Allemagne: terrorisme d’extrême droite

En Allemagne, la longue prise de conscience du terrorisme xénophobe

Par Johanna Luyssen — 
Allemagne - victime d'attentats de lED
Veillée, jeudi, près d’un des lieux de l’attaque de Hanau. Photo Patrick Hertzog. AFP

A l’image de la déclaration d’Angela Merkel jeudi, qui a enfin assumé une chronologie des attentats d’extrême droite dans le pays, l’Allemagne a longtemps nié cette réalité malgré la hausse des crimes et délits liés depuis 1990.

«Le racisme est un poison, la haine est un poison. Et ce poison existe dans notre société, depuis les actes de la NSU jusqu’au meurtre de Walter Lübcke et aux assassinats de Halle.» Les mots d’Angela Merkel, réagissant jeudi midi à l’attentat qui a endeuillé Hanau, sont sans ambiguïté. Surtout, c’est la première fois que la chancelière établit aussi clairement une chronologie du terrorisme d’extrême droite, dans une ligne qui irait des attentats du groupuscule néonazi NSU dans les années 2000 à celui de Hanau, en passant par l’exécution de l’élu de Hesse Walter Lübcke en juin, et à l’attaque de la synagogue de Halle, en octobre.

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Mais cette clarté n’a pas toujours été de mise, et entre 2000 et 2007, les attentats de la NSU n’ont pas été pris avec le même sérieux par les autorités allemandes. Alors que ce groupuscule néonazi ensanglantait le pays en exécutant des Allemands d’origine turque, les enquêteurs incriminaient les proches des victimes, soupçonnant des violences intracommunautaires, tandis qu’une bonne partie de la presse utilisait l’expression raciste «meurtres kebab». Il a fallu attendre 2011 pour que le caractère terroriste et néonazi de ces meurtres ne soit révélé, entraînant des démissions en série parmi les autorités incriminées.

«Accélération»

«Ce n’est que depuis très récemment que l’on parle de terrorisme d’extrême droite, cela a mis beaucoup de temps avant qu’on dise que c’est une menace grave, peut-être même plus importante que le terrorisme islamiste, estime Nele Wissmann, membre du Comité d’études des relations franco-allemandes et auteure d’un rapport intitulé le Terrorisme d’extrême droite en Allemagne : une menace sous-estimée ? «Il y a eu un tournant avec Lübcke et Halle. Le cas de Lübcke, homme politique assassiné pour ses convictions, et l’attentat de Halle, sur ce lieu symbolique qu’est une synagogue, ont engendré une prise de conscience très forte chez les Allemands.»

En outre, 8 605 crimes et délits ont été attribués à l’extrême droite au premier semestre 2019, un chiffre en augmentation. Le nombre de militants classés comme violents a doublé presque tous les dix ans depuis 1990, passant de 1 400 à 12 700. Le pays a aussi été meurtri par les émeutes de Chemnitz en août 2018, qui avaient donné lieu à des chasses aux personnes non blanches et à l’attaque d’un restaurant juif. Pourtant, lundi à Dresde, le mouvement islamophobe Pegida célébrait son 200e rassemblement avec 4 000 militants.

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L’atmosphère politique s’est elle aussi considérablement dégradée. Beaucoup estiment que l’AfD, arrivé au Bundestag en 2017, y a largement contribué, enflammant les débats sur l’accueil des réfugiés par l’Allemagne en 2015. Dans son rapport de 2018, l’Office de protection de la Constitution souligne «la possibilité que les débats passionnels sur la politique d’asile fassent basculer dans la radicalisation des militants d’extrême droite déjà portés sur la violence et que des groupuscules terroristes émergent dans la foulée», rappelle Wissmann.

Ainsi, selon Robert Lüdecke, de la Fondation Amadeu-Antonio contre le racisme et l’antisémitisme, «la scène d’extrême droite parie sur une aggravation de la situation. Cette stratégie d’accélération est basée sur l’hypothèse que la société se dirige vers l’effondrement et, à terme, vers la guerre civile, processus qui doit être accéléré par des attaques. De toute évidence, de plus en plus d’extrémistes de droite sont convaincus que le moment est venu de frapper».

Comment faire face à une telle violence ? D’autant que ces terroristes ont parfois le profil de Tobias R., l’auteur des fusillades de mercredi, ou celui de Stephan Balliet, le terroriste de Halle, à savoir des «loups solitaires» n’appartenant pas forcément à un groupe identifié tout en cultivant des liens avec des organisations diverses, notamment sur Internet. «Tout cela est très volatil, estime Nele Wissmann. Avant, les néonazis restaient néonazis jusqu’à la fin de leur vie ; désormais, on a affaire à des gens qui bougent beaucoup ou qui, isolés, se radicalisent, s’inspirent des Etats-Unis, de la Nouvelle-Zélande… Ils sont difficiles à observer et à combattre.»

«Logique socialiste»

Quant aux institutions allemandes, elles ne sont pas toujours irréprochables. Les renseignements intérieurs ont été dirigés jusqu’à la fin 2018 par Hans-Georg Maassen, limogé après avoir nié l’existence de chasses à l’homme à Chemnitz. Dans un tweet désormais supprimé, ce membre de la CDU, qui prône un rapprochement avec l’AfD, réagissait à l’attentat de Hanau jeudi : «Logique socialiste : les auteurs des crimes sont toujours de droite, les victimes toujours de gauche», terminant son raisonnement par un syllogisme déjà entendu dans les émeutes racistes de Chemnitz : «Antifa = Nazis.»

Johanna Luyssen