Elections italiennes

Après la victoire électorale de Fratelli d’Italia, les Romains entre fatalisme et désenchantement

Qu’ils aient voté ou non pour le mouvement de Giorgia Meloni, des électeurs s’interrogent sur la durée de la nouvelle majorité.

Par ,Publié hier à 19h40 (le 26 / 09/ 2022), Le Monde

A quoi ressemble un lendemain de victoire de l’extrême droite, dans la capitale italienne ? A un lundi comme tous les autres, pas plus. Ce 26 septembre, Rome vit sa vie, comme si les résultats tombés dans la nuit n’avaient strictement rien changé. Au terme d’une campagne écourtée par les vacances d’été, la candidate du parti postfasciste Fratelli d’Italia l’a emporté avec un quart des suffrages, aux législatives comme aux sénatoriales. Grâce à l’alliance entre son mouvement et la Ligue de Matteo Salvini, mais aussi Forza Italia de Silvio Berlusconi, cette femme de 45 ans fait figure de favorite pour le poste de première ministre, dans un pays auquel elle a vanté le credo « Dieu, famille, patrie ». Un séisme ? Ce qui, vu de France, provoque un certain émoi, ne semble pas perturber outre mesure au bord du Tibre, où aucun rassemblement public n’a ponctué cette élection : ni liesse populaire, ni mouvement de rejet.

Lire aussi : Italie : l’élection de Giorgia Meloni suscite des réactions internationales mitigées

Le grand événement, dimanche, ce n’était pas cette élection dont la plupart des Romains ne semblent rien attendre. Non, la manifestation qui attirait les foules, ce soir-là, c’était le concert de Renato Zero, chanteur populaire de 71 ans qui se produit durant une semaine à guichets fermés au Circo Massimo, dans le centre historique de Rome, devant 11 000 personnes chaque jour. Pour le reste, les habitants paraissent englués dans un lourd désenchantement, comme l’a montré l’impressionnant taux d’abstention. A les entendre, on a l’impression que les frontières idéologiques traditionnelles ont littéralement fondu, dissoutes dans les soubresauts d’une scène politique où tout se décompose et se recompose presque sans eux.

« Rien ne change jamais »

Un passant barbu, qui a voté pour Fratelli d’Italia, résume la situation d’un air fataliste, en allant à son travail : « Ici, les élections sont une formalité. De toute façon, rien ne change jamais et au bout du compte, on finit toujours par être gouvernés par des gens pour lesquels on n’a pas voté, à force de remaniements et de nouvelles coalitions ». Mme Meloni n’ayant fait partie d’aucune des récentes équipes au pouvoir, elle est élue au bénéfice du doute, pour ainsi dire. Elle a pourtant déjà été ministre, du temps de Berlusconi, mais personne ne paraît s’en souvenir. « Peut-être qu’elle arrivera à quelque chose, lance le barbu, l’air de ne pas vraiment y croire. Surtout en direction des jeunes qui s’en vont tous à l’étranger, les pauvres. »

Lire aussi :  « Giorgia Meloni n’incarne pas le retour du fascisme, mais l’apparition d’une nouvelle formule politique »

Des jeunes, justement, il y en a chez Corsi, un restaurant de quartier situé via del Gesù, près du Panthéon. Elena et Sabrina sont architectes et ont toutes les deux une trentaine d’années. A l’heure du déjeuner, elles dégustent leur plat du jour sans se soucier du tintamarre qui règne autour d’elles, mélange de bruits de vaisselle et de conversations. Dimanche, elles ont voté pour Meloni. Sans enthousiasme, mais les autres candidats leur convenaient encore moins. Pourquoi Meloni, alors ? « On attend un peu de stabilité, et elle était bien partie pour avoir une large majorité », indique Elena.

« Ce n’était pas une surprise »

Aucune n’a suivi la soirée électorale, ni à la télévision ni ailleurs – pas plus que les serveuses, qui avaient toutes les deux « autre chose à faire ». Quand on s’étonne du peu de cas que les Romains semblent faire de cette échéance, Elena sourit très gentiment. « Vous savez, nous avons déjà eu Salvini [vice-président du conseil et ministre de l’intérieur entre juin 2018 et septembre 2019] qui est encore plus à droite, alors… en fait, nous sommes exténués par la vie politique de ce pays. Moi, j’ai voté à 10 heures du soir et ensuite, je suis allée me coucher. »

Lire aussi :  « Giorgia Meloni décline le thème de l’identité nationale, cette question historique jamais vraiment résolue de l’Italie depuis son unité »

