Philippe Corcuff: le confusionnisme, «une trame idéologique en expansion»
17 MARS 2021 PAR PAULINE GRAULLE ET LUCIE DELAPORTE
Dans un livre somme, La Grande Confusion – Comment l’extrême droite gagne la bataille des idées, Philippe Corcuff décrit un paysage politique où, à la faveur de l’affaissement du clivage droite/gauche, se créent « des zones d’intersection et d’interactions » entre des familles politiques que tout éloigne a priori. Pour le plus grand bénéfice de l’extrême droite. Entretien.
Gauche radicale, centre-gauche, mais aussi centre-droit ou droite classique : ces dernières années, aucun pan du paysage politique n’a échappé la contagion des idées islamophobes, nationalistes, ultraconservatrices ou réactionnaires, estime Philippe Corcuff dans son dernier ouvrage La Grande Confusion – Comment l’extrême droite gagne la bataille des idées (Textuel).
Un pavé de 672 pages : ce qu’il faut peut-être pour décrire, en détail, cet air du temps poisseux où les idées de l’extrême droite ont infusé jusque dans ces espaces politiques a priori hostiles.
Ce maître de conférences en science politique à l’IEP de Lyon, déjà auteur de l’ouvrage Les années 30 reviennent et la gauche est dans le brouillard (Textuel) publié en 2013, raconte avec minutie comment les « bricolages » idéologiques ou tactiques brouillent les pistes d’un monde où les repères qui régnaient jusqu’alors (comme le clivage gauche/droite, ou le vote « barrage » contre le FN) s’amenuisent… Et ne font, finalement, qu’alimenter le « post-fascisme » rampant au pays de Macron. Entretien.
Dans votre livre, vous donnez un aperçu un peu impressionniste – par petites touches – de ce que vous nommez le confusionnisme en répertoriant des figures, de droite, de gauche, politiques, journalistes ou penseurs qui alimentent cet « espace ». Comment définissez-vous exactement le confusionnisme ?
C’est un espace large d’une centaine de locuteurs d’orientations politiques et intellectuelles diverses et même opposées qui a été constitué patiemment de manière précise, documentée et référencée au cours de trois ans et demi d’écriture qui ont donné ces 672 pages. Cela peut être contredit par des arguments et une documentation alternative mais « aperçu » et « impressionniste » ne me semblent pas être les termes adéquats. Parmi cette centaine de locuteurs, il y a des zones d’intersection et d’interactions entre un ultraconservatisme xénophobe, sexiste et homophobe sur une base nationaliste, et ce que j’appelle le « confusionnisme ».
Le confusionnisme constitue un espace de discours qui crée des interférences et des proximités entre des postures (comme le « politiquement incorrect » ou le conspirationnisme) et des thèmes (comme le nationalisme économique, l’essentialisation du peuple sur une base nationale ou la relativisation de la frontière symbolique avec l’extrême droite) qui viennent de l’extrême droite, de la droite, de la gauche modérée et de la gauche radicale. C’est très important de dire que cela n’a rien à voir avec le lieu commun des « deux extrêmes qui se rejoignent ». Cela traverse l’ensemble de l’espace politique. Le confusionnisme, c’est la connexion de choses qui n’ont rien à voir ensemble, mais qui, par une « orchestration sans chef d’orchestre », pour le dire comme Pierre Bourdieu, se retrouvent mises en rapport.
Cela peut, par exemple, partir de la critique du mariage pour tous et dériver vers une assimilation générale de la dynamique émancipatrice des droits individuels à la logique néolibérale d’un marché tout-puissant. Certains vont puiser dans ce cas chez le philosophe Jean-Claude Michéa qui vient du PCF puis qui s’est rapproché des milieux situationnistes et libertaires. Pour la relativisation de l’extrême droite, l’économiste Jacques Sapir a commencé à envisager en août 2015 une alliance entre la gauche radicale et l’extrême droite politique. Michel Onfray écrit son livre Théorie de la dictature (Robert Laffont) en 2019 en expliquant qu’on vit déjà en dictature. Toujours en 2019, l’écrivain François Bégaudeau avance dans son livre Histoire de ta bêtise (Pauvert) que Zemmour c’est mieux qu’Enthoven à cause de l’« analyse de classes » du premier ou qu’il ne se sent « pas concerné » par une victoire éventuelle de Marine Le Pen… Quand Éric Hazan dit, à propos des gilets jaunes, dans un entretien donné à Mediapart le 7 décembre 2018, que « les ennemis de mes ennemis ne sont pas vraiment des amis mais un peu quand même », il participe aussi à effriter la frontière symbolique avec l’extrême droite.
