238 bis du code général des impôts, peuvent délivrer lesdits reçus fiscaux les associations reconnues «d’utilité publique», statut acté par un décret du Conseil d’Etat, ou «d’intérêt général». Les textes précisent bien que, pour en bénéficier, il faut présenter notamment «un caractère philanthropique, éducatif, scientifique, social, humanitaire, culturel» et assurer une «activité non lucrative», «une gestion désintéressée» et agir au profit d’un «cercle étendu de bénéficiaires». Mais, dans la pratique, «une association peut d’elle-même s’autoproclamer autorisée à délivrer des reçus fiscaux», résume Stéphanie Damarey, professeure agrégée de droit public à l’université de Lille. «La Cour des comptes a déjà fait plusieurs alertes sur ce sujet.»

«Il n’y a pas d’autorisation préalable», confirme une source à Bercy, «et guère de possibilités de vérifier a posteriori si l’activité déclarée par une association correspond à son activité réelle». Tout au plus, en cas de doute, une structure de bonne volonté peut-elle demander à l’administration fiscale de lui confirmer qu’elle est bien dans les clous via une procédure de rescrit. Mais celle-ci, qui est donc volontaire, se base uniquement sur des éléments déclaratifs.

Une association peut donc travestir son action en déclarant qu’elle a un caractère scientifique ou une activité culturelle alors qu’elle prône la haine raciale : elle ne sera pas contrôlée. Et l’extrême droite française n’est pas la seule à utiliser cette faille. Libération a par exemple pu identifier que la branche française du média complotiste lié au mouvement chinois Falungong, The Epoch Times, se considère elle aussi d’intérêt général et délivre des reçus fiscaux à ses donateurs.

«C’est un outil qui peut être utilisé par certains acteurs peu scrupuleux pour se financer», concède notre source à Bercy, qui souligne combien il est compliqué pour l’administration fiscale de faire des contrôles. Tous nos interlocuteurs sont en outre unanimes : faute de personnel, Bercy n’a pas les moyens de faire le nécessaire. «Il y a la tentation pour de nombreuses associations de vouloir profiter de cette manne, d’autant qu’il n’y a pas de garde-fou», pointe ainsi Stéphanie Damarey.

Liens troubles avec le régime criminel de Bachar al-Assad

Et pourtant les chiffres sont conséquents. L’analyse des comptes des associations que nous avons identifiées montre que cette constellation engrange plus d’une vingtaine de millions d’euros de dons annuels. Mais le montant total est toutefois possiblement très supérieur : sur la trentaine de structures identifiées une grosse demi-douzaine seulement publie des éléments comptables. La législation prévoit pourtant l’obligation pour toute association percevant des subventions ou bénéficiant de plus de 153 000 euros de dons par an de rendre publics ses comptes, dûment certifiés.

 

 

Parmi les quelques «bons élèves» qui répondent à cette obligation de transparence, il y a par exemple l’une des championnes du genre : l’ONG d’extrême droite SOS Chrétiens d’Orient (SOSco) dont le compte de résultat mentionne près de huit millions d’euros de dons annuels. Via cette structure fondée par des collaborateurs parlementaires RN pour faire perdurer l’émulation militante de la Manif pour tous, ce sont ainsi, potentiellement, plus de cinq millions d’euros qui échappent à l’État via la déduction fiscale qu’il assume. L’ONG, où sont passées nombre de figures identitaires ou radicales et dont le «chef des opérations» est un ancien des Jeunesses nationalistes (groupuscule néofasciste dissous après la mort de Clément Méric), a été récemment épinglée par Mediapart pour l’opacité de son fonctionnement et, surtout, ses liens troubles avec le régime criminel de Bachar al-Assad. Le site mettait également en doute son action sur le terrain, citant par exemple ces 470 000 euros versés à une association fondée et pilotée par la propre femme du dictateur syrien pour la construction d’un bâtiment éducatif à Alep qui existait déjà.