Cette résignation, Emanuela ne la partage pas. Etudiante à la Sorbonne en master d’industrie culturelle, la jeune femme de 27 ans est revenue à Rome spécialement pour mettre un bulletin dans l’urne. Toute la soirée, elle a suivi les débats électoraux avec son père, après avoir voté pour le Parti démocrate (centre gauche). « C’est horrible, mais tout le monde se doutait que Giogia Meloni allait gagner, ce n’était pas une surprise. » D’après elle, le fait que les gens ne sortent pas dans la rue, qu’ils ne protestent pas, contribue peut-être à aggraver la situation. Comme si cette apathie renforçait un sentiment trop partagé : celui que, finalement, tout se vaut.

*****

Elections en Italie : une victoire historique pour Giorgia Meloni et l’extrême droite

L’alliance des droites dirigée par le parti postfasciste Fratelli d’Italia obtient, avec plus de 44 % des suffrages, une majorité claire et nette, tant à la Chambre des députés qu’au Sénat.

Par ,Publié hier à 07h00, Le Monde (Extraits)

Les journalistes étaient beaucoup plus nombreux que les militants pour attendre Giorgia Meloni, dans les salons de l’hôtel romain qu’elle avait choisi pour quartier général au soir des élections législatives du dimanche 25 septembre. Et c’est en pleine nuit, à 2 heures et demie du matin, que la dirigeante du parti Fratelli d’Italia (postfasciste) est apparue tout sourire derrière le pupitre, sur les notes du tube de l’été 1975, Ma il cielo e sempre piu blu, de Rino Gaetano, qui l’ont accompagnée durant toute sa campagne électorale.

Lire aussi : Elections en Italie : « Giorgia Meloni ne dispose pas, en interne, des ressources humaines suffisantes pour constituer un gouvernement »

La chanson ne ment pas : le bleu, c’est la couleur traditionnelle de l’alliance des droites, depuis sa naissance, en 1994. Et incontestablement, l’Italie, au sortir de ce vote, est beaucoup plus bleue qu’avant. Avec plus de 26 % des voix, Fratelli d’Italia a remporté le succès éclatant que lui promettaient depuis plusieurs mois les sondages, et l’alliance des droites à laquelle elle appartient obtient, avec plus de 44 % des suffrages, une majorité claire et nette, tant à la Chambre des députés qu’au Sénat. Pourtant, c’est sans triomphalisme et sur un ton inhabituellement grave et mesuré que Giorgia Meloni a pris la parole pour annoncer qu’elle revendiquait « un gouvernement dirigé par Fratelli d’Italia » pour la prochaine législature.

 

Après avoir dénoncé la campagne « violente » et « agressive » que son parti aurait, selon elle, subie, Giorgia Meloni en a appelé au « respect réciproque », avant de lancer à ses partisans qu’il s’agira, dès demain, « de montrer notre valeur » et que le défi serait à l’avenir d’« unir les Italiens ». Une référence légèrement cryptique aux origines troubles de son mouvement, héritier de la complexe histoire du fascisme d’après-guerre (« Je dédie cette victoire à toutes les personnes qui ne sont plus là et qui méritaient de vivre cette nuit »), une citation de saint François d’Assise pour clore son allocution de moins de dix minutes, et la grande triomphatrice de la soirée était déjà repartie, promettant à son auditoire la suite pour le lendemain.

Lire aussi : Eric Zemmour et Jordan Bardella félicitent Giorgia Meloni pour sa victoire en Italie, Clémentine Autain déplore le retour des « héritiers de Mussolini »

Si elle joue les premiers rôles sur la scène nationale pour la première fois, Giorgia Meloni, à 45 ans, est déjà une parlementaire chevronnée. Elle qui est élue à la Chambre des députés sans discontinuer depuis 2006 – et commence donc son sixième mandat – n’ignore pas qu’après la victoire les vraies difficultés commencent. Certes, fort de plus d’un quart des suffrages, Fratelli d’Italia sera le premier groupe de la prochaine législature, mais cela ne signifie pas pour autant que le pouvoir lui tombera dans les bras, comme un fruit mûr.

La dirigeante de Fratelli d’Italia, Giorgia Meloni, après avoir prononcé un discours au siège du parti postfasciste italien, dans la nuit du 26 septembre 2022, à Rome. ANDREAS SOLARO / AFP

Son défi le plus urgent, à court terme, sera de consolider l’alliance des droites, dont elle a pris la tête, traversée par des contradictions profondes qui ne manqueront pas de resurgir dès les prochains jours. Car ses deux partenaires, Forza Italia, de Silvio Berlusconi (droite), et la Ligue, de Matteo Salvini (extrême droite), risquent dans les prochains jours de lui compliquer la tâche.

