Reconquête dans les écoles…

 

L’offensive de Reconquête contre l’école fait ses premières victimes

En septembre, Éric Zemmour a lancé le collectif Protégeons nos enfants. Son objectif : mener la bataille culturelle contre « l’immigrationnisme » ou « l’égalité des sexes » à l’école à coups de campagnes de dénonciation. Dans certains syndicats enseignants minoritaires, certaines digues sautent aussi.

Mathilde Goanec et Christophe Gueugneau,23 décembre 2022 à 10h43, Médiapart

En Normandie, c’est un cours de géographie sur le lien entre rap et migration au collège qui a fait dresser les cheveux du député européen Nicolas Bay, membre de Reconquête, le parti d’Éric Zemmour. Dans le Nord, une professeure de philosophie a été visée par le collectif Protégeons nos enfants pour un projet pédagogique interdisciplinaire sur l’exil et les frontières. En Vendée, Reconquête a carrément organisé une manifestation contre la venue du militant pour les réfugiés Cédric Herrou dans un lycée.

À chaque fois, le même mode opératoire : une campagne de dénonciation sur les réseaux sociaux menée tambour battant par des militants d’extrême droite avec pour cible l’Éducation nationale et ses acteurs (profs, syndicats, fédération de parents d’élèves et ministre). Et à la manœuvre, le collectif Protégeons nos enfants avec ses « parents vigilants », lancé par Éric Zemmour le 11 septembre dernier, lors du discours de rentrée de l’ancien candidat à la présidentielle.

Face à plusieurs milliers de militants Reconquête, sous le soleil du Sud-Est, Zemmour se tenait derrière un pupitre sur lequel on pouvait lire « Construisons notre avenir, protégeons nos enfants ». Dans son long, très long discours, Éric Zemmour avait dénoncé le « grand endoctrinement », qui serait selon lui la cause du « grand remplacement » et du « grand déclassement »« Le grand endoctrinement, c’est le troisième grand danger contre lequel je veux que nous luttions chez Reconquête et je vais vous dire comment », avait annoncé le chef de file de l’extrême droite.

Éric Zemmour lors de son discours de rentrée, le 11 septembre 2022. © Photo Jeff Pachoud / AFP

Un choix tout autant marketing que politique puisque, de l’aveu même de Zemmour durant son discours, l’école est arrivée comme deuxième sujet de préoccupation lors de la consultation de ses militants organisée après la séquence électorale. Le chef de file de Reconquête propose donc d’« interdire immédiatement aux associations de pénétrer dans l’école ».

« Cela ne leur suffit pas d’avoir déjà investi les journaux, la télévision, la radio, les dessins animés, Netflix et les réseaux sociaux, qu’ils laissent au moins à nos enfants un seul lieu, un sanctuaire pour se consacrer à développer leur savoir et leur intelligence », s’est-il exclamé.

« En attendant que nous soyons au pouvoir, et ce jour viendra, je vais vous dire quoi faire immédiatement, sans attendre, avec vos moyens, dès aujourd’hui et sans attendre les prochaines élections, a-t-il poursuivi, je vais vous demander quelque chose : ne laissez plus rien passer. Dénoncez, écrivez, protestez, ne laissez pas, ne laissez plus un enseignant apprendre à vos enfants que la France est coupable de crime contre l’humanité, ne laissez pas des intervenants extérieurs apprendre à votre fille de 6 ans que, si elle le souhaite, elle peut devenir un garçon, ne restez pas silencieux, ne restez pas les bras croisés, les conséquences sont trop graves. »

Éric Zemmour avait alors annoncé la création d’un « réseau national de parents vigilants », destiné à être un « contre-pouvoir qui s’engage dans la bataille culturelle »« Soyez présents sur le terrain, avec nos tracts et nos affiches. Je veux une présence massive sur le terrain », avait ajouté l’ancien candidat, se félicitant de pouvoir également compter sur une « armée numérique ».

Le nom de domaine www.protegeons-nos-enfants.fr a été déposé dès le 31 août 2022. À la tête du réseau : Agnès Marion, ancienne candidate Reconquête dans la 10circonscription du Rhône, devenue depuis juin collaboratrice de Marion Maréchal.

Avant d’entrer en politique, Agnès Marion était éditrice indépendante pour les éditions Scholæ à Lyon, un éditeur de manuels scolaires pour les écoles libres, selon sa page Facebook. Le compte Twitter de la campagne n’a fait qu’une centaine de tweets, mais trouve de nombreux relais parmi les figures de Reconquête et leurs milliers de followers, et sur les chaînes et radios d’information de droite ou d’extrême droite, en particulier CNews et Europe 1, du groupe Bolloré.

Le 11 décembre, sur BFM TV, Zemmour revendiquait fièrement 40 000 personnes qui « nous renvoient ce qu’ils vivent tous les jours ». L’opération de pression politique est assurément un succès pour celui qui n’a fait que 7 % au premier tour de la présidentielle.

