Angoisse identitaire dans le débat public en France
Intégration, la grande obsession
Dans l’incessant débat sur l’intégration des personnes d’origine arabe et africaine, certains prétendent que les Italiens, les Portugais, les Polonais étaient « moins différents » et s’assimilaient donc sans trop d’encombre. En faisant de cette question un enjeu essentiellement culturel, cette lecture néglige les leçons prodiguées par plus d’un siècle d’histoire de l’immigration.
par Benoît Bréville , Le Monde Diplomatique
Valery Koshlyakov. — « Et la France fut leur mot de passe… », installation drapeau, 2013.Exposition du 9 juin au 15 juillet 2018 au château de Franconville-aux-Bois (Val-d’Oise)© Valery Koshlyakov
La fanfare identitaire vous souhaite une bonne année 2018. Dès le réveillon, le passage à tabac de deux policiers en marge d’une soirée à Champigny-sur-Marne déclenche une controverse sur les violences en banlieue. L’affaire se transforme en polémique sur l’intégration des immigrés quand un journaliste du Figaro publie sur son compte Twitter des photographies d’enfants jouant dans la boue, avec ce commentaire : « Le bidonville de Champigny qui accueillait plus de 10 000 Portugais. Sans haine, ni violence. » Cette idée lumineuse se voit aussitôt recyclée à la télévision par le politiste et fondateur du Printemps républicain Laurent Bouvet. « Dans les années 1960, comme dans beaucoup de villes de banlieue, à Champigny, il y avait des bidonvilles de Portugais et il n’y avait pas d’agressions de policiers », affirme-t-il dans une émission intitulée « La laïcité, une valeur menacée ? » — un thème a priori sans grand rapport avec ce sujet (1).
Le 3 janvier, les journalistes du Monde Raphaëlle Bacqué et Ariane Chemin entament une vaste tournée médiatique pour promouvoir La Communauté (Albin Michel), une enquête sur la ville de Trappes qui s’alarme du communautarisme musulman. Pendant ce temps, le ministre de l’éducation nationale Jean-Michel Blanquer annonce la création d’un « conseil des sages de la laïcité », auquel participera notamment Laurent Bouvet. Quant à Mme Marlène Schiappa, la secrétaire d’État chargée de l’égalité entre les femmes et les hommes, elle sort un petit livre, Laïcité, point ! (L’Aube), qui lui vaut un long entretien dans Marianne. « Trois ans après les attentats, être “toujours Charlie”, est-ce être “toujours laïque” ? », lui demande Renaud Dély (7 janvier). Au terme de cette première semaine, les médias découvrent avec stupeur et désolation un sondage de l’IFOP : 48 % des Français considéreraient l’immigration comme « un projet politique de remplacement d’une civilisation par une autre ». On se demande bien pourquoi.
Derrière les multiples palabres sur la laïcité, la religion ou le communautarisme se cachent bien souvent les mêmes questions : les musulmans sont-ils solubles dans le chaudron français ? L’islam est-il compatible avec la République ? Le « modèle républicain », qui a permis l’intégration des Italiens, des Polonais, des Espagnols, etc., peut-il fonctionner avec les Maghrébins et les Africains ? « Les combats autour de la laïcité ne sont que des rideaux de fumée qui dissimulent la vraie question de fond, celle de l’assimilation », admet même l’éditorialiste du Figaro, du Figaro Magazine et de RTL Éric Zemmour, qui regrette le temps où les immigrés se pliaient à « l’antique sagesse “À Rome, fais comme les Romains” » (2).
