Hauts-de-France: les faux-semblants de la «normalisation» du RN
Tête de liste du Rassemblement national aux régionales, Sébastien Chenu met en avant des candidats transfuges de la droite classique symboles d’une « dédiabolisation » qui serait achevée. La composition des listes départementales trahit les limites de cette ouverture.
Lancé à la conquête du conseil régional des Hauts-de-France, Sébastien Chenu a repris le flambeau de Marine Le Pen. Depuis quatre mois maintenant, il sillonne la région dans un bus où son visage s’affiche en grand à côté de celui de sa patronne. Ce qui ne l’empêche pas de revendiquer une certaine indépendance. « Les personnalités n’ont pas gagné lors des régionales de 2015 : regardez les défaites de Marion Maréchal en Paca, de Louis Aliot en Occitanie et de Marine [Le Pen] dans les Hauts-de-France, observe-t-il. On est plus près de la victoire que la dernière fois. Ma personnalité ne provoquera pas de barrage. »
« Sébastien Chenu n’est pas aussi clivant que la présidente du RN, confirme le politologue Pierre Mathiot. Le front républicain au second tour en sortira affaibli. Mais son déficit de notoriété le handicape : il fera moins que Marine Le Pen. » Sans locomotive aussi puissante qu’en 2015, c’est donc la composition de la liste de 170 candidats qui pourrait faire la différence. Une liste que le député du Nord dit avoir construite seul : « Il n’y a eu aucune retouche après sa présentation à la commission d’investiture », affirme-t-il. Tout le monde, en interne, ne partage pas cet avis.
Pour commencer, cette liste ne compte que 42 % de conseillers régionaux sortants. Ce renouvellement s’explique en partie par la série impressionnante de défections qui a marqué le groupe du RN en cours de mandat : 14 élus sur 54 – soit un quart d’entre eux – ont en effet claqué la porte du parti de Marine Le Pen. L’hémorragie a en fait été nationale… « Oui, il y a eu beaucoup de départs depuis 2015. Ceux qui ont suivi [Florian] Philippot notamment, explique Sébastien Chenu. Et ceux qui ont compris qu’on ne les solliciterait plus vu leur manque d’implication. »
Syndicaliste CFTC et Madame Tout-le-monde
Un département symbolise ce renouvellement : la Somme. La liste du RN ne compte aucun conseiller régional sortant. Elle est revanche tirée par trois candidats très représentatifs de la stratégie de « normalisation » du parti de Marine Le Pen. Avec, en tête, Philippe Théveniaud, délégué syndical emblématique de la CFTC de Dunlop à Amiens et président du syndicat dans le département. Une très belle prise. D’autant que le parcours politique de cet homme « issu d’une famille ouvrière et communiste » est également intéressant.
Ancien du RPF et de Debout la France (DLF), qui a rejoint Laurent Wauquiez chez LR en 2018, il est membre depuis 2014 de la majorité municipale de Brigitte Fouré, maire UDI d’Amiens et vice-présidente régionale. Pourquoi être passé au RN ? « Je n’ai pas dit oui tout de suite à Sébastien Chenu, qui m’avait proposé d’intégrer sa liste il y a quelques mois, explique-t-il. En consultant mes proches, je me suis aperçu que beaucoup votaient déjà RN. C’est la misère industrielle qui a changé les choses. La région est très marquée par cela. »
En deuxième position, le parti a choisi le profil encore plus atypique d’une agricultrice, Nathalie Billet. « Je suis une parfaite inconnue, membre d’associations de quartier, organisatrice d’un marché, d’une bourse aux volailles d’ornements, se présente-t-elle sur Facebook. Je suis à la fois personne et madame tout le monde. » Aucune naïveté politique, toutefois, dans cette présentation. Sous la photo souriante de cette « femme de 30 ans épanouie, salariée, mariée et maman de 2 enfants », une adresse au lecteur pose d’emblée la question qui hante tout le RN : « Regarde-moi, regarde-moi bien. Dans mes yeux, vois-tu du machiavélisme et de la méchanceté ou du racisme ? »
La troisième place dans la Somme a été réservée à Jean-Philippe Tanguy, 35 ans, ex-directeur de la campagne présidentielle de Nicolas Dupont-Aignan. Passé par l’Essec et Sciences-Po, cet ancien cadre de General Electric France est l’emblème du siphonnage opéré sur le parti Debout la France (DLF). Les ex-DLF ont d’ailleurs créé pour l’occasion un nouveau mouvement, L’Avenir français, allié systématique du RN dans ces élections et fournisseur de cadres en cas de succès.
