Contre la dérive autoritaire

 

Le « droit à la désobéissance » contre la dérive autoritaire

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Mediapart publie un extrait du livre « Revendiquons le droit à la désobéissance », coécrit par son journaliste Jérôme Hourdeaux et l’avocat Vincent Brengarth, qui documente l’effondrement de notre état de droit sous l’effet des législations sécuritaires et la multiplication des états d’exception.

 

Notre démocratie est menacée depuis plusieurs années par une dérive autoritaire inédite. Depuis la fin des années 1990, des lois sécuritaires sont adoptées à un rythme toujours plus effréné. C’est désormais plusieurs textes qui sont chaque année adoptés. Les états d’urgence, terroriste sous le mandat de François Hollande puis sanitaire sous celui d’Emmanuel Macron ont totalement brouillé la frontière entre droit commun et état d’exception. Comme le soulignait récemment le Conseil d’État dans son étude annuelle, sur les six dernières années, la France en aura passé la moitié sous un état d’urgence sanitaire ou terroriste. Peu à peu les états d’exception deviennent la norme.

Les mouvements sociaux, eux, font l’objet d’une répression implacable, que ce soit celui contre la loi Travail en 2016, celui des Gilets jaunes en 2019 ou celui contre la réforme des retraites en début d’année 2020.Les lois sécuritaires adoptés au nom de la lutte antiterroriste sont régulièrement dévoyées pour réprimer tout mouvement jugé trop radical, écologiste, zadiste ou tout groupe qualifié par les autorités « d’ultragauche ». Le militantisme en devient lui-même suspect.

Alors que les forces de l’ordre et les services de renseignement disposent déjà de moyens de surveillance sans précédent, le développement de technologies toujours plus intrusives, telles que la surveillance algorithmique ou la reconnaissance faciale, rend désormais crédibles les pires cauchemars techno-sécuritaires

Dans leur ouvrage Revendiquons le droit à la désobéissance, publié mercredi 20 octobre aux éditions Fayard, l’avocat Vincent Brengarth et le journaliste de Mediapart Jérôme Hourdeaux reviennent sur l’historique et sur les racines idéologiques de cet effondrement de notre état de droit. Ils lancent également un appel à la résistance face à l’abandon de nos libertés et à la défense du militantisme.

Mediapart publie un extrait de l’ouvrage abordant de détournement de la lutte anti-terroriste dans un but de répression de mouvements sociaux et la constitutions, dans notre législation d’un « droit pénal de l’ennemi ». Les notes de bas de page sont consultables dans l’onglet « Prolonger ».

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Déjà l’antiterrorisme a commencé à contaminer le droit commun. Après les musulmans, les militants écologistes ont été les premiers visés par l’état d’urgence. À la fin du mois de novembre 2015, à peine deux semaines après sa déclaration, vingt‐quatre militants écologistes, présentés par les services comme proches de « la mouvance contestataire radicale », sont assignés à résidence jusqu’au 12 décembre dans le but avoué de les empêcher de participer aux manifestations organisées en marge de la COP21 de Paris1. Le 24 novembre, c’est un couple de maraîchers bio du Périgord qui fait l’objet d’une perquisition administrative par des gendarmes à la recherche de « personnes, armes ou objets susceptibles d’être liés à des activités à caractère terroriste »2. L’état d’urgence a également été détourné pour interdire de manifestation de nombreux opposants à la loi « Travail ». Dans un rapport3 publié en mai 2017, Amnesty International avait recensé 639 interdictions dont le but était « explicitement d’empêcher des personnes de participer à des manifestations ». 90 % de ces arrêtés avaient été pris durant le mouvement contre la loi « Travail ».

Peu à peu, une petite musique s’installe dans le débat public. Dans le prolongement de « l’ultragauche », des criminologues alertent depuis plusieurs années sur « l’écoterrorisme », ou « terrorisme écologique », qu’incarneraient les groupes animalistes ou les ZAD de Notre‐Dame‐des‐Landes ou de Bure.