Élèves polonais rebelles
Comparer l’intégration des diverses vagues d’immigration a toujours été un jeu très prisé des commentateurs. Dans les années 1930, les démographes s’amusaient à mesurer le « degré d’assimilabilité » des étrangers ; après la guerre, les experts vantaient les mérites des Nordiques au détriment des Européens du bassin méditerranéen. Depuis trente ans, un consensus semble se dégager pour diagnostiquer une « crise de l’intégration » inédite dans l’histoire de France. « Ce qui avait fonctionné, avec volontarisme malgré le racisme, l’antisémitisme, la xénophobie, pour les Belges, les Polonais, les juifs d’Europe centrale et orientale, les Espagnols, les Italiens, les Portugais, etc., s’est comme enrayé dès qu’il s’est agi d’accueillir, de promouvoir et de revendiquer les travailleurs issus de nos immigrations coloniales et postcoloniales »,analyse le directeur de Mediapart Edwy Plenel, qui situe le blocage dans « l’inconscient toujours enfoui du rapport colonial, y compris au sein de la gauche française » (3). Laurent Bouvet se réfère lui aussi à cette « intégration qui fonctionne et qui a permis, génération après génération, à des millions d’étrangers de devenir français, et donc de devenir la France (4) ». Mais, s’il fustige la gauche, c’est pour des raisons opposées à celles de Plenel : il lui reproche d’avoir promu à partir des années 1980 le thème du « droit à la différence », ouvrant ainsi la voie aux revendications communautaires et au repli identitaire.
Cette mise en scène de l’histoire conjugue deux présupposés. Le premier consiste à penser que les étrangers s’intégraient plus aisément et plus rapidement hier qu’aujourd’hui. À n’en pas douter, les descendants d’immigrés musulmans subissent actuellement d’importantes discriminations en matière d’emploi, de logement, de contrôles policiers. Mais affrontent-ils réellement un rejet plus important que leurs prédécesseurs ? Il paraît vain d’établir une gradation de la xénophobie, et aucun historien ne s’y risquerait. Mais nombre de chercheurs mettent en avant la permanence des mécanismes d’exclusion (sociale, urbaine, symbolique) et des stigmates frappant les personnes d’origine étrangère. Brutaux, sales, voleurs d’emplois, agents de l’extérieur : les Italiens, les Polonais, les Portugais, les Espagnols durent aussi en passer par là, et, bien qu’ils soient chrétiens, on les trouvait trop religieux, superstitieux, mystiques (5). Le rejet a parfois duré plusieurs décennies. Apparu dans le dernier quart du XIXe siècle, le racisme anti-Italiens ne s’est véritablement éteint qu’après la seconde guerre mondiale (6).
Selon le second présupposé, moins souvent discuté, les immigrés européens auraient été plus enclins à « s’assimiler », à abandonner leur identité d’origine pour embrasser pleinement la culture française, que leurs homologues originaires des colonies. Rien n’est plus faux. Chaque génération d’immigrés a eu le souci de préserver son identité d’origine et de la transmettre à ses enfants ; chaque génération a été traversée par des clivages entre ceux qui voulaient s’assimiler et ceux qui restaient attachés à leurs particularismes.
À la fin du XIXe siècle, il n’était pas rare que les Italiens renvoient leurs enfants au pays jusqu’à l’âge de 12 ans, avant de les faire revenir en France. À Paris, Montreuil, Marseille, Nice ou Nogent-sur-Marne, certains quartiers regorgeaient de boutiques de produits transalpins, de cafés-hôtels qui accueillaient les nouveaux arrivants, de bars où les exilés se retrouvaient pour jouer à la morra (« mourre ») — un jeu de cartes traditionnel — ou pour écouter de l’accordéon, instrument alors typiquement italien. Grâce au libéralisme de la loi du 1er juillet 1901, les Italiens ont pu cultiver cet entre-soi en fondant des dizaines d’associations culturelles, sportives, récréatives, de bienfaisance réservées à leurs compatriotes. Pour satisfaire l’état civil — qui imposait alors de choisir des noms du calendrier français —, les immigrés appelaient certes leurs enfants Albert et Marie, mais, dès la sortie de l’école, tout le monde les appelait Alberto et Maria.
