A l’Assemblée nationale, la folle semaine où le RN s’est institutionnalisé
Dix jours après les élections législatives, les députés d’extrême droite sont parvenus à se faire une place au Palais-Bourbon avec le concours de la coalition présidentielle et de la droite.
Par Mariama Darame, Ivanne Trippenbach, Julie Carriat et Jérémie Lamothe, Le Monde

« Je ne veux pas être placée à l’extrême droite de l’Hémicycle. » Marine Le Pen provoque un haussement de sourcils chez ses homologues du Palais-Bourbon. Il est à peine 9 h 30, jeudi 30 juin à l’Assemblée nationale, quand Yaël Braun-Pivet, la nouvelle présidente de l’institution, dévoile devant les dix représentants des groupes parlementaires le plan de l’emplacement des sièges dans l’Hémicycle.
La présidente du groupe Rassemblement national (RN) est contrariée : sa formation est placée, comme à l’accoutumée, à la droite des Républicains (LR). La leader d’extrême droite propose plutôt de s’installer, avec ses 88 députés, plus au centre, à la gauche du groupe LR. Yaël Braun-Pivet ne concède aucun changement. La scène est révélatrice des nouvelles ambitions du parti de Mme Le Pen. Les élus du RN, comme Laurent Jacobelli, député de Moselle, martèlent qu’ils « ne laisseront plus jamais passer ça ». A savoir, être classés à l’extrême droite.
Depuis une semaine, tout est affaire de symboles et de statuts au Palais-Bourbon. L’installation des nouveaux députés, élus dans un contexte inédit de morcellement du paysage politique, apparaît déjà comme une épreuve de vérité, où chaque acteur de la législature se voit confronté à la normalisation accélérée du parti de Marine Le Pen. A en croire ses proches, la finaliste de l’élection présidentielle en est si satisfaite qu’elle « revit ».
« C’est non négociable »
Illustration de cette nouvelle donne : les conditions, jeudi matin, de l’élection du président de la commission des finances, poste réservé à l’opposition. Les deux premiers tours n’ont débouché sur aucune majorité absolue : Eric Coquerel (La France insoumise, LFI) a terminé en tête avec 20 voix, loin devant Jean-Philippe Tanguy (RN, 11 voix), Véronique Louwagie (LR, 8) et Charles de Courson (Libertés, indépendants, outre-mer et territoires, 2).
Les élus LR réclament alors une suspension de séance. Ils ont un quart d’heure pour s’accorder avec le RN. Dans un salon attenant, Mme Louwagie et Marc Le Fur (LR, Côtes-d’Armor) suggèrent à Jean-Philippe Tanguy de se retirer au profit de la candidate LR, jugée plus consensuelle. « C’est non négociable, nous avons gagné les élections, vous les avez perdues », rétorque le député RN de la Somme.
Le RN croit à un trou de souris où pourraient s’engouffrer les voix anti-Nouvelle Union populaire écologique et sociale (Nupes). « Je me suis agité en jouant à un House of Cards du pauvre », dit en soupirant M. Tanguy. Deuxième suspension de séance, à la demande du RN. Cette fois, les députés d’extrême droite sont plus nombreux à rejoindre le conciliabule. Ils jouent sur la « corde sensible », selon leurs mots, c’est-à-dire la peur à droite des abus de contrôle fiscal. Les élus LR ne se laissent pas attendrir, jusqu’à ce que l’un propose une présidence tournante entre eux, le RN et M. de Courson. Au téléphone, Marine Le Pen accepte l’idée, qui fait toutefois long feu.
Les députés retournent dans la salle ; cette fois, M. de Courson demande une troisième suspension. Jusqu’au bout, la droite maintient sa candidate dans la course en espérant ramener à eux Renaissance. En vain. Dans le huis clos du salon, à aucun moment les députés LR n’abordent les valeurs de la République ou leurs dissensions avec l’extrême droite. Ils tentent plutôt d’attirer à eux les voix du RN. « Ils ont tous dit : “On a été gentils hier pour les vice-présidences, faites un effort” », relate M. Tanguy, à l’unisson d’autres participants, avant de s’agacer : « On ne va pas faire des salamalecs et leur dire : “Merci mon bon seigneur de nous avoir accordé votre aumône.” »
La droite et le RN se regardent en chiens de faïence et maintiennent leurs candidats respectifs. Seul M. de Courson se retire pour le troisième tour. L’« insoumis » Eric Coquerel est élu à 21 voix. Amer, le candidat RN malheureux fustige devant les caméras une élection « illégitime », une « piraterie », de la « triche » et même « un danger pour la stabilité économique du pays ». « La droite est responsable de l’élection de M. Coquerel », assène Marine Le Pen en passant dans la salle des Quatre-Colonnes.