Vous expliquez que l’une des thématiques qui ouvre cette barrière, c’est celle de la nation.
Exactement. Entre les discours de Soral, de Zemmour, de Chevènement, du jeune social-démocrate modéré David Djaïz, de Todd, de Montebourg, de Ruffin, de Mélenchon, ou de Lordon, on va trouver une tendance partagée à valoriser la nation et les frontières et à disqualifier le mondial et l’européen. Personnellement, je n’ai pas de problème avec l’idée de nation : il faudrait plutôt tenter de réarticuler le local, le national et le mondial dans une dynamique émancipatrice, mais en n’oubliant pas le local et l’ouverture internationale. Or, dans la galaxie rhétorique qui se met en place, le national devient le Bien et le mondial le Mal. Cela va jusqu’à l’idée de la primauté de la nation comme enracinement, que l’on trouve chez Mathieu Bock-Côté, un essayiste ultraconservateur québécois habitué du Figarovox, chez Jacques Julliard, penseur du social-libéralisme passé au « républicanisme », et dans la gauche radicale chez Frédéric Lordon qui met l’accent sur « l’appartenance nationale ».
Or il se trouve que cette approche de la nation révèle certaines affinités rhétoriques avec le nationalisme de l’enracinement d’un Maurice Barrès à la fin du XIXe siècle et au début du XXe. Chez Bock-Côté, Julliard et Lordon, il faut souligner que ça se fait sans antisémitisme contrairement à Barrès qui, au passage, était au départ socialiste. Cependant, cela ne veut pas dire que le contexte, par-delà les intentions de Bock-Côté, Julliard et Lordon, n’est pas favorable à des connexions non voulues de ces formes relookées de l’enracinement national avec la dénonciation antisémite du « cosmopolitisme » des banques. La réactivation depuis la campagne présidentielle de 2017 du nom de « Rothschild » – vieux fantasme d’un antisémitisme anticapitaliste allant de l’extrême droite à la gauche remontant à 1830 comme l’a montré le sociologue Pierre Birnbaum – puis lors du mouvement des « gilets jaunes » constitue un indice inquiétant de ce point de vue.
Justement, est-ce si nouveau que cela, ce confusionnisme ? L’histoire politique n’a-t-elle pas toujours été faite de ponts, d’hybridations, de recompositions, de gens qui sont passés de la gauche à l’extrême droite ?
Le problème, ce n’est pas le passage d’intellectuels entre des territoires idéologiques habituellement opposés (même s’il faut noter que Zemmour vient du chevènementisme, Soral du PCF et Renaud Camus du PS), mais la construction de cohérences partielles entre des idées d’extrême droite, de droite et de gauche dans une trame idéologique en expansion. Ce qui permet d’ailleurs des circulations. Exemple : la sociologue Nathalie Heinich intervient contre le Pacs, affirmant que son opposition est une opposition de gauche. Puis, elle s’élève contre le mariage pour tous avec des accents homophobes. Quelque temps après, elle va signer les pétitions contre le décolonial et « l’islamo-gauchisme »… Cela se met donc à circuler dans cet espace rhétorique composite aux cohérences seulement partielles.
Vous montrez que cette hybridation est toujours une pente glissante vers l’extrême droite et que le phénomène n’opère jamais en sens inverse…
Ce n’est pas automatique, mais c’est la tendance dominante, parce que cela se passe dans un contexte d’affaissement du clivage gauche/droite. C’est cela qui est nouveau en fait. Dans les années 1930, on a déjà vu des cas de cohérence partielle avec ce qu’on a appelé les « non-conformistes » qui étaient des gens proches au départ de l’Action Française et qui ont eu une fascination pour des éléments de fascisme et de communisme. Dans la même période, « la révolution conservatrice » dans l’Allemagne de Weimar va faciliter le nazisme en mêlant des thèmes nationaux et des thèmes socialistes.