À partir de 1922, la préservation de l’« italianité » des immigrés, selon le vocabulaire alors en usage, devint un objectif du pouvoir fasciste, qui voulait empêcher l’assimilation de ses nationaux par la France. Le gouvernement de Rome s’employa donc à vivifier le sentiment d’attachement patriotique, en créant plus de deux cents sections de l’Association nationale des anciens combattants italiens dans des villes françaises, en plaçant les associations italiennes sous le contrôle des consulats, en regroupant les cultivateurs au sein de coopératives qui dépendaient de banques italiennes. En face, les antifascistes encourageaient au contraire les immigrés à s’intégrer dans la société française en participant aux luttes sociales et politiques aux côtés des forces populaires (7).
Les Polonais arrivés après la première guerre mondiale entendaient encore davantage préserver leur « polonité ». Ils se mariaient entre eux, refusaient toute naturalisation, interdisaient à leurs enfants de parler français à la maison. Certaines villes du Pas-de-Calais comptaient deux clubs de football : le premier pour les Polonais, le second pour les Français et les autres étrangers (8). Lors des grandes fêtes religieuses, durant l’entre-deux-guerres, les membres de la communauté revêtaient des costumes traditionnels, puis défilaient en chantant des cantiques, ce qui ne manquait pas de déplaire à la population locale.
Le clergé polonais, qui considérait la France comme une terre impie, encourageait ses fidèles à cultiver leur identité, sous le regard bienveillant du patronat français qui finançait la construction de presbytères et d’églises, ou même le voyage et le salaire d’aumôniers venus de Pologne. Quel meilleur rempart qu’un prêtre contre l’agitation ouvrière et la prétendue dépravation du prolétariat ? Lors des sermons (en polonais), les curés se livraient à l’apologie de leur terre natale. Ils qualifiaient de traîtres ceux qui demandaient leur naturalisation et ne manquaient jamais une occasion de critiquer l’immoralité de la France et ses visées assimilatrices. En 1926, raconte l’historien Ralph Schor, un chapelain du Nord « monta tellement ses jeunes ouailles contre les instituteurs français que les élèves en vinrent à injurier leurs maîtres, ce qui déclencha un petit scandale (9) ».
L’attachement identitaire des enfants d’immigrés s’estompe progressivement, mais peut néanmoins traverser les générations. Nombre de petits-enfants des Polonais arrivés dans l’entre-deux-guerres ont manifesté leur émotion quand Jean Paul II est devenu pape en 1978, puis, deux ans plus tard, face aux espoirs suscités par Solidarność. Il existe encore des centres culturels espagnols ouverts par les premières générations d’immigrés, comme la Colonie espagnole à Béziers ou, à Saint-Denis, El Hogar de los Españoles, un foyer fondé en 1922 qui entend « conserver un lieu de convivialité, d’échanges interculturels et intergénérationnels, qui permet à la communauté espagnole de renforcer une vie sociale riche ». En juillet 2016, le soir de la finale du championnat d’Europe de football, des centaines de personnes ont célébré sur les Champs-Élysées la victoire du Portugal contre la France. Personne n’a vu dans ce déferlement de drapeaux rouge et vert une menace pour la cohésion nationale. Tout comme nul ne s’offusque que Mathéo, Enzo, Estéban ou encore Giulia et Éléna figurent parmi les cinquante prénoms les plus donnés en 2017. Une liste qui n’en contient aucun d’origine arabe, si ce n’est Adam et Inès, qui transcendent les cultures.
Loin de l’assimilation fantasmée par certains, l’« intégration à la française » s’apparente plutôt à un cheminement vers « l’invisibilité, qui ne veut pas dire la fin des différences, mais l’acceptation par le milieu d’accueil, où personne ne se préoccupe plus des différences (10) ». Or ce « chemin vers la transparence (11) » n’a pas été tracé à coups de circulaires ministérielles, de colloques universitaires ou de tribunes ronflantes dans la presse : il a été le résultat de contacts et d’échanges quotidiens entre les populations minoritaires et leur milieu d’insertion, c’est-à-dire le plus souvent un milieu urbain, populaire, ouvrier.