Complicité silencieuse de la majorité
La droite n’a certes pas accordé une voix au RN. « Mais ce n’est pas un front républicain, sinon tout le monde aurait voté contre nous, alors que chacun a voté pour sa paroisse », estime Kévin Mauvieux, député RN de l’Eure. « Ils ont refusé par ego. Ils voulaient que le RN se désiste et qu’on vote pour eux, sans avoir l’air de se rapprocher des extrêmes. Il n’y a plus de cordon sanitaire, mais des querelles de places et de partis. On est en train de devenir un parti de gouvernement. » Dans la cour d’honneur, un député LR fait mine de réconforter Jean-Philippe Tanguy : « Même avec nous, ça n’aurait pas suffi. »
Dans la bataille pour la présidence de la commission des finances, la droite et une partie de la majorité ont rejeté le candidat LFI Eric Coquerel. Le président sortant, Eric Woerth (ex-LR passé chez Renaissance), a défendu la candidature de M. Tanguy, quand le président LR du Sénat, Gérard Larcher, estimait que ce poste « devrait revenir » au RN. Cette sortie a fait fantasmer le premier cercle de Marine Le Pen, qui a cru y voir un moment de basculement. Jeudi matin, la Nupes redoutait que des accords entre la droite et l’extrême droite, avec la complicité silencieuse de la majorité présidentielle, ne constituent un front anti-Nupes de dernière minute. « Vu la journée d’hier, rien n’est gagné », craignait ainsi la députée LFI du Val-de-Marne Clémence Guetté.
Hier, c’est ce mercredi 29 juin. Cela fait désormais près de cinq heures que les présidents des groupes parlementaires négocient pour répartir les postes du bureau de l’Assemblée : six vice-présidences, trois postes de questeur, chargés du budget du Palais-Bourbon, et douze secrétaires. La grande horloge de la salle des Quatre-Colonnes affiche bientôt 14 heures. Tous tombent d’accord sur les vice-présidents : deux seront réservés à la majorité, deux pour la Nupes et deux pour le RN.
Les députés écologistes ont fait savoir, dès le matin, qu’ils n’accepteraient pas « un bureau de l’Assemblée nationale dans lequel siégerait le Rassemblement national ». Leurs alliés de la Nupes – « insoumis », socialistes et communistes – eux, s’en accommodent. Mais les négociations déraillent après le déjeuner. Les « insoumis », qui briguaient un poste de questeur, sont contrés par la majorité et LR qui soutiennent le député sortant LR, Eric Ciotti (Alpes-Maritimes). Ils dénoncent « l’accord passé entre La République en marche, LR et le RN », et rappellent que Yaël Braun-Pivet a été élue la veille au perchoir, dès le deuxième tour, en profitant de l’abstention des députés RN.
« Les macronistes ont choisi leurs oppositions », accuse le député LFI de Seine-Saint-Denis Bastien Lachaud. Les députés sont convoqués dans l’Hémicycle pour voter la composition du bureau. Les écologistes décident, contre l’avis de leurs alliés, de déposer in extremis les noms de Sandrine Rousseau et de Benjamin Lucas pour la vice-présidence. Leur objectif est de mettre les députés de la majorité dos au mur : vont-ils voter pour les deux candidats RN ou pour les deux écologistes ?
Avec 290 et 284 voix, Sébastien Chenu et Hélène Laporte sont élus vice-président et vice-présidente du Palais-Bourbon, avec l’apport des voix de la majorité et de la droite. Une première dans l’histoire de la Ve République. La Nupes crie aux « compromissions », Mme Rousseau dénonce une « faute politique ».
Avec ses deux vice-présidences, le RN accède au sommet de la hiérarchie parlementaire. Depuis le perchoir, Sébastien Chenu et Hélène Laporte dirigeront les séances publiques et maintiendront l’ordre. Ils seront les gardiens de la bonne tenue des débats et les visages de l’institution. De cette tribune politique et médiatique se joue l’idée que le parti d’extrême droite auquel ils appartiennent ne serait pas incompatible avec les valeurs républicaines.
