De Zyed et Bouna à Nahel, l’expérience mortelle du capitalisme colonial
C’est toujours l’Etat qui fixe le degré de violence dans une société. De Zyed et Bouna à Nahel, c’est la continuité du Racisme d’Etat et du capitalisme colonial qui s’exerce contre les habitants des quartiers populaires, y compris dès le plus jeune âge sur des corps d’enfants. Des corps d’enfants racisés, donc déshumanisés, qui n’aspirent qu’à la liberté et au droit à l’égale dignité humaine.
Marcuss, blog de Médiapart, 1 juillet 2023
Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.
Pour celles et ceux qui me suivent sur mon blog, mon activité s’inscrit principalement dans l’analyse de certains phénomènes sociaux à partir d’une démarche scientifique. Les articles d’humeur ou d’actualité sont moins fréquents. Cependant, il y a des moments où la colère est trop grande pour participer au silence des autres, trop intense pour ne pas contribuer, à son simple niveau, à la dénonciation d’un nouveau crime policier, et l’écriture est pour moi une médiation pour canaliser des émotions qui me tiraillent. Il est vrai que ma position dans les rapports sociaux ethno-raciaux m’éloigne des conséquences néfastes possiblement engendrées par la rencontre avec l’institution policière. Je suis blanc, ma relation quotidienne avec la police est quasi-inexistante. Les mauvais regards, le contrôle au faciès, la « familiarité perverse » avec laquelle les agents interagissent avec les jeunes de quartier, toute cette domination sociale et symbolique est inconnue pour moi. C’est un avantage que je retire de ma blanchité qui repose moins sur une couleur de peau qu’un statut social s’inscrivant dans des rapports de pouvoir.
Dans son interview à Télérama, la sociologue Kaoutar Harchi a parfaitement résumé l’atteinte à la dignité humaine que subissent les hommes racisés de France : « Avant que Nahel ne soit tué, il était tuable. Il pesait sur lui l’histoire française de la dépréciation des existences masculines arabes. ». De manière involontaire ou non, sa proposition est une analogie à celle du sociologue Erving Goffman qui, dans ses travaux sur le stigmate, oppose l’individu discrédité de l’individu discréditable. Alors que le premier est dévalorisé à partir du stigmate qu’il porte, le deuxième est constamment sous la menace d’être dévalorisé par la possible révélation de celui-ci. Dans un sens, Kaoutar Harchi révèle qu’un individu arabe, par l’oppression qu’il subit dans les rapports sociaux ethno-raciaux – et principalement à travers sa rencontre avec la police -, est constamment tuable lorsqu’il n’est pas tué. Une proposition trop radicale ? Extrémiste ? Je ne crois pas. Dans tous les cas, au minimum, l’arabe ou le noir – d’autant plus de classes populaires -, est toujours persécutable lorsqu’il n’est pas persécuté par la force policière.
Des conservateurs aux réactionnaires, des socialo-libéraux jusqu’à certains membres sociaux-réformistes de la NUPES – en résumé le bloc bourgeois -, objecteront que cette hypothèse criminalise la police. Une proposition donc diffamante et antirépublicaine. En réalité, nous sommes fatigués de répondre à ce genre de critiques, d’autant plus pour mes camarades non-blancs qui ont à subir une charge raciste en plus avec le soupçon permanent qui pèse sur eux de ne pas « aimer la France », pour la simple raison de décrier une institution dite « républicaine ».
Sur mon blog, j’ai déjà écrit sur la question policière, sur sa violence structurelle ou encore sur la racialisation de ses pratiques à deux reprises (ici & ici). Le constat est sans appel : la police insulte, frappe, mutile, viol, tue. Ainsi, si la violence et le racisme traversent l’action de la force armée, pourquoi continuer à opposer violences policières et pratiques policières ? En réalité, les pratiques policières sont – en partie – structurées à partir de la violence et du racisme, tout comme le virilisme.
Mais quelles sont ces pratiques policières en question ? De manière non-exhaustive, on peut citer les propos racistes, le contrôle au faciès, la verbalisation excessive de personnes racisées en comparaison des personnes blanches, les usages illégitimes de la force pendant les gardes à vue qui engendrent des blessures (fractures, ecchymoses) ou la mort, les apologies du terrorisme islamophobes (FranceInfo 2020) , les privations de nourriture et d’eau, les refus de soin médical, le vol d’argent ou de petit matériel informatique (Stresspress, 2020), les usages excessifs de la force pendant les interpellations et au commissariat, y compris sur des personnes au sol ou inoffensives (utilisation de taser et de matraque), les mauvais traitements, les graves violations présumées de droits humains, les décès pendant les interpellations et au commissariat ; les insultes racistes et homophobes ; l’utilisation de techniques d’immobilisation dangereuses comme le plaquage ventral (Amnesty International, 2011, bis, 2020), les violences sexuelles pendant les manifestations (France Info, LePoint) etc.