Mais à cette époque-là, la gauche a une certaine stabilité. Il y a de grosses organisations syndicales, associatives et politiques qui portent ses idéaux quotidiennement. Une fois la guerre passée et le fascisme battu, le clivage s’est donc reconstitué. Aujourd’hui, cela s’affaisse, il n’y a plus de formes organisées fortes. Dès lors, l’espace rhétorique confusionniste se développe beaucoup plus, s’étend sans guère de barrières pour le stopper. D’autant plus qu’il tend, par ces bricolages, à remplacer les formes antérieures.
Par rapport aux années 1930, c’est à la fois moins dangereux et plus dangereux. Moins dangereux, car le « postfascisme » actuel – je préfère le qualificatif de « postfasciste » parce que mieux que ceux de « fasciste » et de « populiste » il permet d’équilibrer les continuités et les discontinuités avec les fascismes des années 1920-1940 – est moins violent et s’est acclimaté au cadre républicain, à la différence de l’orientation antirépublicaine dans les années 1930. Son appropriation-détournement des thèmes républicains (souveraineté populaire, laïcité, égalité, liberté, etc.) est même devenue une ressource de sa dynamique actuelle. Cependant, le « postfascisme » d’aujourd’hui est aussi plus dangereux, car, grâce au recul du clivage gauche/droite et à l’expansion confusionniste, il rencontre moins d’obstacles idéologiques et organisationnels sur son chemin.
Ce confusionnisme n’agit-il pas aussi sur l’extrême droite. On a vu comment l’ancien chevènementiste Florian Philippot avait pesé sur le programme économique du RN, par exemple…
J’ai parlé d’intersections et d’interactions entre l’ultraconservatisme et le confusionnisme. Donc, oui, cela va dans les deux sens, mais au bénéfice principal de l’extrême droite.
Dans votre livre, vous consacrez de longs passages à Jean-Luc Mélenchon. En quoi est-il, selon vous, partie prenante de ce moment confusionniste ? Le Parti socialiste, par la proximité d’une partie de ses troupes avec le Printemps républicain par exemple, ne participe-t-il pas aussi à une forme de brouillage ?
La dynamique confusionniste ne relève pas de la mécanique, d’un automatisme. Cela passe par l’activité de politiciens, d’essayistes, de journalistes et d’intellectuels qui ont souvent le nez dans le guidon du court terme. Ce que j’essaie de montrer dans le livre, c’est que les personnes réagissent à un contexte donné et que, dans ce contexte, ils usent de tactiques pour se positionner ou rebondir face à des difficultés. Or, en puisant dans les évidences du moment (les tuyaux rhétoriques conspirationnistes, la critique du « politiquement correct », la critique manichéenne des médias, etc.), ces tactiques vont souvent renforcer la confusion ambiante.
Sur le plan de l’effritement de la frontière symbolique avec l’extrême droite, les tergiversations de Mélenchon entre les deux tours en 2017 ont été un tournant très important, de même que lorsque Adrien Quatennens affirme sur CNews le 1er décembre 2019 que Le Pen et Macron « c’est bonnet blanc et blanc bonnet »… Il y a une digue qui a sauté à travers des jeux tactiques successifs sans que grand monde ne prenne conscience de la portée de ce qui est en jeu.
Je n’oublie toutefois pas de signaler le tournant prometteur mais fragile de Mélenchon vers une vision de l’identité en termes de « créolisation » en septembre 2020.
Quant au Printemps républicain – il y a aussi de longs passages consacrés à Laurent Bouvet dans mon livre –, c’est une officine idéologique manichéenne qui a détourné le magnifique mouvement « Je suis Charlie » en faveur de la liberté d’expression et de la préservation d’une société pluriculturelle contre la terreur djihadiste – qui a mis plus de 4 millions de personnes dans les rues, une des plus grosses manifestations de l’histoire de France, incommensurable par rapport aux centaines de milliers de personnes mobilisées par les « gilets jaunes » – en diabolisant les musulmans. Il a eu un écho au PS, mais pas dans tout le PS, et bien au-delà. On pourrait le considérer comme l’extrême centre gauche du confusionnisme.