Vent de panique
N’est-ce pas Marine Le Pen qui a insisté pour obtenir une seconde vice-présidence ? « Il y avait sans doute une recherche de respectabilité de leur part », observe Olivier Marleix, le président du groupe LR. Le symbole est tel qu’il soulève un petit vent de panique au sein de la coalition présidentielle, vite rattrapée par l’indignation sur les réseaux sociaux. Ils évitent de voter pour les candidats du RN qui briguaient le secrétariat de l’Assemblée nationale, Bruno Bilde et Edwige Diaz. Confiants, des députés RN sont eux-mêmes partis en se figurant que l’accord serait respecté jusqu’au bout… avec, parmi les absentéistes, la nouvelle vice-présidente Mme Laporte.
La semaine avait débuté sur une note prémonitoire. Lors de la déclaration inaugurale du doyen de l’Assemblée nationale, mardi, José Gonzalez, 79 ans, avait évoqué avec émotion son arrachement à l’Algérie « par le vent de l’histoire en 1962 », en référence aux accords d’Evian, avant d’être applaudi par les députés. Alors que la gauche a condamné ce discours, la majorité et la droite s’étaient faites plus discrètes. La députée Renaissance de Maine-et-Loire Stella Dupont se dit toutefois stupéfaite. « Ça doit nous rappeler l’absolue nécessité de vigilance extrême, de tous les instants, pour ne rien laisser passer », met en garde celle qui dit n’avoir pas voté pour M. Chenu et Mme Laporte : « On ne peut pas voter pour le RN, jamais. »

Écouter aussi Le RN à l’Assemblée : après la dédiabolisation, la notabilisation
La majorité préfère se retrancher derrière le « règlement de l’Assemblée nationale » et le « vote des Français » pour justifier le soutien ponctuel au parti d’extrême droite. La recherche de compromis ne justifie pas tout, oppose le député européen socialiste Raphaël Glucksmann : « Une ligne rouge (…) : la compromission avec l’extrême droite. Cette ligne vient d’être franchie allègrement à l’Assemblée nationale. Honte. » Au Parlement européen, un système a été mis en place pour « empêcher les eurosceptiques d’avoir des postes de responsabilités », explique le député MoDem des Yvelines Jean-Noël Barrot. Une pratique qui ne peut, selon lui, être transposée en France en raison du poids politique du RN et de LFI.
« Le cordon sanitaire existe toujours. Il n’est pas question de faire des tractations avec le RN », poursuit M. Barrot, tout en reconnaissant que « ce sont des représentants de la nation comme les autres ». Pourtant, tout au long de la semaine, les députés du RN ont pris part aux tractations. Jean-Philippe Tanguy a rencontré discrètement des élus de Renaissance et des Républicains. « Rendez-vous derrière le rideau ou dans l’alcôve du troisième étage au bout du couloir », s’amuse l’intéressé. Des endroits dissimulés des regards, où ses adversaires ont lâché, dans un soupir résigné : « Quand même, 89, c’est beaucoup… »
Mariama Darame, Ivanne Trippenbach, Julie Carriat et Jérémie Lamothe
Ci-dessous, un article de Médiapart ne dit pas autre chose:
Extrême droite : la semaine de toutes les compromissions (extrait)
En quelques jours, le parti de Marine le Pen s’est imposé aux postes clés de l’Assemblée nationale, grâce aux votes et aux lâchetés politiques des droites. Une légitimation coupable qui n’augure rien de bon.
1 juillet 2022
Une semaine. Il aura fallu une semaine, pas plus, pour que l’extrême droite s’installe confortablement aux postes clés de l’Assemblée nationale, avec l’appui des droites au pouvoir et d’opposition. Une situation rendue possible par un savant mélange de tractations partisanes, de lâchetés politiques et de comptes d’apothicaire qui a permis au Rassemblement national (RN) d’obtenir, pour la première fois de son histoire, non pas une, mais deux vice-présidences au Palais-Bourbon.
Il faut prendre la mesure de la scène qui s’est déroulée, mercredi 29 juin, dans les salons qui jouxtent la salle des séances de l’Assemblée. C’est ici que des dizaines et des dizaines d’élu·es de la majorité présidentielle ont choisi de glisser dans l’urne un bulletin « extrême droite », afin de respecter, ont-ils argué, le règlement interne de l’institution et l’accord validé le matin même entre les différents partis – accord dénoncé dans la foulée par la Nouvelle Union populaire écologique et sociale (Nupes).