Forza Italia, avec près de 8 % des suffrages, obtient un score presque inespéré après une campagne confuse, compliquée par la santé précaire de son dirigeant historique. Depuis l’annonce d’élections anticipées, en juillet, l’ancien président du conseil n’a cessé de marteler que sa formation, libérale et modérée, était une garantie contre les excès de ses deux partenaires, et qu’il fallait voter pour lui, car il serait le meilleur rempart contre les tentations eurosceptiques de Fratelli d’Italia et de la Ligue. Aussi ne manquera-t-il pas de demander des assurances, forçant Giorgia Meloni à modérer ses envolées contre l’Europe.

Lire aussi : Article réservé à nos abonnés Elections en Italie : qui est Giorgia Meloni, la jeune dirigeante du parti postfasciste aux portes du pouvoir ?

Du côté de la Ligue, la situation est encore plus complexe et incertaine. En empochant à peine 9 % des voix, la formation de Matteo Salvini connaît un recul historique. Par rapport aux 17 % obtenus lors des législatives de 2018, le résultat est calamiteux. Et si on le compare aux 34 % obtenus lors des élections européennes de 2019, c’est une véritable bérézina.

Déconfiture de la Ligue de Salvini

Ce résultat constitue un cinglant désaveu pour Matteo Salvini. Après avoir porté le parti vers les sommets en troquant la ligne régionaliste et autonomiste des origines pour un positionnement « lepéniste », antimigrants et anti-euro, le chef de la Ligue s’est personnellement discrédité par ses outrances, tandis que ses éloges répétés du président Vladimir Poutine devenaient soudain plus qu’embarrassants avec le début de l’invasion russe de l’Ukraine. Pire, ses excès des derniers mois ont contribué à « normaliser » Giorgia Meloni, qui, malgré les origines sulfureuses de son parti, apparaissait en comparaison plus cohérente, et presque modérée… (…)

Le Parti démocrate en net recul

De l’autre côté de l’échiquier politique, la situation est nettement plus claire. Avec à peine 19 % des suffrages, et 26 % si l’on compte ses partenaires de coalition, le Parti démocrate (PD, centre gauche) est en net recul, et accuse 18 points de retard sur la coalition des droites. Constamment au pouvoir depuis 2011 (à l’exception de la parenthèse du premier gouvernement Conte, en 2018-2019), le parti dirigé par Enrico Letta a eu les pires difficultés à faire exister son programme (salaire minimum, égalité des droits, environnement) dans une campagne dominée par les inquiétudes sur le pouvoir d’achat et les questions identitaires.

l a également pâti de la concurrence du Terzo Polo (troisième pôle), guidé par l’ancien président du conseil Matteo Renzi et l’ex-ministre du développement économique Carlo Calenda. Cette formation, qui a fait campagne au centre, a obtenu un résultat plus qu’honorable (un peu moins de 8 %), particulièrement dans le nord du pays et dans les grandes villes, en affichant une ligne à la fois libérale et pro-européenne et concentrant la plupart de ses attaques sur le Parti démocrate.

Dans le même temps, le Mouvement 5 étoiles de Giuseppe Conte (M5S) empochait 15 % des suffrages, ce qui sonne presque comme une victoire alors que cette formation avait obtenu près de 33 % des voix aux mêmes élections, en 2018. Après une campagne quasi exclusivement tournée vers le Sud, axée sur la défense du revenu de citoyenneté (un équivalent italien du revenu de solidarité active français) et la dénonciation des sanctions contre la Russie, l’ancien premier ministre paraît avoir limité la casse, donnant à cette formation inclassable un clair ancrage idéologique et géographique.

Lire aussi : Elections législatives en Italie : le taux de participation en forte baisse

Critiqué au sein du PD pour avoir refusé de chercher un accord avec le M5S et hypothéqué ainsi toute chance de bien figurer, Enrico Letta sait qu’il joue, dans les prochains jours, sa place à la tête du parti dont il a pris la direction au printemps 2021. Certes, le PD a conservé sa deuxième place, que la remontée du M5S semblait menacer, mais les 19 % obtenus dimanche restent un score décevant. Et puis, de toute façon, au Parti démocrate, les règlements de comptes postélectoraux sont une tradition solidement établie.

élections-italie-2022