Selon le recensement du média d’information indépendant Bastamag, il y a depuis 1977 environ une soixantaine d’individus ont trouvé la mort à la suite d’un malaise ou d’une asphyxie engendrés par des techniques de plaquage ventral et de pliage ; 82 personnes sont décédées dans un commissariat, dans une gendarmerie, ou pendant leur transfert, ce qui interroge la question d’actes de maltraitance, de l’indifférence ou de l’inconsidération des services de police à l’égard de soins médicaux et de l’intégrité physique des personnes. Comme en témoigne la mort de Nahel, les mineurs ne sont pas absents des statistiques mortifères de la police : 77 individus décédés ont moins de dix-huit ans, dont 66 d’entre eux ont entre treize et dix-sept ans et 11 enfants de moins de 13 ans. Autrement dit, les pratiques policières s’exercent dès le plus jeune âge sur les corps racisés, un processus de la dévalorisation des masculinités racisées qui révèle un refus de l’Etat de leur accorder le droit à l’égale dignité humaine.
Ainsi, on se souvient du très jeune Nassuir Oili, un enfant mahorais de 9 ans qui a perdu son œil en 2011 par un tir « perdu » de LBD alors qu’il jouait sur la plage. On se souvient également de Daranka Gimo, une enfant de 9 ans dont la tempe fut fracassée par un tir de flash-ball dans l’Essonne. Sa famille se souvient de ses trois mois de coma artificiel et l’enfant garde encore aujourd’hui de lourdes séquelles. On se souvient des 151 adolescents que la police a fait agenouiller, mains menottées dans le dos à Mantes-la-Jolie tels les pires terroristes. Ce que montre ces exemples est que le corps des enfants et des adolescents racisés est un enjeu essentiel pour le capitalisme racial. La bourgeoisie doit maintenir sous contrôle les affects d’insubordination de ces familles ouvrières, d’autant plus que leur présence est si grande dans les quartiers populaires. Autre exemple avec le contrôle au faciès qui s’inscrit pleinement dans cette volonté de maîtrise du corps d’autrui. C’est une pratique coloniale créée sous la guerre d’Algérie pour surveiller les militants du FLN, puis réimportée en France contre les militants anticolonialistes pour ensuite être mobilisée contre les français d’origine étrangère dans les quartiers populaires.
Si l’on sait que les personnes perçues comme noir, arabe/maghrébin, « ont une probabilité 20 fois plus élevée que les autres » de faire l’objet d’un contrôle d’identité (Défenseur des Droits, 2017), cette expérience humiliante commence tôt dans l’enfance. Les enfants racisés âgés de 10 ans, parfois moins, tout comme les adolescents en sont régulièrement victimes. Ce procédé est parfois accompagné d’insultes racistes mais aussi d’une « palpation corporelle intrusive et humiliante » (fesses et parties génitales), ce qui relève donc d’une agression sexuelle (Human Rights Watch, 2020). Les forces de police ne se cachent même plus pour agresser les enfants puisque les contrôles discriminatoires peuvent se dérouler aux abords des écoles ou encore pendant les sorties scolaires (Human Rights Watch, 2020). Ces procédés de déshumanisation ont des impacts significatifs sur l’identité et la santé psychologique de celles et ceux qui les vivent (Open Society Justice Initiative, 2013), d’autant plus qu’ils subissent également, avec leurs familles, l’injonction d’aimer la police sous peine d’être considérés comme des ennemis de la République.
L’ensemble des pratiques policières décrites relève pourtant d’infractions au Code de déontologie de la police nationale et de la gendarmerie nationale. Mais nous ne sommes pas dupes que la force policière met en place un nombre importants de stratégies pour se protéger et dissimuler ses pratiques discriminatoires : le motif de la légitime défense est systématiquement utilisé pour justifier des pratiques discriminatoires (Body-Gendrot & Wihtol de Wenden, 2003, p45) ; le délit de « faux en écriture publique » permet d’institutionnaliser et de légitimer la version policière et donc le mensonge (quelques exemples Le Monde, 2020 ; 20 minutes ; Ouest-France ; La voix du Nord ; Midi Libre) ; troisièmement, la classe politique bourgeoise et le système médiatique produisent et diffusent toute une propagande pour inverser les responsabilités avec un double processus de valorisation du policier-stigmatisation de la victime. Par exemple, on met en avant l’ensemble des qualités humaines et professionnelles du policier en opposant le passé pénal de la victime et/ou de sa famille (Rachida Brahim, 2020, p69).