Un « grand moment de démocratie », s’est félicitée la députée RN Hélène Laporte, élue avec 284 voix dès le premier tour du scrutin, comme son collègue Sébastien Chenu (290 voix). Un grand moment de dépolitisation, surtout, durant lequel l’arithmétique a remplacé les principes. Aurore Bergé, la présidente du groupe Renaissance, a souligné que la majorité n’avait pas « à choisir ses oppositions » et qu’elle devait « faire respecter la volonté des Français » qui ont fait entrer 89 député·es RN à l’Assemblée.
Il ne s’agit pas, comme voudraient le faire croire certains, de balayer l’élection de ces élu·es. Encore moins de nier le fait politique que représente leur présence désormais massive dans l’hémicycle. Mais la palette est large entre leur ostracisation et leur notabilisation. « Aucune voix ne doit manquer à la République », avait lancé Emmanuel Macron dans l’entre-deux-tours des législatives. Celles de ses troupes ont contribué à propulser l’extrême droite au sommet de la hiérarchie parlementaire.
Le parti antirépublicain de Marine Le Pen, dont le sinistre projet s’articule autour de la « priorité nationale », s’est ainsi offert une belle place au sein de sa représentation. Fort de cette légitimation, il a dénoncé la « trahison » que constitue, à ses yeux, l’élection du député La France insoumise (LFI) Éric Coquerel à la tête de la commission des finances. Sébastien Chenu, qui s’était visiblement habitué à ce que le compromis devienne compromission, a même parlé de « signal dangereux ».
Une inversion des repères déconcertante
Mardi, à l’ouverture de la XVIe législature, le doyen RN de l’Assemblée, José Gonzalez, a profité de la lumière qui lui était accordée pour faire part de sa nostalgie de l’Algérie française et expliquer qu’il n’était « pas là pour juger pour savoir si l’OAS [Organisation armée secrète] a commis des crimes ou pas ». « J’ai trouvé le discours de José Gonzalez plutôt sobre », a commenté, le lendemain, le président du groupe Horizons, Laurent Marcangeli. En matière de « signal dangereux », il y avait pourtant de quoi s’alarmer.
Mais la semaine passée a prouvé que les haussements d’épaules avaient remplacé les froncements de sourcils. Marine Le Pen a accédé au second tour de l’élection présidentielle pour la deuxième fois consécutive. Son parti a réalisé une performance historique aux législatives. Le RN jouit désormais d’un enracinement puissant dans certains territoires. Ses figures écument les plateaux télévisés matin, midi et soir, mais tout va bien : le règlement interne du Palais-Bourbon a été respecté.
Les repères se sont inversés avec une facilité et une rapidité déconcertantes. Le refus de l’élu insoumis Louis Boyard de serrer la main aux députés d’extrême droite et l’accession de la Nupes à certains postes de l’Assemblée ont suscité autant, sinon davantage, de réactions indignées que les victoires du RN. La rhétorique macroniste consistant à renvoyer dos à dos l’extrême droite et la gauche unie, au nom d’un républicanisme de pacotille, a infusé l’ensemble du spectre politique (…)
La responsabilité des droites sarkozyste et macroniste
Certains commentateurs se sont joyeusement engouffrés dans la brèche ouverte par le chef de l’État, à l’instar du politologue Pascal Perrineau, professeur à Sciences Po, qui a constaté, ébahi, que « dans la vie politique française, il y a deux poids, deux mesures ». « L’antifascisme mobilise plus que l’anti-extrémisme de gauche, a-t-il noté sur Public Sénat. On voit bien qu’en France la culpabilité par rapport à ce que l’on perçoit comme étant le fascisme, ça fonctionne encore très bien. »
La chroniqueuse Sophie de Menthon, présidente du mouvement patronal Ethic, s’est elle aussi dite très « inquiète » de l’élection d’Éric Coquerel à la présidence de la commission des finances, alors que son adversaire d’extrême droite, le député RN Jean-Philippe Tanguy, lui « semblait compétent ». « C’est Robespierre face aux patrons », s’est-elle exclamée dans Valeurs actuelles (…)