Interrogée par Mediapart, Agnès Marion justifie la création de cette structure par « le constat fait par beaucoup de parents qu’ils étaient trop démunis pour être pris au sérieux lorsqu’ils dénonçaient la propagande à l’école ». Ce combat serait, selon elle, voué à ce que l’école « reste un sanctuaire » où ne soient pas « importés les débats de société »« On met les enfants à l’école pour qu’ils soient instruits, pas éduqués ou rééduqués », justifie Agnès Marion.

La porte-parole de Protégeons nos enfants réfute toute cancel culture à l’envers dans ce combat : « On peut par exemple parler d’immigration, mais de manière impartiale, sans être pro-immigration. » « Par exemple, si Damien Rieu venait exposer ses idées devant une classe, cela vous choquerait, et je trouverais cela normal que vous le soyez, et bien c’est pareil pour les idées de l’extrême gauche », argumente l’ancienne candidate Reconquête.

Lâcher les profs « à la vindicte populaire »

À Luçon, en Vendée, plusieurs enseignants racontent néanmoins cette impression d’une « manipulation politique ». Vendredi 18 novembre 2022, après avoir battu le rappel sur les réseaux sociaux, envoyé des courriers et des lettres de menaces au proviseur et à l’établissement, une cinquantaine de personnes ont manifesté devant le lycée Atlantique contre l’invitation de l’infatigable soutien aux populations exilées, l’agriculteur Cédric Herrou, dans le cadre d’un projet pédagogique autour de la littérature.

« On a identifié des militants proches de l’Action française, tout le milieu de l’extrême droite locale mais aussi des gens qui ont fait plusieurs centaines de kilomètres pour venir manifester à Luçon, explique Stéphane Tobie, président d’Attac Vendée, qui a participé à la contre-manifestation organisée le jour même. Il n’y avait aucun “parent vigilant” ! »

Un véritable « groupe de pression » constitué pour l’occasion, confirme Lawryn Remaud, enseignant et cosecrétaire de Sud Éducation en Vendée, mais « peu ou pas implanté » dans la communauté éducative locale. « Les personnes sur place racontaient n’importe quoi, ils ont même scandé pendant un long moment le nom de l’ancien chef d’établissement… »

« Lâcher un prof à la vindicte populaire c’est toujours déplorable et ça met les collègues en danger, considère de son côté Jean-Rémi Girard, président du Snalc. Mais ces groupes de pression spécifiquement liés à cette orientation politique semblent beaucoup plus bruyants sur les réseaux sociaux que dans les établissements. »

 

Au sein de la première fédération de parents d’élèves, la FCPE, les réseaux sociaux ont un « effet tambour » dont il ne faudrait pas se méprendre, explique également Grégoire Ensel, son vice-président. « Sur le terrain, nous représentons des milliers de parents et ça se passe plutôt bien, nous n’avons pas de retour sur l’existence réelle et constituée de ces groupes. »

La FCPE elle-même semble pourtant dans « le viseur » de Reconquête. « Je n’ai pas envie d’augmenter la surface de la cible, prévient Grégoire Ensel, mais oui, quand on promeut les droits de l’enfant, la capacité à choisir sa sexualité, l’ouverture sur le monde, quand on dit notre inquiétude sur le réchauffement climatique, on attire nécessairement leur attention ! Mais nous assumons totalement nos valeurs et notre projet éducatif. »

Ancrées ou pas sur le terrain, ces opérations de communication et de menaces, menées depuis le début de l’année scolaire par Reconquête sous le label Protégeons nos enfants ont néanmoins « secoué » le personnel en salle des profs, rapporte Sophie Vénétitay, secrétaire générale adjointe du syndicat enseignant SNES-FSU : « Personne ne veut renoncer à ses enseignements, mais on peut commencer à se demander si on ne va pas se retrouver dans le viseur de l’extrême droite en faisant tel ou tel choix de cours. »

La syndicaliste dit son inquiétude de voir Éric zemmour faire de l’Éducation nationale une « cible », ce qui se traduirait par « tout un travail de ses militants » pour aller « chercher des contenus afin de jeter des collègues en pâture ».

Percée électorale pour des syndicats qui ne font plus barrage

La « radicalité que porte l’extrême droite » contamine jusqu’au corps enseignant lui-même, constate Guislaine David, cosecrétaire générale et porte parole du SNUipp-FSU. Certes, en nombre de votes, la fonction publique et a fortiori les professeurs restent relativement imperméables à l’extrême droite, comme l’a établi le politiste Luc Rouban dans cette étude sur la présidentielle 2022.

« Mais le sentiment de déclassement, les difficultés professionnelles auxquelles nous sommes confrontés, tout cela forme un cocktail explosif, sur lequel Zemmour surfe, même si son discours n’a rien de nouveau », argue Sophie Vénétitay. 

Les dernières élections professionnelles dans la fonction publique de mi-décembre, donnent à cet égard un étrange signal. Deux syndicats, comptant dans leurs rangs des adhérents revendiqués du Rassemblement national et de Reconquête, ont réalisé une notable percée électorale, prenant appui sur un « apolitisme » qui ne fait plus barrage à l’extrême droite.