Pourtant Jean-Luc Mélenchon affirme précisément vouloir, par sa stratégie électorale, détourner de l’extrême droite un certain nombre d’électeurs…
Oui, mais ses tactiques la renforcent. Jean-Luc Mélenchon est un homme de gauche classique, venu du trotskysme, mais avec un fort logiciel républicain. En 2017, il veut occuper un espace, mais il est tributaire du contexte : il constate que le clivage gauche/droite est de moins en moins performant, donc il va se présenter comme « populiste »… Mais ce faisant, il ajoute encore du brouillard. Et si à court terme, il sait ce qu’il fait, il ne maîtrise pas les conséquences à moyen terme.
Ces « tactiques » de recomposition ne s’imposent-elles pas à une gauche qui a perdu l’électorat populaire?
C’est en effet un élément important : la gauche gouvernementale a perdu des secteurs importants de l’électorat populaire, d’abord en faveur de l’abstention et secondairement du RN, notamment à cause des dégâts sociaux des politiques néolibérales qu’elle a menées. Comme explication erronée de ce phénomène, on trouve l’idée chez un Michéa, repris par toute une série de locuteurs à l’extrême droite, à droite et à gauche, que la gauche aurait abandonné le discours social pour un discours dit « sociétal » ajusté aux minorités.
Notons d’abord que pour ces discours, implicitement sexistes et souvent explicitement antiféministes, les femmes sont reléguées au rang de « minorité », ce qui redouble leur minoration politique. La gauche aurait donc favorisé les immigrés, la lutte pour les femmes et les homosexuels au détriment des classes populaires qui vont être de plus en plus réduites implicitement dans ces discours aux classes populaires « blanches », masculines et hétérosexuelles… C’est cette idée qui va, par exemple, travailler la sensibilité « Gauche populaire » interne et périphérique au Parti socialiste [La gauche populaire, mouvement créé en 2011 à la suite du rapport de Terra Nova enjoignant la gauche à se concentrer sur les causes sociétales plus que sociales. On y trouvait les socialistes Laurent Baumel, Laurent Bouvet ou François Kalfon, ou encore l’essayiste et géographe Christophe Guilluy – ndlr], en servant de rampe de lancement à l’ultraconservatisme de gauche de l’essayiste Christophe Guilluy et du politiste Laurent Bouvet. Et c’est à partir de ce constat qu’il y a eu une dérive de dénonciation de tous les thèmes sociétaux, ce qui s’apparente d’ailleurs à une forme de mépris de classe implicite, car dans cette vision paternaliste d’en haut « le peuple » serait raciste, sexiste et homophobe… et il faudrait lui donner des doses de racisme, de sexisme et d’homophobie pour devenir un politicien « populaire ». Il y a un double paradoxe tendanciel dans les discours de la centaine de locuteurs que j’analyse dans le livre : ils participent aux élites tout en parlant au nom du peuple contre les élites, et ils critiquent le racisme de classe des élites tout en étant souvent imbibés eux-mêmes de manière non consciente de racisme de classe.
Avec son « en même temps », Macron n’est-il pas le président confusionniste par excellence ?
Si Macron bat Le Pen au deuxième tour en 2017, je montre que ces discours et les politiques menées depuis décembre 2018 sont marqués par des déplacements ultraconservateurs et identitaristes qui favorisent aussi celle qu’il veut de nouveau battre en 2022. Souvenez-vous que le 10 décembre 2018 quand, dans les premiers temps des gilets jaunes, Macron annonce « le grand débat national », il associe « laïcité », « identité nationale » et « immigration ». Il ajoute, lors d’une conférence de presse tirant les conclusions du « grand débat » le 25 avril 2019, l’association entre « islam politique » et « communautarisme ». À partir de son intervention devant les députés de La République en marche le 11 février 2020, le terme « séparatisme » tendra à remplacer celui de « communautarisme ». Personne ne l’a d’ailleurs souligné, mais il emprunte la notion de « séparatisme », dans un sens ethno-culturel, à Christophe Guilluy dans son livre Fractures françaises de 2010. Quand il n’y a plus de repères stabilisés, comme le repère gauche/droite, les politiciens se lancent dans des tactiques de court terme pour se sortir des impasses. Dans le cas de Macron : les gilets jaunes, puis la compétition avec le RN pour les européennes de 2019, puis l’attention privilégiée vers les fractions les plus conservatrices de l’électorat de droite pour le premier tour de 2022. D’autant plus que son logiciel néolibéral l’empêche de répondre de manière suffisamment significative sur le terrain social.