Transparence également chez Radio Courtoisie, la radio «de toutes les droites», surtout extrêmes avec des «patrons» d’émission venus du Grece, de l’OAS ou du FN, qui a récolté 1,152 million d’euros de dons en 2019 à travers son «Fonds de dotation Radio Courtoisie». Ou encore du côté de la webtélé identitaire TV Libertés qui, camouflant sa collecte via son «Association de soutien au nouvel audiovisuel» (Asna), publie des comptes mentionnant 1,6 million d’euros de dons en 2018 et 1,5 million en 2017.

 

 

Mais il y a aussi d’autres structures plus modestes, telle Solidarité Kosovo, association confidentielle fondée par des membres du Bloc identitaire, groupe héritier du mouvement Unité Radicale dissous après qu’un de ses membres, Maxime Brunerie, a tenté d’assassiner Jacques Chirac le 14 juillet 2002. Solidarité Kosovo a déclaré environ un million d’euros de dons en 2017 puis encore un autre million en 2018, derniers comptes disponibles.

«Nombre important de testaments»

Après vérifications, il apparaît que les comptes de la grande majorité de ces associations restent totalement opaques. Mais, ici aussi, c’est la question des moyens de contrôler les éventuels écarts qui se pose. «Les préfectures sont incapables de vérifier quoi que ce soit ! Je connais des tas d’associations qui n’ont jamais envoyé leurs comptes et qui n’ont jamais été rappelées», pointe le député Charles de Courson.

 

C’est l’exemple du «mauvais élève», qui ne publie pas ses comptes, qu’est la Fraternité sacerdotale Saint-Pie-X (FSSPX). Selon une enquête publiée en 2018 par Streetpressces intégristes ont ainsi déclaré en 2012 très exactement «6 961 964 euros de dons financiers et 10 483 501 euros de legs» collectés via l’association «Les apôtres de Jésus et Marie ou Fraternité sacerdotale Saint-Pie-X». Le média soulignait les méthodes peu orthodoxes de la FSSPX et «le nombre important de testaments» la désignant légataire «contestés devant un tribunal» par des proches des défunts.

Le seuil au-delà duquel il est obligatoire de déposer ses comptes est en outre dépassé par des structures aussi confidentielles que Solidarité Kosovo, avec son million d’euros de dons annuels sur les derniers exercices. Mais aussi par le fonds de dotation «GT Editions», qui tire son nom des initiales de son patron, le collaborateur parlementaire LR Guillaume de Thieulloy, et qui regroupe des sites de «réinformation» de la sphère catholique traditionaliste et islamophobe comme Salon beige, Riposte catholique ou Observatoire de la christianophobie. Ce fonds déclare près de 300 000 euros de dons en 2018 et plus de 450 000 en 2017. Même la très discrète association Nationalité, Citoyenneté, Identité qui se cache derrière le petit blog La France rebelle, déclare 275 000 euros de dons en 2019 et 215 000 en 2018. Mais certaines n’atteindraient pas le seuil fatidique des 153 000 euros de dons par an qui les obligerait à publier leurs comptes. A l’image de l’association centenaire Action française (responsable de l’attaque récente du conseil régional Occitanie) ou de l’Institut Iliade, dont le colloque annuel, payant, à la Maison de la chimie fait salle comble. Génération identitaire ne publiait pas non plus ses comptes, alors que le service de renseignement financier Tracfin évaluait son budget annuel à 300 000 euros.

Le total des dons récoltés par la mouvance est donc possiblement bien plus élevé que la vingtaine de millions d’euros de dons que Libération a identifiée, dont 12 à 15 millions défiscalisés. Un modus operandi opportuniste, mais aussi très politique. Et ça, c’est peut-être Jean-Yves Le Gallou, ex-cadre FN et figure de la mouvance, qui en parle le mieux : «Pour 150 euros donnés, il ne vous en coûtera que 50 euros. Et ce sera 100 euros de recettes en moins pour l’Etat, ce qui entravera le financement d’associations ou d’actions nuisibles», clame-t-il sur le site de son think-tank, Polémia, qui ne publie pas ses comptes.

Contactées par Libération, aucune des associations citées n’a répondu à nos sollicitations. Hormis l’Agrif, qui a dénoncé des questions «posées avec une arrogance de tchékiste». Et le CNRE qui a invoqué un délai trop court, mais n’a pas répondu à notre offre de le prolonger.