À chaque conflit social, il y a toujours quelques éditorialistes et responsables politiques pour comparer les grèves à une « prise d’otages » ou dénoncer telle ou telle action. En janvier 2014, l’éditorialiste du Figaro Yves de Kerdrel signe un texte sobrement titré « Quand syndicaliste rime avec terroriste ! »4, écrit en réaction à la séquestration, une nuit durant, du directeur de la production et du directeur des ressources humaines de l’usine Goodyear d’Amiens‐Nord par des salariés en lutte contre la fermeture du site. « Ce qui s’est passé à l’usine d’Amiens‐Nord de Goodyear est grave, car cela montre que les formes d’actions les plus violentes, qui s’apparentent à du terrorisme, sont désormais banales en France, à l’occasion de certains conflits sociaux », écrivait-il. En mai 2016, en plein mouvement contre la loi travail, c’est le patron du Medef d’alors, Pierre Gattaz, qui déclare : « Il faut tout faire pour ne pas céder au chantage, aux violences, à l’intimidation, à la terreur. Ce n’est pas ma conception du dialogue social, mais c’est visiblement celle de la CGT. Faire respecter l’État de droit, c’est faire en sorte que les minorités qui se comportent comme des voyous, comme des terroristes, ne bloquent pas tout le pays5. »

Les Gilets jaunes, eux, ont été suspectés d’être noyautés à la fois par l’extrême droite et par les djihadistes. Cette dernière thèse, farfelue, a tout d’abord été insidieusement introduite dans le débat public par des analystes soulignant la convergence supposée d’intérêts entre les Gilets jaunes et les terroristes islamistes. « Les sites djihadistes se réjouissent, car ils perçoivent que la France, elle aussi, est entrée dans le chaos, affirmait par exemple le politologue Gilles Kepel le 15 décembre 2018 sur la chaîne C8. Pour eux, ça montre que la démocratie est fichue. On voit un tract défiler sur les web‐télés des djihadistes français en Syrie : ils ont repris quelque chose sur l’Arc de Triomphe qu’ils avaient déjà fait et ont ajouté quelques Gilets jaunes dessus. Ils expliquent qu’il faut désormais faire des actions spectaculaires en France parce que ça aura plus d’impact6 ». Deux mois plus tard, l’essayiste Michel Onfray publiait sur son site un texte aux relents conspirationnistes intitulé « Le jaune et le vert », couleur de l’islam. « Ce compagnonnage du jaune et du vert était déjà visible le jour des dégradations de l’Arc de Triomphe. Le film montre les ravages, et la jubilation des vandales qui exhibent leurs trophées en atteste », écrivait-il. « Dans la mouvance salafiste, du côté des Frères musulmans, dans un pays comme le Qatar, le mouvement des Gilets jaunes est perçu comme une occasion de faire tomber l’Occident, pensé comme judéo-chrétien, donc comme un adversaire rabique. Une fois tombé l’édifice, il ne resterait plus qu’à y installer une idéologie nouvelle. »

Aucune preuve ne sera apportée de cette récupération du mouvement par des groupes terroristes. L’extrême droite, elle, bien qu’effectivement présente dans certains rassemblements, notamment lors des premières semaines du mouvement, a rapidement été exclue des cortèges, parfois manu militari. Il n’empêche qu’est depuis apparue dans les médias une nouvelle expression, symptomatique de la contamination idéologique à l’œuvre, celle de « Gilets jaunes radicalisés ».