Couverture livre « Fractures françaises
« L’extrême droitisation, ce n’est pas la même chose que l’extrême droite ! »
Et quelle place donnez-vous au conspirationnisme dans la galaxie confusionniste ?
Dans le cas du conspirationnisme aussi, les jeux tactiques politiciens jouent un certain rôle. Quand Mélenchon a des problèmes avec les perquisitions, quand Macron a des problèmes avec « l’affaire Benalla », ils crient au complot. Ils légitiment ainsi la forme conspirationniste qui est devenue l’un des tuyaux rhétoriques principaux des discours ultraconservateurs.
Dans l’affaissement de la gauche, il n’y a pas que l’effacement du clivage gauche/droite, mais aussi le recul du lien entre critique sociale structurelle et émancipation. Dans la tradition anarchiste, marxiste, ou dans les sciences sociales contemporaines, on critique la logique d’accumulation du capital, des rapports de domination de classes, de sexes, coloniaux, etc., qui sont structurels et pas principalement liés à des manipulations cachées. Les discours conservateurs vont alors devenir hypercritiques, mais superficiellement, en n’atteignant plus les structures sociales impersonnelles qui dominent nos vies. Et cet hypercriticisme superficiel va se connecter non plus à l’émancipation, mais à la justification de discriminations racistes, sexistes et homophobes dans un cadre nationaliste. La critique sociale est ainsi volée à la gauche et perd sa connexion à un horizon émancipateur.
Vous citez quelques grandes figures de l’extrême droite actuelles, comme Alain Soral, Hervé Juvin, Éric Zemmour, Renaud Camus ou l’influence d’Alain de Benoist… En quoi ont-ils renouvelé le discours de l’extrême droite et participé au « confusionnisme » que vous décrivez ?
Hervé Juvin, aujourd’hui député européen du RN, a publié cinq livres chez Gallimard dans la collection codirigée par Marcel Gauchet et Pierre Nora « Le débat » entre 2005 et 2016, dont un, La Grande Séparation en 2013, qui défend l’apartheid culturel dans une pensée déjà clairement d’extrême droite, sauf pour Gauchet ! Avant de s’orienter vers le RN, il va passer par Éléments, la revue fondée par Alain de Benoist, créateur de la « nouvelle droite » et précurseur, en tant qu’il a reconfiguré la pensée ultraconservatrice dans un sens culturaliste, ou d’identitarisme culturel. C’est l’un des premiers théoriciens identitariste – au sens où une personne ou un groupe sont appréhendés sous l’angle d’une identité principale homogène et fermée. Aujourd’hui, l’identitarisme s’est diffusé un peu partout, c’est un des trois ensembles idéologiques dotés d’intersections et d’interactions constituant les piliers de mon étude avec l’ultraconservatisme et le confusionnisme : identitarismes nationalistes, dont l’identitarisme national-républicain, identitarisme catholique intégriste ou identitarisme islamo-conservateur, du côté des appuis positifs, et identitarismes islamophobes, antisémites ou négrophobes, du côté des cibles négatives. Il y a même l’identitarisme inversé des Indigènes de la République.
Philippe Corcuff
Et Éric Zemmour vient du chevènementisme, rappelez-vous…
Quand le magistrat Philippe Bilger l’interroge sur son positionnement politique en décembre 2013, Zemmour se réfère d’abord à « une tradition politique très lointaine » qu’il nomme « le gaullo-bonapartisme […] de Bonaparte et le général de Gaulle à Philippe Séguin et Jean-Pierre Chevènement ». Quand il est amené à resserrer ses références sur la période actuelle, il précise dans la même interview : « Ma famille politique c’est le “Non à Maastricht”, avec Philippe Séguin, Philippe de Villiers, Charles Pasqua, Jean-Pierre Chevènement et Jean-Marie Le Pen. » En 1994, il rend hommage à l’ancien secrétaire général du PCF, Georges Marchais. Depuis 2014, Zemmour a entrepris de réhabiliter le maréchal Pétain et de l’insérer dans son Panthéon personnel en l’« extrême droitisant » davantage. Par là, il révèle un point d’accroche avec la possibilité d’un « postfacisme » français.
