En Tunisie, Kaïs Saïed est seul contre tous
Après s’être arrogé les pleins pouvoirs et avoir suspendu le Parlement, le président Kaïs Saïed s’est attaqué au pouvoir judiciaire en dissolvant d’abord le Conseil supérieur de la magistrature, puis en limogeant de façon irrévocable 57 juges. Une lente érosion de la séparation des pouvoirs analysée par “Tunisie numérique”.
La Tunisie se réveille avec une énième grève, et pas des moindres : Celle des magistrats. Les dossiers étant judiciaires, on n’ira pas plus loin sur le bien-fondé de la frappe du chef de l’État, Kaïes Saïed, qui a fauché 57 juges. Nous nous bornerons à commenter les conséquences néfastes de cette action unilatérale, qui vient s’ajouter à d’autres, dans un pays plus que jamais divisé face aux grands enjeux sociaux et économiques.
Saïed a peut-être raison sur le fond, je dis bien peut-être, mais manifestement son problème est et restera l’art et la manière. On peut avoir raison sur le fond mais si on s’y prend mal dans la mise en forme on obtient le contraire de ce qu’on voulait. Et quand on est à la tête de tout un État, le risque c’est de bloquer tout un pays.
Dialoguer certes, mais avec qui ?
Dialoguer avec les parties qui sont d’accord avec soi revient à dialoguer avec soi-même. C’est exactement ce qu’est en train de faire le président de la République, en décrétant que seuls ceux qui agréent le tour de vis du 25 juillet 2021 [date à laquelle le président tunisien s’était arrogé les pleins pouvoirs en limogeant le Premier ministre et en suspendant le Parlement, dominé par le parti d’inspiration islamiste Ennahda] sont conviés.
Le chef de l’État ne surprend personne, il fait ce qu’il avait dit, ce qu’il avait promis à ses électeurs depuis la campagne électorale de 2019. Le problème est que la Tunisie n’est pas et ne sera jamais un immense champ de militants acquis à sa cause. En tout cas ce ne sera pas à marche forcée, ce sera forcément par la persuasion. C’est une des caractéristiques des démocraties, même les plus imparfaites.
Des voix dissonantes qui expriment leur désaccord même quand les arguments en face sont limpides, frappés au coin du bon sens et imparables, c’est aussi ça la démocratie. C’est le même système qui a permis à Saïed d’être propulsé au palais de Carthage [siège du palais présidentiel] alors que personne ne l’y attendait, il faut le reconnaître, il se doit de le protéger. Il ne peut pas s’autoriser à faire moins bien que ses prédécesseurs, il est condamné à faire plus et mieux. Pour le moment, il s’arc-boute à sa vision des choses mais, qu’il le veuille ou non, il est le président de tous les Tunisiens et se devra de les écouter, de les respecter, même s’il a de bonnes raisons d’en détester certains.
Et la Tunisie a une autre spécificité : Son appétence pour le Dialogue national inclusif. On peut dire ce qu’on veut (ça fait perdre au pays un temps précieux qu’il n’a pas, ça dilue les responsabilités, brouille le cap et rend la Tunisie ingouvernable à bien des égards…) mais la jeune démocratie en est là et n’est pas en mesure de faire mieux pour le moment. Dans les grandes démocraties la cause est entendue : C’est la majorité qui gouverne et l’opposition attend son tour. Mais en Tunisie la réalité est toute autre, et comme on ne peut pas faire le bonheur d’un peuple contre sa volonté, et comme on ne peut pas aller plus vite que la musique de l’apprentissage de la démocratie, alors il faut en respecter les codes établis.
Présidentialisation progressive du régime
Les projets politiques et constitutionnels occupent tout l’espace. Le gouvernement a beau mettre sur la table le plan de relance le plus ambitieux, le plan de réformes le plus volontaire, tout ça est éclipsé par l’agitation autour des plans personnels de Kaïs Saïed : mettre la main sur tous les leviers du pouvoir et présidentialiser tout le régime.
Et il va accélérer la cadence parce qu’il projette de boucler son agenda, tout son agenda, avant les élections [législatives] de [décembre] 2022. Et quand il ouvrira le jeu à ce moment-là, rien ne pourra plus l’atteindre, en haut de son piédestal de Carthage, pas même Abir Moussi [présidente du Parti destourien libre (PDL), parti nationaliste], à qui tous les sondages prédisent un triomphe aux législatives. Le seul problème c’est que l’obsession et l’obstination de Saïed sont en train de faire de gros dégâts collatéraux dans l’économie.
Certains de ses partisans soutiennent que Saïed mettra en ordre de bataille l’économie du pays une fois qu’il aura achevé son projet – le régime présidentiel –, sauf que l’agitation du moment risque de causer des dégâts que rien ne pourra réparer. Le chef de l’État est certes populaire, une popularité sans précédent depuis 2011, mais ce ne sont pas les citoyens qui vont mettre au pas toutes les organisations nationales et toutes les corporations du pays. Or on ne peut rien réformer sans elles… Derrière la furie de l’UGTT [L’Union générale tunisienne du travail est la principale centrale syndicale de Tunisie. Le 23 mai, elle a refusé de prendre part au dialogue proposé par le président Kaïs Saïed dans le but de fonder une “nouvelle République”] qui l’a conduite à décréter une grève générale ce 16 juin il n’y a pas que des considérations sociales – augmentations salariales essentiellement –, il y a surtout le projet de Kaïs Saïed de démolir la symbolique de la centralité de la centrale syndicale et de la réduire à sa plus simple expression : une organisation qui se contente de défendre les intérêts moraux et matériels des salariés. Il est vrai que l’UGTT est sortie des clous, que le fait qu’elle s’assoit à la table des décideurs élus pour diriger est une anomalie et que même dans les paradis syndicaux – la France, par exemple –, la chose est inconcevable. Mais ce n’est pas le moment de démolir la symbolique sur laquelle repose l’équilibre frêle du pays.
Souleymane Loum
Site d’information tunisien en langues arabe, française et anglaise. Tunisie Numérique était en 2020 le premier journal électronique tunisien et l’un des principaux médias.
Pour rappel de la situation politique dans laquelle la Tunisie aujourd’hui qui tant bien que mal depuis son printemps, avançait sur le chemin de la démocratie. Saïed, le nouvel homme fort de Tunis, a mis fin à cette aventure, concentrant les principaux pouvoirs entre ses mains.
En Tunisie, le pouvoir suspecté d’entrave à la liberté de circulation
Depuis son coup de force constitutionnel le 25 juillet, le président tunisien Kaïs Saïed est devenu détenteur de l’ensemble des pouvoirs dans le pays. Alors que plusieurs cadres politiques ont été interdits de voyages, parfois sans explications, la presse craint des abus en cascade.

“Il n’y a aucune raison de craindre une atteinte à la liberté d’expression, affirme le président, aujourd’hui âgé de 63 ans, pas plus qu’il ne faut s’inquiéter pour le droit de manifester.”
Sauf qu’il a déjà interdit les rassemblements publics de plus de trois personnes et que les forces de sécurité ont fait fermer l’antenne locale de la chaîne panarabe Al-Jazeera. »
Extrait d’un entretien avec une journaliste du New-York Times avec le président Saïed le 7 août 2021