Le mouvement contre la réforme des retraites a été la cible des mêmes tentatives d’amalgames. Le 6 janvier 2020, c’est le député LREM de Boulogne‐sur‐Mer, Jean‐Pierre Pont, qui, interrogé sur les grèves et les blocages, affirmait sur l’antenne de la radio locale Delta FM : « Pour moi, prendre la France en otage, c’est tout à fait illégal. Et, évidemment, on va peut-être me critiquer, ce sont des faits de terrorisme7. » En mai 2019, Éric Ciotti, député LR, défendait, lui, l’idée que les « black blocs » constituaient « une association de malfaiteurs à visée terroriste », et que les juger doit devenir « une priorité de la politique pénale » du gouvernement8.

Cet amalgame entre terrorisme islamiste et toute forme de contestation radicale a même déjà été défendu au sein de l’Assemblée nationale. Dans un rapport du 6 juin 2019, une commission d’enquête « sur la lutte contre les groupuscules d’extrême droite en France » a ainsi proposé d’étendre le « champ d’action » du Comité interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation (CIPDR) « à la radicalisation identitaire et à d’autres formes de radicalisation (anarchiste, antisioniste, vegan, etc.) » ainsi que d’« élargir le champ du site Stop‐Djihadisme aux formes précitées de radicalisation et le baptiser Stop‐Radicalisation ».

Sous le gouvernement de Jean Castex, ces amalgames ont même pris un nouveau tour politique particulièrement inquiétant avec la chasse, lancée par certains de ses membres, à « l’islamo‐gauchisme ». Certains ministres, comme Jean‐Michel Blanquer, Gérald Darmanin ou Marlène Schiappa, n’ont fait qu’entretenir par leurs déclarations souvent agressives l’idée qu’une partie du mouvement « antiraciste » serait alliée de fait aux islamistes, et donc complice indirecte des terroristes. Ainsi, le fait même de dénoncer l’islamophobie, qui selon eux n’existe pas, pourrait être considéré comme du terrorisme. Au mois de mars 2021, le CIPDR a ainsi pu instrumentaliser un hommage à Samuel Paty, l’enseignant sauvagement assassiné après avoir été accusé à tort d’islamophobie, en affirmant sur Twitter : « L’accusation d’islamophobie tue. » Quelques jours plus tard, le CIPDR enfonçait le clou en précisant, toujours sur Twitter : « Le terme islamophobie a été imposé par les islamistes avec pour objectif d’interdire toute forme de critique à l’égard de l’islam radical, sous couvert d’une défense – fallacieuse – de la religion musulmane. » Ainsi, selon cet organisme officiel, ceux qui useraient du terme « islamophobie », plutôt que celui de « racisme anti‐musulman » promu par les autorités, se rendraient coupables d’une complicité morale et mettraient en danger la Nation. Ce nouveau maccarthysme qu’est la chasse à l’« islamo‐gauchisme »9 confirme l’impérieuse nécessité de lutter contre la menace djihadiste tout en se prévenant des dérives liberticides, du dévoiement des législations antiterroristes, et éventuellement des instrumentalisations idéologiques dont elles peuvent faire l’objet.

 La lutte antiterroriste ne vise plus à lutter contre le terrorisme en lui-même, mais contre une menace, un « ennemi », qu’il soit intérieur ou non. Les législations d’exception sont devenues les frontières, toujours plus réduites, marquant la séparation entre ceux faisant partie de l’État de droit, et pouvant donc bénéficier de sa protection, et les autres, qui, parce qu’ils menaceraient l’ordre établi, devraient se voir appliquer des règles dérogatoires. Cet État de droit à deux vitesses a ses théoriciens.