Je montre dans le livre qu’il y a de nombreux points communs entre Zemmour, qui trône dans les grands médias, et Soral, qui a longtemps trôné sur Internet et les réseaux sociaux, sur fond d’une divergence principale : la xénophobie de Soral est antisémite, sous couvert d’« antisionisme », et celle des de Zemmour islamophobe et négrophobe. Mais chez eux racisme, sexisme et homophobie sont souvent intriqués.
Dans une chronique du Figaro du 5 décembre 2013, intitulée « Petits Blancs et bonnes consciences », Zemmour va parler de « la misère sexuelle des jeunes prolétaires blancs qui, éduqués dans l’univers du féminisme occidental, ne peuvent rivaliser avec la virilité ostentatoire de leurs concurrents noirs ou arabes, qui séduisent nombre de jeunes femmes blanches, blondes de préférence ». Ce qui exprimerait « l’antique attrait des femmes pour le mâle dominant ». Dans le même texte, il parle, en mêlant la thèse de « la France périphérique » de Guilluy et celle du « grand remplacement » de Renaud Camus, de « l’instauration d’un mode de vie étranger sur le territoire français, forçant les petits Blancs à se soumettre (jusqu’à la conversion à l’Islam) ou à se démettre (c’est-à-dire fuir dans le fameux périurbain) ». Le 12 décembre 2013, toujours dans Le Figaro, il dénonce « la propagande homosexuelle au sein des écoles », l’école étant même décrite comme « le lieu d’où on menait la guerre à “l’homme blanc hétérosexuel” ».
Passons à Soral. Le 15 juin 2014, la branche télé de son site Égalité & Réconciliation diffuse un entretien, avec un passage consacré à l’interview par Jean-Pierre Elkabbach de Vladimir Poutine. Elkabbach y est décrit comme « le petit sémite sépharade » se soumettant « comme une femme » à « la virilité aryenne » de Poutine. Le 4 mars 2019 le nombre de visionneurs de cette intervention sur trois supports (le site de Soral, YouTube et Dailymotion) serait d’environ 751 310. L’abjection se porte bien !
Dans votre livre, vous êtes assez critique avec le mouvement des gilets jaunes, vous jugez notamment que la presse de gauche, Mediapart en particulier, a un peu rapidement occulté les manifestations de xénophobie ou d’antisémitisme. Estimez-vous que ce soit un mouvement typique du confusionnisme ambiant ?
Je trouve que c’est une bonne chose que Mediapart, comme globalement la presse de gauche et la plupart des intellectuels de gauche qui sont intervenus publiquement sur le mouvement, se soit intéressé à la dignité bafouée dans des secteurs des couches populaires et moyennes et à des aspirations démocratiques qu’a portées ce mouvement. Mais je regrette que le « côté obscur de la force » ait été tant minoré dans vos colonnes. Ce qui ne vous a pas permis de comprendre l’importance du vote pour le RN aux européennes de 2019 parmi les participants au mouvement révélé par les sondages réalisés le jour du vote, les plus crédibles. (Voir boîte noire)
Ainsi le mouvement des gilets jaunes, dont on a trop souvent surestimé l’importance numérique pourtant limitée, a joué un rôle positif en tant qu’il a fait intervenir des gens qu’on n’avait pas l’habitude de voir dans l’espace public et dans un moment d’atonie. C’est pourquoi il a suscité de l’espérance aussi bien à gauche qu’à droite – jusqu’à ce que Wauquiez appelle à son arrêt le 11 décembre 2018 –, dans la gauche radicale et à l’extrême droite… Pour moi, c’est une hybridation entre un mouvement social classique et des composantes liées au contexte ultraconservateur et confusionniste. Le même mouvement, vingt ans auparavant, aurait pu être un mouvement de gauche en associant traitement des inégalités et idéaux démocratiques. Mais on est dans le contexte confusionniste d’effritement du clivage gauche/droite. Éric Fassin dira d’ailleurs sur le site de Regards le 14 janvier 2019 que « quand on rejette l’opposition gauche/droite, ça finit rarement à gauche », et je crois que, pourtant très isolé à gauche, il a eu raison. Si le racisme, dont l’antisémitisme, le sexisme et l’homophobie, comme les références directes à l’extrême droite, ont été minoritaires, mais significatives, dans le mouvement, le conspirationnisme, la fétichisation de la nation et l’hostilité au monde, la fétichisation d’un « peuple » homogène ont eu un écho nettement plus grand. Et mes anciens camarades d’Attac et de la Fondation Copernic ont oublié la place, bien au-delà des débuts, du thème de « la baisse de prélèvements obligatoires » et de la dénonciation de « l’assistanat » des fractions les plus fragilisées des classes populaires, qui participent de la rhétorique du néolibéralisme économique. Organisations de gauche, presse progressiste et intellectuels critiques ont souvent failli dans l’analyse du caractère composite de ce mouvement, en prenant largement leurs désirs pour la réalité.