L’histoire a largement balisé les sentiers de cette intégration : le travail, à une époque où la solidarité ouvrière, le sentiment d’appartenance professionnelle et la conscience de classe étaient vifs ; le service militaire et les deux guerres mondiales, qui réunirent sous le même drapeau Français et descendants d’étrangers ; l’école, alors lieu d’acclimatation à la culture dominante et outil d’ascension sociale pour les enfants d’immigrés ; l’Église catholique, qui tentait de s’attirer les fidèles étrangers en leur proposant patronage et services de bienfaisance ; les luttes sociales et le militantisme au sein des organisations de gauche, quand le Parti communiste français, la Confédération générale du travail (CGT) et leurs associations satellites (Secours populaire français, Union des femmes françaises, Tourisme et travail…) servaient encore de « machines à intégrer » (12) ; la ville populaire ancienne, qui offrait une certaine mixité sociale et ethnique et dont les rues animées favorisaient les rencontres entre personnes de toutes origines.
La plupart de ces sentiers sont aujourd’hui barrés. Dans un contexte de chômage de masse et de concurrence généralisée au sein des classes populaires, le travail joue désormais un rôle de division plutôt que de rapprochement. Les bancs des églises sont désertés, les organisations progressistes vidées de leurs adhérents, et les banlieues populaires connaissent une ségrégation socio-ethnique toujours plus importante, qui se répercute sur l’école à travers la carte scolaire (ou à travers son contournement par les familles les plus aisées). Faire de l’origine des descendants d’immigrés l’unique source de leurs « problèmes d’intégration » conduit à négliger le contexte social de cette intégration. Et à transformer en questions identitaires des demandes qui sont pour la plupart profondément sociales : l’égalité face à l’emploi, l’école, la police, la justice, le logement, le droit de pratiquer (ou non) sa religion.
Benoît Bréville
(1) « 28 minutes », Arte, 4 janvier 2018.
(2) Éric Zemmour, « Prêchi-prêcha Plenel », Le Figaro, Paris, 1er octobre 2014.
(3) Edwy Plenel, Dire non, Don Quichotte, Paris, 2014.
(4) Laurent Bouvet, L’Insécurité culturelle, Fayard, Paris, 2015.
(5) Cf. à ce sujet « Étrangers, immigrés, Français », Vingtième Siècle, n° 7, juillet-septembre 1985, ou, plus récemment, Gérard Noiriel, Immigration, antisémitisme et racisme en France (XIXe – XXe siècle). Discours publics, humiliations privées, Fayard, 2007.
(6) Pierre Milza, Voyage en Ritalie, Payot & Rivages, Paris, 2004.
(7) Pierre Guillen, « L’antifascisme, facteur d’intégration des Italiens en France dans l’entre-deux- guerres », dans Francesca Taddei (sous la dir. de), L’emigrazione socialista nella lotta contro il fascismo (1926-1939), Sansoni, Florence, 1982.
(8) Janine Ponty, Polonais méconnus. Histoire des travailleurs immigrés en France dans l’entre-deux- guerres, Éditions de la Sorbonne, Paris, 2005.
(9) Ralph Schor, « Le facteur religieux et l’intégration des étrangers en France (1919-1939) », dans Vingtième Siècle, op. cit.
(10) Marie-Claude Blanc-Chaléard, En finir avec les bidonvilles. Immigration et politique du logement dans la France des Trente Glorieuses, Éditions de la Sorbonne, 2016.
(11) Judith Rainhorn, Paris, New York : des migrants italiens. Années 1880 – années 1930, CNRS Éditions, Paris, 2005.
(12) Patrick R. Ireland, « Race, immigration and the politics of hate », dans Anthony Daley (sous la dir. de), The Mitterrand Era. Policy Alternatives and Political Mobilization in France, Palgrave Macmillan, Basingstoke, 1996.
EN PERSPECTIVE
Charlotte Grabli & Thomas Lesaffre, septembre 2017