Au mois de décembre 2019, le polémiste Éric Zemmour invoquait ainsi, sur le plateau de CNews, Carl Schmitt, célèbre juriste allemand connu pour ses théories sur l’ennemi et l’état d’exception, ayant influencé le parti nazi, dont il fut proche dans les années 1930. « Que disait Carl Schmitt ? expliquait Éric Zemmour devant les caméras. La fonction du politique, c’est de désigner l’ennemi. On est loin de la gestion au jour le jour. La politique, c’est désigner l’ennemi. Tout le problème depuis vingt ans, c’est qu’on veut faire croire qu’il n’y a pas d’ennemi et on refuse de désigner l’ennemi10. » En effet, pour Carl Schmitt, l’État ne se réalise pleinement que dans les situations d’exception, dans les conflits. Comme il le résume dans une formule célèbre : « Est souverain celui qui décide la situation exceptionnelle. » Or, pour cela, l’État doit commencer par faire la distinction entre ses « amis » et ses « ennemis »11 et mettre à sa tête un leader fort, capable de s’affranchir du droit. Son objectif doit être de mettre la société au service de l’économie, et donc des entreprises, quitte à étouffer toute contestation sociale. En 1932, Carl Schmitt prononce devant le patronat allemand un discours intitulé « État fort et économie saine » qui pose les bases d’un nouveau type de régime : « le libéralisme autoritaire »12.

Le juriste allemand occupe une place particulière, et sulfureuse, dans la pensée politique. Jusqu’à l’accession de Hitler au pouvoir, il mène une carrière de juriste respecté, une sommité, certes conservatrice, mais aux qualités reconnues par tous. Mais, à partir de 1933 et de sa conversion au nazisme, il adapte sa pensée pour justifier les horreurs du Reich. Après la Seconde Guerre mondiale, Carl Schmitt sombre un peu dans l’oubli. Son œuvre refait surface au début des années 2000 dans le cadre d’analyses de la montée de régimes qualifiés de « libéraux autoritaires », comme celui de George W. Bush et Donald Trump aux États‐Unis, de Vladimir Poutine en Russie ou d’Ercep Erdoğan en Turquie. Malgré son passé nazi, la pensée de Carl Schmitt est devenue ces dernières années incontournable dans l’analyse de l’état d’exception, de l’état d’urgence, de la répression, de l’autoritarisme, de la critique des droits de l’homme. Elle est invoquée à la fois par la droite réactionnaire pour justifier les dérives liberticides et par la gauche radicale pour dénoncer la nature intrinsèquement sécuritaire de l’ordre néolibéral. « Schmitt attire l’attention sur les contradictions de l’État libéral, ces points‐limites, ces “états d’exception” où l’idéologie démocratique tomberait le masque et montrerait son visage de puissance et d’arbitraire, comme ce serait le cas aux États‐Unis depuis le 11‐Septembre », expliquait en février 2017 à Libération le philosophe Jean‐Claude Monod13« Un philosophe comme Agamben construit à partir de Schmitt l’idée que c’est lorsqu’il devient policier et violent que l’État libéral montre sa vraie nature. »

Carl Schmitt n’est pas le seul penseur à avoir placé le concept d’« ennemi» au cœur de sa réflexion. À partir du milieu des années 1980, un autre juriste allemand, Günther Jakobs, a développé une théorie s’articulant parfaitement avec la distinction entre « amis » et « ennemis » prônée par Carl Schmitt: « La théorie du droit pénal de l’ennemi ». Günther Jakobs a toujours entretenu une certaine ambiguïté sur le sens de son travail. Comme l’expliquent les sociologues Dominique Linhardt et Cédric Moreau de Bellaing14, lorsqu’il présente pour la première fois sa théorie en 1985, le juriste se pose en simple observateur établissant un « diagnostic » sur l’existence d’un ensemble de règles dérogatoires constituant ce qu’il appelle le « droit pénal de l’ennemi ». Günther Jakobs ne fait que constater que l’État traite de manière différente les « citoyens », qualifiées de « personnes », soumises au droit commun, un « droit pénal du citoyen », et ses « ennemis », qualifiés de « non‐personnes », à qui est appliqué un droit d’exception reposant sur une anticipation de leur dangerosité, le « droit pénal de l’ennemi »« L’intervention pénale consiste dans ce cas dans des actions préventives, orientées vers des sujets qui se seraient sous‐ traits aux valeurs communes au point d’être réputés ne plus appartenir au groupe des citoyens », écrivent les sociologues. En octobre 1999, lors d’un discours devant l’Académie des sciences de Berlin‐Brandebourg, Günther Jakobs relance de vives discussions autour de sa théorie en sortant de sa neutralité. « Une société consciente des risques ne peut pas simplement mettre de côté cette problématique ; elle ne peut pas non plus résoudre cette problématique avec des moyens exclusivement policiers. C’est la raison pour laquelle il n’y a pas aujourd’hui d’alternative évidente au droit pénal de l’ennemi », déclare‐t‐il. Par la suite, Günther Jakobs reviendra sur ces propos en affirmant qu’il ne fait en réalité que décrire une réalité juridique15. Quoi qu’il en soit, la théorie du droit pénal de l’ennemi va bien être suivie par certains dirigeants comme un mode d’emploi. Cette mise en pratique débute par les pays hispanophones, comme le racontent Dominique Linhardt et Cédric Moreau de Bellaing: « Tout au long des années 1990, le juriste a été régulièrement reçu en Espagne et en Amérique latine où il est devenu, dans certains pays, une figure reconnue dans les milieux juridiques. » C’est ainsi que le droit pénal de l’ennemi inspirera les répressions menées par les gouvernements espagnol, contre l’ETA, et colombien, contre les FARC.