À gauche, n’y a-t-il pas une tentation de faire machine arrière en retrouvant du clivage avec la droite ? Jean-Luc Mélenchon s’empare du concept de « créolisation », plusieurs partis de gauche se sont joints aux mobilisations contre le racisme, ont soutenu les mouvements féministes…
Les dernières polémiques sur « l’islamo-gauchisme » et sur « l’affaire de Grenoble » nous montrent que les intellectuels et les organisations de gauche sont périodiquement paralysés par des manichéismes concurrents. Il y a ceux qui disent qu’il y a un problème avec l’antisémitisme et avec les islamo-conservatismes – en amalgamant indûment le pôle légaliste et le pôle djihadiste et en se focalisant sur la seule composante islamo-conservatrice de l’antisémitisme pourtant plus large – et les autres qui disent qu’il y a un problème avec l’islamophobie, ceux qui refusent de dire qu’il y a un problème avec l’islamophobie et ceux qui minorent l’antisémitisme et les islamo-conservatismes. La gauche est souvent divisée et paralysée par cela. Chacun fige des formes d’identitarisme pour sa défense… Il y a toutefois de bonnes nouvelles parfois, comme la création récente d’un réseau contre l’antisémitisme, le RAAR (Réseau d’actions contre l’antisémitisme et tous les racismes), qui s’efforce aussi de converger avec les luttes contre l’islamophobie et contre la négrophobie, et auquel je participe. Par ailleurs, comme je l’ai déjà dit la reprise du thème anti-identitariste, emprunté à Édouard Glissant, de « la créolisation » par Mélenchon est intéressante, mais les discours du leader de La France insoumise sont souvent erratiques et réversibles…
Vous avez déclaré sur France Culture que s’il y avait un second tour entre Le Pen/Macron, que vous voteriez Macron. Selon vous, ceux qui disent qu’ils ne veulent pas faire barrage donnent de l’eau au moulin confusionniste ? Macron n’a-t-il pas lui-même fait sauter le barrage en récupérant à son compte bien des thématiques de l’extrême droite ?
Macron participe bien depuis décembre 2018 à l’extrême droitisation par ses discours confusionnistes et les politiques menées (comme la loi sur le « séparatisme »). Cela fait partie de l’affaissement de la frontière symbolique avec l’extrême droite. Or cette frontière était encore solide lors des manifestations contre la profanation du cimetière juif de Carpentras en 1990 ainsi qu’au deuxième tour de la présidentielle de 2002. Ce n’est plus le cas. Et mettre sur le même plan Macron et Le Pen participe à cette dissolution périlleuse.
On est face à un paradoxe : les deux principaux candidats qui peuvent livrer la bataille face à l’extrême droite, autrement dit Macron et Mélenchon, sont tous les deux les principaux locuteurs confusionnistes dans l’arène politicienne qui favorisent l’extrême droitisation, sans le vouloir. Mais attention : l’extrême droitisation, ce n’est pas la même chose que l’extrême droite ! Bien sûr que, pratiquement, cela devient poreux entre droite et extrême droite depuis le « sarkozysme », qui a beaucoup contribué à dérégler les repères. Mais il est important, symboliquement, qu’une frontière soit maintenue comme « idée régulatrice » pour parler comme Kant. Car autrement on fait sauter une barrière de plus susceptible de freiner l’accentuation des dérèglements. En tant qu’anarchiste pragmatique, je ne crois pas que le vote puisse constituer l’outil principal d’une transformation émancipatrice de la société, mais il peut au moins servir à éviter le pire.
