Ultradroite et terrorisme

Ultradroite : identitarisme et terrorisme brun dessus brun dessous

Par Boris Thiolay — 18 novembre 2020

Dans les locaux du Bastion social à Marseille en 2018. Photo Yann Castanier . Hans Lucas

 bastion-social Marseille

La menace représentée par les groupes identitaires en France est prise très au sérieux par les forces de sécurité, qui redoutent autant les actions violentes concertées, dont plusieurs ont été déjouées dernièrement, que le passage à l’acte de loups solitaires.

  •   Ultradroite : identitarisme et terrorisme brun dessus brun dessous

Ils rêvent d’un Grand Soir de couleur brune. Ou d’une «Nouvelle Aurore», d’après le nom d’un groupuscule néonazi repéré dans les environs de Marseille. Surtout, ils fourbissent leurs armes pour déclencher une guerre civile raciale, et détruire un modèle républicain jugé incapable de défendre ses citoyens – comprendre les «Français blancs». Fabien Badaroux, l’homme de 33 ans qui a été abattu par la police le 29 octobre à Avignon, après avoir menacé un automobiliste maghrébin avec un pistolet (non chargé), s’était revendiqué de la mouvance identitaire. Il faisait l’objet d’un suivi psychiatrique. Alors qu’il avait longtemps adhéré au Parti communiste, il portait ce jour-là un anorak bleu arborant le logo «Defend Europe», un slogan de Génération identitaire (GI), le courant d’extrême droite radicale le plus visible en France. De plus, de la documentation néonazie et célébrant l’idéologie des identitaires a été retrouvée à son domicile. Une porte-parole de GI avait aussitôt déclaré : «Cet homme n’a jamais milité chez nous, personne le connaît.» Pour autant, l’attaque d’Avignon semblait être une réplique à l’attentat islamiste perpétré deux heures plus tôt par un Tunisien de 21 ans, qui avait assassiné trois fidèles catholiques de la basilique Notre-Dame, à Nice.

Dans une société traumatisée par les tueries commises depuis 2015 par des jihadistes aguerris ou des individus radicalisés, une autre menace, en miroir, inquiète les services de sécurité : des actions terroristes contre une mosquée, des musulmans, ou leurs prétendus «complices», fomentées par des partisans de l’ultradroite. «En dehors du terrorisme islamiste, qui reste la menace principale, les services de police et de gendarmerie craignent de voir se constituer des groupes prônant le suprémacisme blanc, ou le survivalisme, dans leur composante violente, explique à Libé Laurent Nuñez, le coordonnateur national du renseignement et de la lutte contre le terrorisme. Ces groupes cherchent à s’organiser, à s’armer, pour être capables de combattre une prétendue domination de l’islam sur le pays. Depuis 2017, cinq projets d’attaques émanant de cette mouvance ont été déjoués.»

Retraités, ex-policiers et militaires, chasseurs et adeptes du tir sportif

Parmi ces cinq complots, deux étaient en phase avancée. Le 3 novembre, à l’aube, les policiers de la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) ont interpellé chez elle Delphine T., aide-soignante à la retraite, ainsi que l’a révélé le Point. Cette sexagénaire, domiciliée à Périgueux (Dordogne), pourrait être l’instigatrice d’un plan d’attaque contre Emmanuel Macron, contrecarré en novembre 2018 et échafaudé par les «Barjols», un groupe d’adeptes du survivalisme. Six hommes, qui évoquaient la possibilité d’assassiner le Président lors des commémorations du centenaire de la fin de la Première Guerre mondiale, ont déjà été arrêtés. L’un d’eux, Jean-Pierre B., retraité isérois de 63 ans, cherchait à se procurer un couteau en céramique, indétectable par les portiques de sécurité. Il avait été intercepté alors qu’il avait rallié la Moselle en voiture, en compagnie d’un complice.

EDITO Le danger est d’autant plus grand et difficile à combattre que la menace est multiforme

Quelques mois auparavant, en juin 2018, un autre groupe d’ultradroite, l’Action des forces opérationnelles (AFO), était démantelé. Comme les Barjols, les membres d’AFO ne font aucune référence au nazisme ou au fascisme. Pour ces adeptes du «grand remplacement» – cette théorie complotiste selon laquelle les élites au pouvoir veulent substituer des populations venues d’Afrique et de l’Orient aux peuples européens -, l’ennemi est tout désigné : le «péril islamique». En réalité, ils visent tous les musulmans, envisageant des attaques contre des imams «radicaux», mais aussi des tirs et jets d’explosifs sur une mosquée, des agressions de femmes voilées… Jusqu’à l’empoisonnement des rayons d’alimentation halal dans les supermarchés de région parisienne… Pour cela, les membres de ce groupe paramilitaire clandestin s’entraînent dans une propriété dans l’Yonne. Ils cherchent à fabriquer du TATP, un explosif puissant, et veulent se procurer des fusils d’assaut. Le profil des recrues de l’AFO surprend les enquêteurs : beaucoup sont des quinquagénaires ou des retraités, des anciens policiers et ex-militaires, des chasseurs et des adeptes du tir sportif. Ces derniers tentent de faire des émules au sein de deux régiments parachutistes stationnés dans le Sud-Ouest. «Ces individus se considèrent comme la dernière partie saine de la société française. Psychologiquement, ils fonctionnent selon le schéma « militaire un jour, militaire toujours » ou « flic un jour, flic toujours », analyse le politologue Jean-Yves Camus, spécialiste de l’extrême droite. Pour pallier l’insuffisance, la compromission et la lâcheté supposée des autorités face à la menace, ils sont prêts à reprendre les armes…»