Il connaît un nouvel essor après les attentats du 11 septembre 2001, aux États‐Unis, avec le concept de « combattants ennemis illégaux », développé par la justice américaine dans le cadre de sa « guerre contre le terrorisme »« Ce nouveau paradigme, affirmait le ministre de la Justice américain Alberto Gonzales dans un mémo diffusé le 25 janvier 200216rend obsolètes les strictes limitations de la convention de Genève sur l’interrogation des prisonniers ennemis et rend pittoresques certaines de ses clauses.» L’adoption du droit pénal de l’ennemi par la justice américaine a servi de justification « aux instruments les plus controversés de la lutte menée depuis 2001 contre le terrorisme – de l’extraordinary rendition au camp de Guantanamo, du Patriot Act au water‐boarding, du système de surveillance PRISM aux assassinats télécommandés », écrivent Dominique Linhardt et Cédric Moreau de Bellaing.

C’est également via cette « guerre contre le terrorisme », initiée par les États‐Unis, que « la doctrine du droit pénal de l’ennemi fait son retour en Europe », où on peut retrouver son influence dans toutes les législations d’exception prises en réaction à des attentats. « Le droit pénal de l’ennemi repose sur trois principes : l’anticipation, l’abaissement des garanties procédurales et la sévérité des peines », expliquait à Mediapart le professeur de droit pénal Olivier Cahn en juin 201917. En France, cela s’est concrétisé par l’accumulation de nos législations antiterroristes. « Le droit français s’est structuré progressivement vers l’exception », poursuivait Olivier Cahn en pointant « un événement qui a marqué […] un tournant »« Début 2016, Jean‐Jacques Urvoas devient ministre de la Justice en pleine polémique sur la déchéance de nationalité, racontait‐il. À l’époque, celle‐ci était même envisagée pour ceux n’ayant qu’une nationalité, au risque de créer des apatrides. À peine nommé, Jean‐Jacques Urvoas, jusqu’alors connu pour son engagement pour les droits de l’homme, notamment sur les questions pénitentiaires, donne une interview au Parisien où il défend le projet du gouvernement en ces termes : “La déchéance n’est pas un symbole. C’est un principe par lequel le juge va acter une déchirure définitive. N’inversons pas les rôles : ce sont les terroristes, nés en France ou pas, qui ont choisi de ne plus être dans la communauté nationale. Elle ne les rejette pas : c’est eux qui, en se vautrant dans l’ignominie, s’excluent.” Nous avons là le fondement même de la théorie du droit pénal de l’ennemi, estimait Olivier Cahn. Günther Jakobs fonde celle‐ci sur une dépersonnalisation. Ces gens commettent des actes tellement odieux qu’ils provoquent une rupture du contrat social. Ils ne peuvent plus prétendre à bénéficier des garanties que la communauté accorde à ses membres, même lorsqu’ils ont commis des crimes. »

