ALLEMAGNE
Chemnitz : une ville symbole d’une Saxe aux abois
Par Johanna Luyssen, envoyée spéciale à Chemnitz — 31 août 2018 à 20:26
Lors de la manifestation du groupuscule d’extrême droite Pro Chemnitz, jeudi.Photo Odd Andersen. AFP
A Chemnitz, la réunification a laissé un sentiment de déclassement. L’AfD a réalisé 27 % aux législatives dans la région.
- Chemnitz : une ville symbole d’une Saxe aux abois
Depuis une semaine, l’Allemagne a les yeux rivés sur Chemnitz. La ville de Saxe est devenue le symbole des tensions agitant le pays. Déclencheur : la mort d’un homme de 35 ans le 25 août, tué à coups de couteau, et l’arrestation de deux suspects, un Syrien et un Irakien de 22 et 23 ans. Sidérée, l’Allemagne a vu des scènes de chasse à l’homme xénophobes, des saluts hitlériens, des airs de pogrom. Ainsi, de talk-show en éditorial, dans la rue et à la radio, on s’interroge. Que s’est-il passé à Chemnitz ? Que se passe-t-il en Saxe ?
Bastion
Ce Land de l’est du pays, où l’AfD (extrême droite) a réalisé son meilleur score lors des dernières législatives (27 %), semble concentrer tout ce que le pays ne veut pas voir. Une réunification à deux vitesses, d’abord. Près de 750 000 personnes ont déserté la Saxe après la chute du Mur. «Il manque une génération complète, surtout dans les régions rurales»,assure la ministre saxonne de l’Intégration, Petra Köpping. Chemnitz, 245 000 habitants, ex-Karl-Marx-Stadt, est une ville industrielle, surnommée au XIXe siècle «la Manchester saxonne». La réunification s’y est faite dans la douleur et le sentiment de déclassement domine.
La ville est dirigée par une maire sociale-démocrate (SPD), Barbara Ludwig ; la Saxe, elle, est pilotée par le démocrate-chrétien (CDU) Michael Kretschmer. Tous deux sont les symboles malgré eux d’une «grande coalition» CDU-SPD qui ne fonctionne pas. Ou plus. L’AfD, promis à de grands succès électoraux lors des régionales de 2019, a été fondé en 2013 seulement, mais le parti est déjà le premier dans ce Land. La décision d’Angela Merkel en 2015 d’accueillir près d’un million de réfugiés a agi comme un détonateur dans tout le pays, mais aussi en Saxe, dans un contexte déjà sensible. «Depuis trois ans, il existe une guerre de position entre les citoyens et le gouvernement saxon», résume Antje Hermenau, une ex-membre locale des Verts.
«La Saxe a une longue histoire d’extrémisme de droite, explique Robert Lüdecke, de la fondation antiraciste Amadeu Antonio. La société civile n’a qu’un faible pouvoir, tandis que la droite se sent forte. En outre, les politiques ont longtemps caché les problèmes sous le tapis.» Le dirigeant du Land entre 1990 et 2002, Kurt Biedenkopf (CDU), n’avait-il pas avancé que «la Saxe est immunisée contre l’extrémisme de droite» ? Las : le Land est devenu un bastion de Pegida : le mouvement islamophobe a choisi Dresde, à 75 kilomètres de là, comme théâtre de ses manifs hebdomadaires. Les néonazis du NPD y ont remporté des succès électoraux. Quant à Chemnitz, elle a accueilli des mois les terroristes néonazis de la NSU, responsables de neuf assassinats racistes entre 2000 et 2007. En 2012, la ville faisait de nouveau parler d’elle : une marque de vêtements associée aux mouvements néonazis, Thor Steinar, y avait ouvert un magasin appelé «Brevik», référence au terroriste néonazi Anders Breivik, qui a massacré 77 personnes en 2011.
Le pays s’interroge aussi sur les liens des institutions saxonnes – police, justice – avec les ultranationalistes. Comment expliquer le fait que le mandat d’arrêt de l’un des deux suspects dans le meurtre de samedi se soit retrouvé entre les mains de l’extrême droite – AfD, Pegida, et le groupuscule local Pro Chemnitz – pour être ensuite diffusé sur les réseaux sociaux ? L’auteur de la fuite, un gardien de prison, a été suspendu. Voici deux semaines, une autre affaire avait défrayé la chronique : lors d’une manif de Pegida, un policier en civil s’en était pris à des journalistes venus filmer la scène. Ces derniers avaient ensuite subi un long contrôle de police.
«Civiques»
Samedi, à l’initiative de Pegida et de l’AfD, une marche en hommage à la victime du 25 août est organisée à Chemnitz. Des contre-manifestants ont annoncé qu’ils seraient là. Les policiers seront nombreux, l’Etat fédéral ayant depuis envoyé des renforts. En outre, calendrier électoral oblige, l’AfD devrait éviter une surenchère dans la violence. «L’AfD et Pegida s’efforcent d’apparaître civiques et pacifiques, analyse Matthias Quent, directeur de l’Institut pour la démocratie et la société civile à Iéna, spécialisé dans l’extrémisme de droite. Mais si d’une part, ils tentent de s’éloigner de la violence, d’autre part ils la légitiment, puisqu’elle est présentée comme de la résistance et de la légitime défense.»