Résultat du RN aux européennes, analyse

Espérons avec Florent Gougou que les évolutions démographiques ne soient pas favorables au RN… On peut cependant en douter. C’est oublié que des électeurs et électrices très instruits votent RN, et que ce qui peut apparaître comme des aberrations dans le programme du RN est lu dans une autre rationalité par les convaincus. C’est aussi minorer la part du vote de contestation qui peut passe par le vote RN.  Rien ne dit qu’à une prochaine élection, la volonté d’en finir avec le pouvoir en place, celui de LREM et Macron, ne dépasse pas la peur que peut représenter le RN au pouvoir. Après un mandat, où il aura eu à subir ses réformes et l’expression de son mépris, il pourrait être difficile de demander à l’électorat des classes populaires ou des classes moyennes de voter Macron pour sauver les meubles.  AC

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«Le RN s’est stabilisé à un très haut niveau»

Marine le Pen, discours lançant sa campagne à Lyon

Marine le Pen, discours lançant sa campagne à Lyon (présidentielles)

Par Fabien Escalona 31 mai 2019 Médiapart

Entretien avec le politiste Florent Gougou sur le vote pour le Rassemblement national. La stabilité l’a emporté, que ce soit en termes de niveau ou de structure géographique et sociologique. « Il n’y a rien d’inédit ou de spectaculaire. » Ce parti continue cependant à faire peur, et les évolutions démographiques ne lui sont pas favorables.

Au soir des élections européennes, l’attention des commentateurs était focalisée sur l’écart qui séparait les listes du Rassemblement national (RN) ou du parti présidentiel. On en aurait presque oublié de s’intéresser au niveau absolu atteint par l’extrême droite, qui fit tout de même l’objet d’interprétations différentes entre ceux qui préféraient observer un léger recul en part des suffrages, et ceux qui alertaient sur son progrès en voix.

À tête reposée, comment donc apprécier ce score, qui reste tout de même l’un des plus hauts réalisés par cette force politique au niveau national ? Serait-on par ailleurs passé à côté de « nouvelles digues en train de lâcher », ainsi que le suggérait le chercheur Sylvain Crépon au lendemain du vote ? Nous avons posé ces questions à Florent Gougou, maître de conférences à Sciences-Po Grenoble et spécialiste des études électorales.

Le RN a obtenu 23,3 % des suffrages et 5,3 millions de voix. À l’aune de sa trajectoire électorale, comment caractériseriez-vous ce résultat ? 

Florent Gougou : Dans une perspective de long terme, il s’agit de la confirmation du très haut niveau atteint par ce parti. Ce dernier avait réalisé sa première percée nationale aux élections européennes de 1984. Trente ans plus tard, en 2014, c’est à nouveau lors d’un scrutin européen qu’un score historique fut atteint (24,9 %), avec le dépassement de la barre des 20 %, vérifié aux élections intermédiaires suivantes, avant des résultats plus décevants à la présidentielle et surtout aux législatives de 2017.

Dimanche dernier, le RN a donc confirmé son niveau le plus élevé. On peut toujours arguer d’un léger recul en part de suffrages, mais il me semble qu’en la matière, d’autres forces politiques ont subi des pertes beaucoup plus impressionnantes et préoccupantes pour elles.

Il y a cinq ans, des enquêtes indiquaient que pour la première fois, l’enjeu migratoire avait été en tête des préoccupations des électeurs. Cette année, il aurait été légèrement dépassé par les enjeux du pouvoir d’achat et de la protection de l’environnement. Cela n’a apparemment pas nui au RN. 

Oui, parce que l’enjeu figure tout de même parmi les plus cités, et qu’il continue à polariser et mobiliser. Déjà, à la présidentielle, l’immigration arrivait plutôt en deuxième ou troisième place des préoccupations. Ce qui compte, c’est davantage sa présence dans le débat public, et de ce point de vue les choses n’ont pas fondamentalement changé : les tensions perdurent autour de l’accueil des migrants et, plus largement, des réactions identitaires à un monde globalisé.

Il faut par ailleurs tenir compte de la stratégie gouvernementale, qui a dramatisé le duel entre la majorité et le RN. L’exécutif a tout intérêt à pointer cet adversaire principal, puisqu’il apparaît encore comme le seul capable de le battre. Le RN se satisfait bien sûr d’un tel discours, qui contribue à le mettre au centre du jeu politique, à le faire exister. Cela dit, ce tête-à-tête dramatisé avec le pouvoir est à double tranchant pour lui. Si la menace frontiste est agitée, c’est bien que le RN continue à faire peur. Or plus le RN monte, plus il fait peur, plus cela peut motiver des électeurs à l’empêcher d’accéder au pouvoir. Ce cercle vicieux est finalement un piège pour lui.

La carte électorale du RN a-t-elle subi des évolutions depuis cinq ans ?

J’ai calculé le coefficient de corrélation, au niveau départemental, entre le vote FN en 2014 et le vote RN en 2019. Il s’élève à 0,94 [le maximum est 1 ndlr], ce qui est l’indice d’une stabilité très forte de la structure géographique du vote. Pour moi il n’y a donc rien d’inédit ou de spectaculaire, même si des évolutions plus inattendues peuvent se produire à l’échelle des communes.