A ce jour, 15 membres de l’AFO sont mis en examen pour «association de malfaiteurs terroristes» et sont en attente d’un jugement. Mais, selon nos informations, l’organigramme de l’organisation, récupéré par les enquêteurs de la DGSI, recensait quelque 110 membres, répartis en 10 réseaux régionaux et couvrant une soixantaine de départements. Certains d’entre eux avaient quitté le groupe avant les interpellations. Par prudence ? Par impatience de passer à l’action ? Parmi eux, un sous-officier de gendarmerie, organisateur, à ses heures perdues, de stages de survivalisme et de self-défense…

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Mais alors, l’ultradroite violente, combien de divisions ? Entre 1 000 et 1 500 individus, susceptibles de se mobiliser et de mener une action violente, sont identifiés par les services spécialisés – DGSI et renseignement territorial, essentiellement. Parmi eux, «quelques centaines», détenant légalement une ou plusieurs armes à feu, sont fichés S (pour «Sécurité de l’Etat») et font l’objet d’un suivi renforcé. A ce noyau dur, il faut ajouter un millier de «sympathisants», repérés dans des manifestations ou sur les réseaux sociaux.

Surtout, la menace augmente et se renouvelle. Trois mouvements dissous en Conseil des ministres en avril 2019 (Bastion social, ainsi que Blood and Honor et Charlemagne Hammerskins, deux groupuscules skinheads néonazis) se sont reformés à l’échelon local, sous d’autres appellations, ou poursuivent plus sporadiquement leurs activités. Selon Mediapart, une procédure pour «reconstitution de groupe dissous» vise le Bastion social, ouvrant la voie à de possibles sanctions pénales. D’autres groupes émergent. Ainsi, «les Braves – Vivre européen», drainant plusieurs centaines d’adeptes, prônent le suprémacisme blanc. Son leader, Daniel Conversano, a édité l’an dernier une œuvre posthume de Guillaume Faye, théoricien de l’extrême droite radicale. Son titre : Guerre civile raciale. En attendant, comme d’autres groupuscules, «les Braves» s’entraînent collectivement aux sports de combat, organisent des stages d’été «enracinés»… Au cours d’émissions diffusées sur Internet, certains membres recommandent de s’armer, officiellement pour défendre leur domicile. «J’ai profité du permis de chasse gratuit [pour avoir le droit d’avoir une arme, ndlr]», dit l’un d’eux, goguenard. «Tu peux fabriquer tes cartouches toi-même», glisse un autre.

Lieux collectifs ou communautés conçus comme des «paradis blancs»

Les services de renseignement relèvent également une tendance à vouloir créer des lieux collectifs, ou des communautés familiales ou d’amis, conçus comme des «paradis blancs» avec une volonté d’autodéfense. «On note l’éclosion de petits groupes plus secrets, évoluant dans le suprémacisme, le survivalisme, avec des individus baignés dans la théorie du complot, le grand remplacement, relève un haut responsable du renseignement. Dans ces groupes, les appels à la haine et à la violence sont permanents et totalement décomplexés. Toute la difficulté est de déceler parmi eux celui qui est susceptible de franchir la limite.» «De plus en plus, le passage à l’acte violent sera le fait d’individus en rupture avec un groupe, souligne de son côté Jean-Yves Camus. Des gens qui trouvent que cela ne va pas assez vite, pas assez loin, et qui décident d’agir seuls. Un individu peut devenir plus dangereux que le groupe.»

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La hantise des services de sécurité reste le cas d’Anders Breivik, terroriste norvégien d’extrême droite auteur d’une tuerie de masse (77 morts, 151 blessés) en 2011. Ou celui de Brenton Tarrant, responsable de 51 morts dans l’attaque de deux mosquées à Christchurch (Nouvelle-Zélande), le 15 mars 2019, aujourd’hui idolâtré sur les forums et réseaux de la mouvance. «A l’image de ce qui s’est passé avec les derniers attentats islamistes, on peut envisager, côté ultradroite, le scénario d’un homme seul, fragile psychologiquement, inconnu des services, qui, après s’être procuré une arme, décide de frapper, sans en avoir parlé à personne», relève Nuñez. Une menace quasi impalpable, nourrie de propagande haineuse, de fake news, et de failles identitaires.

Boris Thiolay