Le jeune Nahel a vécu ces stratégies : les médias ont dans un premier temps mobilisé la version mensongère des policiers pour décrire les événements ; les journalistes et les personnalités politiques mettent en avant les bons états de service du policier en opposition aux antécédents judiciaires de Nahel ; enfin ce jeune vit une déshumanisation de sa personne sur les chaînes d’information en continu en lui faisant porter la responsabilité de son meurtre. Malgré la présence de la vidéo de son exécution qui révèle le mensonge des policiers, les infractions aux règles d’intervention pour un délit routier (interdiction de s’appuyer sur le capot de la voiture par mesures de sécurité), ou encore l’intentionnalité de donner la mort puisque la bande-sonore démontre que le tireur s’est exclamé « Je vais te mettre une balle dans la tête » et son collègue « shoote-le » juste avant le tir, le système médiatique collabore sans vergogne avec l’Etat et son l’appareil répressif en fournissant à ce dernier toute la légitimité dans les actions qu’il mène, même de causer la mort.
Puis, après la justification du meurtre policier et la stigmatisation de la victime – et de toutes les autres victimes potentielles -, vient la criminalisation des jeunes à travers les « émeutes ». Or, les mots sont importants et ce terme n’est pas approprié. Depuis les années 80, il est racialisé pour stigmatiser les révoltes dans les quartiers populaires. En réalité, l’émeute est un soulèvement populaire. Soyons matérialiste… sinon rien. Le soulèvement populaire n’est pas une action contre mais une réaction engendrée par la conflictualité intrinsèque du social. Les actions de révolte ne sont que le reflet et la matérialisation des violences sociales, économiques et policières qui s’exercent en continue sur les habitants des quartiers populaires. Par ailleurs, sur quoi s’exerce la colère des jeunes ? Sur les bourgeois du 16e qui exploitent leurs pères et mères dans les usines ? Sûrement pas ! Sur les bâtiments du trajet maussade et pourtant répétée de République à Nation pendant les manifestations ? Loin de là ! Les cibles des jeunes sont présentes au sein de leurs territoires. Ce que ça dit sociologiquement, c’est que les jeunes visent en premier lieu les objets au alentour (poubelles, voitures etc.) mais surtout leurs institutions de proximité : les écoles, les commissariats de police, parfois les centres sociaux, c’est-à-dire des institutions avec lesquelles ils entretiennent des rapports difficiles et/ou conflictuels.
Pour finir, comme dans un retournement de responsabilité dont le capitalisme a le secret, l’État – aidé par l’appareil médiatique – intime aux familles populaires d’œuvrer à leurs responsabilités parentales pour calmer la colère de leurs enfants, tout comme on a réclamé à la maman de Nahel d’appeler au calme. Constamment infantilisées, les mères des quartiers populaires sont toujours accusées de laxisme ou de démission parentale, ou encore d’être antirépublicaines voire islamistes lorsqu’elles défendent leurs enfants contre la violence de classe et raciale de l’Etat et de son appareil répressif : la police (voir les travaux de Fatima Ouassak).
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Depuis deux nuits, ma ville de Reims est sujet à la révolte de certains jeunes. Dans le quartier Croix-Rouge, le commissariat et l’école de police ont été pris pour cible. La réponse du maire de Reims, Arnaud Robinet, est particulièrement révélatrice de la manière dont la bourgeoisie capitaliste et le racisme d’Etat en général traitent ces épisodes d’agitation populaire. Si son tweet est en partie mensonger, il décontextualise, racialise et animalise les événements : « Ce soir, la racaille a pris prétexte d’un décès pour mettre à sac #Reims. Pour piller, pour brûler, pour détruire. Simplement par plaisir. J’adresse tout mon soutien à nos forces de l’ordre qui sont confrontées à ces hordes de sauvage. (…) Une chose est claire : ces gens là, n’ont qu’une place digne de leur sauvagerie : la prison ! ». Mensonger puisque les dégradations se sont limités à trois quartiers sur les 31 existants ; décontextualisé car ce n’est pas un « décès » mais un crime policier ; racialisant et animalisant par l’utilisation du terme « racaille » qui se rapporte au terme « chien » d’une part, et détient une connotation raciste d’autre part. L’expression « hordes de sauvage » s’inscrit également dans ce rapport déshumanisant.
Il ne faut pas oublier, comme le rappelle Frédéric Lordon, que c’est toujours l’Etat qui fixe le degré de violence dans une société. De Zyed et Bouna à Nahel, c’est la continuité du Racisme d’Etat et du capitalisme colonial qui s’exerce contre les habitants des quartiers populaires, y compris dès le plus jeune âge sur des corps d’enfants. Des corps d’enfant racisés, donc déshumanisés, qui n’aspirent qu’à la liberté et au droit à l’égale dignité humaine.