Huit transfuges de la droite classique
Le syndicaliste, Madame Tout-le-monde, le technocrate de droite… Le triptyque indique bien quelles sont les cibles du RN. On retrouve cette stratégie dans les autres départements, avec là encore des profils « nouveaux » qui font l’objet d’une médiatisation. Qu’ils appartiennent à la fameuse « société civile », telles les « ouvrières » Virginie Fenain ou Christine Tavernier, en position éligible dans le Nord ; ou qu’ils viennent de la droite classique. Mais dans quelle proportion se joue réellement cette ouverture politique ?
Sur 170 candidats, nous n’en avons repéré que huit issus de LR ou de l’UDI. Sans compter une poignée d’ex-DLF mais dont la route vers le RN a été ouverte, dès 2017, par Nicolas Dupont-Aignan. C’est assez peu finalement, même si des têtes de liste ou des places éligibles leur ont parfois été accordées.
Outre Philippe Théveniaud dans la Somme, les têtes d’affiche de cette stratégie sont la commerçante Sandra Delannoy, passée par LR et l’UDI, numéro 2 dans le Nord derrière Sébastien Chenu, et l’avocat d’affaires Philippe Torre, délégué départemental du Centre national des indépendants et paysans, tête de liste dans l’Aisne. La première, propriétaire de magasins à Avesnes-sur-Helpe et Maubeuge, a été élue à la Chambre des métiers et de l’artisanat. Elle sera vice-présidente en cas de victoire, même si elle se dit « sans étiquette ». Le second, maire de Berlancourt, un petit bourg (96 habitants) au sud de Saint-Quentin, exerce dans un cabinet à Paris.
Derrière ces notables, les recrues à droite ne sont que symboliques. C’est le cas dans l’Oise des ex-LR Joëlle Garrault et Myriam Lamzoudi, en cinquième et septième position sur la liste. Cette dernière est une ancienne militante de la campagne de Xavier Bertrand. Très bien placée dans le Nord (sixième), Laurence Bara est elle aussi une « déçue » de LR. Tout comme Caroline Meloni dans le bassin minier (douzième sur la liste du Pas-de-Calais), qui s’était présentée en 2017 contre le député RN Bruno Bilde. Ou Éric Castelain (vingt-neuvième sur la liste du Nord), figure locale de la droite à Saint-Amand-les-Eaux, arrivé derrière le RN aux municipales.
« Mercenariat politique »
Sébastien Chenu s’amuse de cette stratégie des transfuges. « J’ai reçu quatre candidatures de conseillers régionaux sortants de chez Xavier Bertrand. Je n’en ai retenu aucune », nous affirme le député de Denain (Nord). Il aura tout de même dit oui à Rachida Sahraoui, ancienne membre UDI de la majorité de Xavier Bertrand…, après avoir été conseillère régionale dans celle de Daniel Percheron. Conseillère municipale de Lille jusqu’en 2020, elle y a aussi claqué la porte de l’opposition. Du véritable « mercenariat politique », critique Pierre Mathiot. Elle n’en hérite pas moins de la vingtième place sur la liste du Nord, malgré un absentéisme qui atteignait 40 % à la région, selon un pointage effectué en novembre 2019 par La Voix du Nord (le quotidien régional l’ayant également classée « médaille d’argent de l’école buissonnière » au conseil municipal lillois)
« Le RN n’a pas tellement ouvert ses listes dans les Hauts-de-France, contrairement au Grand Est par exemple, commente Jean-Richard Sulzer, conseiller régional RN sortant qui n’a pas été reconduit. C’est fort regrettable. Les nouveaux prendront leur carte RN après l’élection. Il n’y a pas de poids lourds qui sont entrés sur les listes, par exemple. » De fait, les élus sortants verrouillent souvent les premières places éligibles. C’est particulièrement le cas dans l’Oise où trône le trio Audrey Havez, Michel Guiniot et Claire Marais-Beuil (suivis, il est vrai, par un « nouveau », Jean-Louis Soufflet, président départemental des chasseurs de gibier d’eau). La volonté de « bétonner » le haut des listes à l’expérience se retrouve aussi dans les deux plus gros départements, le Nord et le Pas-de-Calais, avec un mélange de sortants et de titulaires d’un mandat local.