Le Syndicat national des écoles (SNE), ancien colistier du Snalc, a fait ainsi cavalier seul cette année, rejoint par un syndicat des directeurs d’établissement. Avec 10 000 voix dans le premier degré, l’organisation a récupéré douze sièges en commissions administratives paritaires départementales (CAPD), contre deux en 2018.

L’un de ses adhérents, le directeur d’école Rémi-Berthoux, était en douzième position sur la liste SNE pour les élections départementales du Rhône. Il était également, jusqu’au 12 décembre, chef de file local du Rassemblement national. 

« Nous ne connaissons pas physiquement les gens qui sont sur nos listes, et on ne fait pas de recherche sur leur vie personnelle, plaide Laurent Hoefman, président du SNE, qui affirme avoir appris cette information après le dépôt des listes, malgré l’affichage explicite des positions de Rémi Berthoux sur ses réseaux sociaux et de nombreux articles de presse le concernant.

Sur la tentative de déstabilisation de l’Éducation nationale, que pourrait porter l’extrême droite, et Zemmour en particulier, Laurent Hoefman considère que « sur la forme », ce dernier s’y prend mal : « Opposer les gens les uns contre les autres, décrédibiliser les enseignants, on sait ce que ça peut entraîner. »

Mais « sur le fond, il peut avoir raison sur certains sujets ». L’écriture inclusive, ou la mise en œuvre supposée d’une « théorie du genre » à l’école, autant de chevaux de bataille communs pour ce syndicat, qui regrette une « banalisation du fait que des minorités vont imposer leur point de vue à une majorité ».

« Cela valide la stratégie de dédiabolisation et d’entrisme dans un secteur vu jusqu’ici comme préservé. »

Sophie Vénétitay, du syndicat enseignant SNES-FSU

 

La branche éducation de la CFE-CGC, le syndicat Action et démocratie, a lui aussi augmenté de 32 % son nombre de voix et a même obtenu des élu·es au niveau des académies de Strasbourg, de Lille, et dans les commissions paritaires de La Réunion et de Nice.

Interrogé sur les pressions ou menaces de l’extrême droite que subissent certain·es de ses collègues enseignant·es, son président Walter Ceccaroni tient à préciser qu’il faut « laisser les enseignants travailler tranquillement ».

Le référent national du premier degré dans son syndicat, Joost Fernandez, est pourtant officiellement adhérent de Reconquête, et il a signé la tribune des « profs avec Zemmour » publiée fin 2021 en soutien au candidat à la présidentielle, ce que l’intéressé a confirmé à Mediapart.

« Joost Fernandez est arrivé chez nous cette année, et il a été honnête avec moi, il m’a tout de suite dit qu’il avait travaillé sur le programme d’Éric Zemmour pour l’Éducation nationale, explique Walter Ceccaroni. Moi je lui ai rappelé que chez nous, c’est apolitique. Il a répondu qu’il était d’accord, et que c’était pour ça qu’il avait choisi ce syndicat. »

Le syndicat s’inquiète davantage des sujets « qui ne sont pas traités » par l’Éducation nationale, « des choses qui remontent, comme par exemple les problèmes d’un monsieur qu’on doit soudain appeler madame », en référence au processus de changement d’identité de genre chez les élèves transOu « ces collègues, de sexe féminin, des collègues femmes qui ont de plus en plus de mal avec leur autorité naturelle en tant que prof », qui ne serait pas « acceptée par certains jeunes ».  « Est-ce que si je dis ça vous me classez à l’extrême droite ? », demande Walter Ceccaroni, qui critique une forme de « doxa » dont il ne saurait « être complice ».

Si le Snalc balaye d’un revers de main ces petites formations, « non représentatives », le Snes, resté majoritaire lors de ces dernières élections, considère ces petites victoires comme « non anecdotiques »« Cela dit quelque chose de la porosité de certaines organisations syndicales avec les idées d’extrême droite et valide la stratégie de dédiabolisation et d’entrisme dans un secteur vu jusqu’ici comme préservé », s’inquiète Sophie Vénétitay.

Pour Reconquête, le sujet n’est pas tant de changer le corps enseignant que de séduire des parents inquiets ou déboussolés. D’ailleurs, dans son discours de rentrée, en septembre, Éric Zemmour n’a pas fait que vilipender l’école publique, il a également fait chaudement applaudir « l’école libre », donc le privé, insistant sur le fait que ces établissements étaient les derniers lieux de l’excellence en France.

Ironie cependant, selon Agnès Marion, les témoignages afflueraient également du côté du privé, où « les problématiques sont les mêmes ».

Il n’empêche, en combinant l’ultraconservatisme à l’élitisme, le candidat éjecté des urnes au printemps dernier détourne à son profit l’angoisse bien réelle de nombreux parents, mais en la déviant sur la voie la plus sombre.

Mathilde Goanec et Christophe Gueugneau