L’exemple le plus parlant de la contamination de notre société par le droit pénal de l’ennemi est peut‐être l’attitude des autorités vis‐à‐vis de ces Français partis combattre dans les rangs de l’État islamique, et de leurs familles. Malgré les demandes répétées de leurs proches, mais également du Défenseur des droits, de la CNCDH ou encore des Nations unies, le gouvernement entretient le flou sur sa position vis‐à‐vis de ses ressortissants capturés lors des combats ou repentis, ainsi que de leurs femmes et enfants souhaitant rentrer en France. «La justice irakienne se fait dans de bonnes conditions », avait même osé affirmer le 2 juin 2019 l’ancienne porte‐parole du gouvernement, Sibeth Ndiaye, au sujet des onze Français condamnés à mort et attendant leur exécution en Irak18. Concernant les enfants de djihadistes, qui sont plusieurs centaines à vivre dans des conditions sanitaires dramatiques dans des camps de réfugiés dans le nord‐est de la Syrie, les autorités se refusent à tout rapatriement systématique et examinent chaque dossier « au cas par cas ». Cette question des mineurs, victimes indirectes des crimes de leurs parents, est sans doute la plus emblématique du droit pénal de l’ennemi récent. Elle structure le débat public entre ceux pour qui leur prise en charge par l’État est un devoir, une question de principe humanitaire, et ceux qui considèrent que ces familles, en raison des crimes commis par l’un de leurs membres, ont perdu leur statut de citoyen et doivent être traitées comme des éléments extérieurs à la communauté nationale. « Ils ne sont plus français. Ils restent là‐bas », affirmait ainsi en février 2019 Nicolas Dupont‐Aignan19« Entre laisser quelques enfants et protéger les Français, je prends une décision », déclarait un mois plus tard le député LR, depuis passé au RN, Thierry Mariani en proposant de ne rapatrier que les enfants âgés de moins de 3 ans20« Je ne veux pas que mon gosse soit dans la même cour de récréation qu’un enfant qui est un danger potentiel », ajoutait l’élu.

L’image de la cour d’école de la République dont sont exclus les enfants qui représenteraient un « danger potentiel » a au moins le mérite d’être juste. C’est bien à une exclusion de la communauté nationale, voire de l’humanité, que nous assistons. « Il est intéressant de se rappeler que, lorsqu’il y a eu par exemple les procès des membres de la Fraction armée rouge en Allemagne au milieu des années 1970, on se demandait encore : “Ce sont nos enfants, comment en sont-ils arrivés là ?”, nous rappelait Olivier Cahn. Malgré leurs actes, ils étaient maintenus dans la communauté nationale ». En considérant que certains citoyens doivent se voir appliquer un droit d’exception en raison de leur appartenance supposée à une mouvance radicale, nous ne faisons que répondre à l’injonction de Carl Schmitt : désigner l’ennemi, qu’il soit islamiste, indépendantiste, écoterroriste, zadiste, anarcho‐autonome, Gilet jaune ou syndicaliste. Pour lui, c’est un autre droit qui doit s’appliquer, un droit fluctuant au gré des législations sécuritaires, un « droit pénal liquide », comme l’ont défini l’ancienne présidente de la CNCDH Christine Lazerges et le magistrat Hervé Henrion‐Stoffel21. Et comme le droit commun ne s’applique plus à eux, la justice va se permettre de sanctionner non plus leurs actes, mais leurs intentions, leur « dangerosité », par l’utilisation du concept de « radicalisation », jugée au regard de « signaux faibles » tout aussi vagues.

 

 

 

 

 

 

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