Vivier de cadres
Le fait le plus notable des listes du RN dans les Hauts-de-France réside sans doute d’ailleurs dans le poids des candidats déjà élus par ailleurs. 129 des 170 sélectionnés sont déjà membres des conseils municipaux, départementaux ou sont conseillers régionaux sortants. Certains cumulant deux mandats. Certains étant salariés d’une municipalité RN. Signes d’une implantation locale et d’un vivier de cadres exceptionnels par rapport aux autres régions. Le cas le plus emblématique étant évidemment le bassin minier.
Sur les 44 candidats de la liste du Pas-de-Calais, 43 en sont issus. Toutes les communes de ce territoire livrent leur lot de conseillers municipaux pour arriver à un total de 31 : Hénin-Beaumont (qui délègue trois élus), Lens, Liévin, Béthune, Avion, Noyelles, Montigny, Carvin et même Calonne-Ricouart, où le RN pèse le moins. C’est naturellement d’Hénin-Beaumont que vient la tête de liste. Christopher Szczurek en est le maire-adjoint, en plus d’être conseiller départemental. C’est l’un des proches du maire Steeve Briois et du député Bruno Bilde.
Le duo du bassin minier fait également partie du top 5 de la direction du parti au niveau national. Rien ne se fait sans eux. Avec le député européen Philippe Olivier et son épouse Marie-Caroline Le Pen, ils sont les seuls à faire partie de l’intimité de la cheffe du RN. À l’exemple des Le Pen, ils forment un clan familial. Leurs mères respectives sont conseillères régionales (Marie-Christine Duriez pour le premier et Dominique Bilde, députée européenne, pour le second). Leur poids politique dépasse ainsi largement celui du département. Au point de peser sur la composition de la liste aux régionales ? « C’est le cœur du RN dans la région. C’est normal électoralement », argue Philippe Eymery, chef du groupe RN sortant à la Région, numéro 3 sur la liste du Nord.
« Ce n’est pas une liste Chenu »
Certains se montrent encore plus catégoriques. « Ce n’est pas une liste Chenu, affirme ainsi Jean-Richard Sulzer. Elle a été totalement chamboulée en commission d’investiture. Certains sont venus pleurer dans mon giron. Ils ont le sentiment d’être maltraités. Chenu était furieux. » L’ancien prof de gestion à Dauphine, appelé en 2014 pour s’occuper des finances de la ville d’Hénin-Beaumont, semble avoir tiré des leçons amères de l’expérience. « Bilde a une conception très fermée de la politique », confie-t-il encore. Loin de la stratégie d’ouverture prônée par un Sébastien Chenu – lui-même transfuge de LR.
À l’origine d’un comité pour éviter toute dérive antisémite au sein du RN, Jean-Richard Sulzer se montre aussi prudent sur les limites de la « dédiabolisation ». « J’ai des réserves sur certains candidats comme Philippe Eymery. Lors des dernières municipales, il a pris des gens de la Citadelle [bar lillois, repaire de Génération identitaire, groupuscule d’extrême droite interdit en mars – ndlr] comme Rémi Meurin [dont Mediacités avait révélé le passé en mars 2020 – ndlr]. Les identitaires, on peut faire avec mais pas avec les gens proches de la Citadelle : ce sont des identitaires sulfureux. »
Drôle d’attelage à Péronne
Cette année, la polémique ne vient toutefois pas de la liste des régionales, mais de Damien Rieu, ancien porte-parole de Génération identitaire, candidat du Rassemblement national pour les élections départementales 2021, à Péronne, dans la Somme. L’assistant parlementaire de l’eurodéputé Philippe Olivier et « twittos préféré de Marine Le Pen » a été impliqué en avril dans une altercation dans un camping où il s’était rendu pour dénoncer l’accueil de migrants sous le coup d’une expulsion. Sa plainte a été classée sans suite.
Il fait équipe dans ce canton avec une novice en politique, Yaël Ménache. Également numéro 4 sur la liste des régionales dans la Somme, la jeune femme de 36 ans indique sur Twitter avoir « été victime d’antisémitisme » « depuis [son] plus jeune âge ». « J’ai compris il y a bien longtemps que le FN puis le @RNational_off était le seul rempart contre ceux qui nous haïssent », ajoute-t-elle. Son binôme avec Damien Rieu peut surprendre et ne doit évidemment rien au hasard pour un parti qui veut afficher sa « dédiabolisation ».