Ensauvagements ou le sens des mots

«Ensauvagement» : le grand retournement

Par Nicolas Celnik – Libération — 27 août 2020 à 21:06

Gérald Darmanin, au Mans, le 12 août.

 

Gérald Darmanin, au Mans, le 12 août. Photo Jean-François Monier. AFP

Employé par Césaire en 1950 pour dénoncer le colonialisme, le terme a depuis été préempté par l’extrême droite avant d’arriver au gouvernement.

«Il faut stopper l’ensauvagement d’une certaine partie de la société.» La formule, décrochée par Gérald Darmanin le 24 juillet dans le Figaro, a valu au ministre de l’Intérieur des réprimandes jusque dans la majorité. «J’ai lu dans la presse que le mot que j’ai employé avait un lien avec « sauvage », donc avec immigration, donc avec ethnicisation. Je suis à 100 000 lieues de cela», s’est-il défendu, expliquant utiliser un vocable que tout le monde peut comprendre.

Les mots ont un sens, et celui-ci dépend souvent de qui se charge de les faire exister dans le débat public. Il suffit pour l’observer d’un tweet du syndicat de policiers Synergie-Officiers, qui se dit «satisfait […] que @GDarmanin reprenne [sa] sémantique» : ce compte Twitter publie en effet des «chroniques de l’ensauvagement» en partageant des vidéos de rixes accompagnées de hashtags de bon aloi, du genre #LaRacailleTue. Pas vraiment l’usage qu’en faisait Aimé Césaire en 1950 dans son Discours sur le colonialisme : il y expliquait que le colonialisme «décivilise» et entraîne le «progrès lent, mais sûr, de l’ensauvagement du continent» européen. Il s’agissait alors d’un retournement du stigmate à la Montaigne : le sauvage, c’est l’oppresseur, pas l’inverse. La politologue Thérèse Delpech avait réanimé le mot en 2005 avec l’Ensauvagement : le retour de la barbarie au XXIe siècle (Grasset), dans lequel elle alertait sur la puissance des moyens de destruction et la radicalité des idéologies.

Mais si les deux premiers proposent une lecture systémique, s’inquiétant des dérives des structures politiques de la société, le mot a plus souvent été jeté à la face d’individus : l’ex-ministre de l’Intérieur Jean-Pierre Chevènement s’était ainsi attiré les foudres de la gauche lorsqu’il avait qualifié les mineurs multirécidivistes de «sauvageons» en 1998, formule reprise dix-huit ans plus tard par son successeur Bernard Cazeneuve. «Ensauvagement» a été préempté depuis une petite décennie par la droite dure, à la faveur de l’essai la France Orange mécanique (Ring, 2013) du journaliste Laurent Obertone, figure de la droite identitaire. Marine Le Pen avait immédiatement surfé sur le terme, qui a infusé parmi les cadres du RN : l’élu européen Jordan Bardella s’est ainsi invité dans Valeurs Actuelles pour appeler à «sortir du déni» face à «l’ensauvagement de la société». Et le mot de ricocher dans le vocabulaire de caciques de la droite «républicaine», de Laurent Wauquiez à Eric Ciotti, en passant par Bruno Retailleau.

La droite du gouvernement y a à son tour succombé, Darmanin le premier. Et s’il a rappelé que le président de l’Assemblée nationale, Richard Ferrand, avait aussi employé le terme en 2019, il a omis de préciser que c’était en citant Mona Ozouf qui assurait, dans Zadig : «L’ensauvagement des mots précède toujours l’ensauvagement des actes.» L’historienne y recommandait la lecture de LTI, la langue du IIIe Reich du philologue Victor Klemperer, un ouvrage paru en 1947 sur l’analyse de la novlangue nazie et la façon dont ses mots s’immiscent dans les esprits et déshumanisent les êtres. 

Nicolas Celnik