J’observe en outre que les hausses les plus considérables ont été enregistrées dans les Ardennes et en Haute-Marne, c’est-à-dire des zones de force déjà existantes où réside le cœur de l’électorat RN. Il y a certes des augmentations dans des terres moins favorables, mais beaucoup plus modestes. Quant aux bons scores qui ont été pointés dans les communes populaires de Seine-Saint-Denis, cela s’était déjà produit il y a cinq ans. Si l’on prend les exemples d’Aubervilliers et d’Aulnay-sous-Bois, le RN y a même reculé par rapport à 2014. Même s’il apparaît en tête, il se situe sous la barre des 20 %. Or c’est bien le niveau qui compte, plus que l’ordre d’arrivée, surtout dans un contexte d’éclatement du reste de l’offre politique, notamment à gauche.

Toujours au niveau des communes, il y a d’autres résultats significatifs qui ont fait l’objet de peu de commentaires. Le RN améliore ainsi ses performances à Liévin (Pas-de-Calais), où il enregistre une poussée de 5 points entre les deux scrutins européens (de 43 à 48 %). Cette commune, déjà très « Rassemblement national », l’est encore davantage. Elle illustre ce que j’ai vu de façon plus générale dans les résultats électoraux, à savoir que les fiefs se renforcent. La stabilité du vote pour le RN concerne donc à la fois son niveau et sa structure. Depuis que ce parti s’est redressé après 2010, sa dynamique apparaît très solide.

Est-ce également le cas en termes sociologiques ? 

Là encore, je ne vois aucun indice de nouveauté. Pour le dernier scrutin, on manque par ailleurs d’enquêtes fiables. Je ne sais pas comment ont été réalisées celles qui ont été diffusées jusqu’à présent, je préfère donc rester prudent quant à ce qu’elles indiquent. D’autant que les résultats réels disent déjà beaucoup de choses. Je suis notamment méfiant en ce qui concerne les transferts de voix, dont les niveaux annoncés sont parfois peu crédibles comparés à ce qu’on observe dans la géographie électorale. S’il est évident que La République en marche a bénéficié de transferts massifs des Républicains, je ne vois pas comment ce serait le cas du RN, d’autant que ce dernier est resté stable. Il a surtout mobilisé ses électeurs.

Dans un chapitre pour Les Faux-semblants du Front national (Presses de Sciences-Po), vous écriviez que la « prolétarisation » de son électorat lui posait un dilemme. Est-ce toujours vrai et pourquoi ? 

C’est toujours vrai parce que la dynamique démographique ne va pas dans ce sens. Avoir l’appui des milieux populaires reste bien sûr important. Mais il ne faut pas négliger que les couches sociales ascendantes sont plutôt des cadres et des diplômés du supérieur, qui se trouvent être beaucoup plus hostiles au RN.

S’il y a des « digues » dont la levée représenterait un changement notable, il s’agirait des habitants très instruits des grands centres urbains. Si ceux-ci, victimes par exemple d’une grave crise économique, se mettaient à estimer que le repli national est la solution, alors on ferait face à un phénomène nouveau. Pour l’instant, on n’en voit la trace ni en France ni dans les démocraties comparables. Lorsqu’ils se révoltent, de tels segments électoraux tendent plutôt à nourrir un vote de gauche radicale. À cet égard, le niveau d’instruction reste un formidable vaccin contre le vote de droite radicale.

La rhétorique macronienne des progressistes contre les nationalistes a beau être réductrice, elle a des effets. Au vu des résultats de dimanche dernier, qui ont vu le RN et LREM se disputer la première place loin devant les autres listes, peut-on dire que la gauche n’a d’autre choix que l’union pour espérer gagner ? 

La réponse est complexe, car elle dépend des types d’élection. Lorsque les scrutins sont fortement personnalisés, l’union est moins cruciale que le fait d’avoir des gens implantés. Un maire sortant populaire, apte à concentrer les votes, pourrait par exemple s’en sortir en dépit de petites listes concurrentes qui resteraient confinées à la marge. Dans le cas des européennes, où l’on a affaire à des listes menées par des responsables peu connus, avec une faible personnalisation, l’union aurait été positive pour éviter la juxtaposition de niveaux faméliques. Il faut donc regarder scrutin par scrutin, en fonction de l’impact des candidats.

Après, il y a la présidentielle. Plus que l’union, la vraie question me semble être la qualité des candidatures envisageables. À gauche, qui est capable aujourd’hui de citer un ou une « présidentiable », c’est-à-dire une personnalité assez crédible pour qu’on l’imagine exercer la fonction présidentielle ? Si cette question est primordiale, c’est parce qu’elle peut résoudre celle de l’union dans la foulée. Macron n’a pas eu besoin de faire l’union en préalable : des soutiens se sont ralliés à lui parce qu’il a su apparaître comme un champion crédible.

La présidentielle de 2022 est cependant très loin. Il peut encore se passer mille choses. Replacez-vous en 2014 : très peu des développements de 2017 pouvaient être anticipés.