La polémique sur « l’islamo-gauchisme » relancée par Frédérique Vidal, où l’on a vu jusqu’à des universitaires très reconnus mélanger islamo-gauchisme, décolonialisme, études sur le genre, la race… est-elle un symptôme de cette époque de la « grande confusion » que vous tentez de cerner dans votre livre ?
D’abord, c’est un signe que cette diabolisation de l’islam est un tuyau rhétorique important dans la circulation des idées ultraconservatrices. Dans le terme « islamo-gauchisme », il y a « islam ». Or, les dénonciateurs parlent des études sur le postcolonialisme s’appuyant sur des travaux de chercheurs anglophones (du Palestino-Américain Edward Saïd et l’Indienne Gayatri Spivak au Camerounais Achille Mbembe, avec l’importance de la référence à Frantz Fanon), sur le décolonialisme initié en Amérique latine par des chercheurs hispanophones (Walter Mignolo, Enrique Dussel, etc.), sur le genre ou la race, de l’écriture inclusive, de l’intersectionnalité… Bref, très peu de choses concernant l’islam en dehors du champ fort conflictuel des recherches sur les islamo-conservatismes ou des quelques travaux sur l’islamophobie ! Cela veut dire que cette rhétorique autour de l’islam constitue un opérateur d’agrégation et d’amalgame, sur le mode de l’évidence infondée, de choses qui n’ont rien à voir ensemble. Elle est alimentée par une sorte de panique morale qui saisit certains milieux journalistiques, politiciens et intellectuels en les entraînant dans des ornières manichéennes, dans un combat contre des baudruches alimentées par leurs propres fantasmes.
En réalité, ce n’est pas une totale nouveauté : certains intellectuels de gauche, largement déconnectés du fonctionnement quotidien de l’université et du CNRS, relaient ces accusations depuis un certain temps. Je pense, par exemple, à la tribune collective consacrée à la menace que ferait peser le « décolonial » sur l’université française, publiée sur le site du Monde le 25 septembre 2019 et signée par 80 psychanalystes, dont Roland Gori, figure de la gauche radicale et fondateur de l’Appel des appels. Quand ils mettent en cause la pensée décoloniale, ces psychanalystes méconnaissent les sources latino-américaines de ce courant. Quand ils mettent en avant le refus de « la singularité du sujet » qu’il porterait, ils ignorent qu’une des figures des problématiques décoloniales, le philosophe mexicain d’origine argentine Enrique Dussel est un théologien de la libération et un des grands spécialistes en Amérique latine de la philosophie du visage d’autrui d’Emmanuel Levinas. Quand ils accusent l’intersectionnalité, ils ne comprennent pas que l’attention au croisement d’une pluralité de dominations n’allant pas dans la même direction chez un individu réévalue l’importance du lieu de ces croisements : l’individualité. Il y a ainsi une façon de prétendre défendre les Lumières qui, dans une méconnaissance crasse, les éteint. Par ailleurs, il faut rappeler que c’est tout au plus quelques dizaines de maîtres de conférences et professeurs qui travaillent sur ces thématiques dans les universités françaises.
Cependant ces paniques morales irraisonnées et déraisonnables, en les gonflant et en les déformant, partent de réalités plus localisées et d’ailleurs peu présentes dans les milieux académiques. Il y a certes dans le vaste espace pluraliste des travaux sur les islamo-conservatismes la complaisance de l’islamologue François Burgat à l’égard des islamistes légalistes. Mais ce n’est qu’une voix minoritaire.
De jeunes chercheurs, comme mon collègue Haoues Seniguer de Sciences Po Lyon, usent de la raison critique tout à la fois vis-à-vis des islamo-conservatismes et de l’islamophobie. On peut citer la mise en avant d’une « essence noire » positive par le jeune philosophe Norman Ajari, qui a été militant du Parti des indigènes de la République et qui n’a pas de poste universitaire en France. Or, le sociologue Abdellali Hajjat critique lucidement ce type de point de vue comme relevant d’un « essentialisme inversé ». Il y a aussi dans certains milieux militants radicaux une minoration de l’antisémitisme et une relative indifférence aux dangers djihadistes. Mais, au bout du compte, entre les chasseurs d’« islamo-gauchistes » et ces secteurs minoritaires se mettent en place des manichéismes concurrentiels.