Racisme, paroles libérées…

Racisme : « Après la mort de Nahel, mes collègues étaient en roue libre »

Dans les entreprises, ces derniers jours, une parole raciste s’est libérée. Pour les travailleurs qui ont répondu à l’appel à témoignages de Mediapart, c’est « un enfer » difficile à vivre et une prise de conscience parfois douloureuse des opinions des collègues.

Faïza Zerouala, 14 juillet 2023 , Médiapart

Dans les jours qui ont suivi le décès de Nahel, abattu par un policier, beaucoup de discussions sont venues briser, à la machine à café, le consensus habituel. En entreprise, normalement, on ne parle pas – ou peu – de politique. Mais cette mort-là a provoqué autre chose. La biographie de l’adolescent, la marche blanche en sa mémoire, les révoltes et les pillages de magasins ont nourri des échanges parfois houleux. Et provoqué des désillusions.

Nombre de salarié·es ont ainsi répondu à l’appel à témoignages lancé par Mediapart, pour partager leur malaise face à des propos ouvertement racistes tenus par des collègues ou patrons, propos méprisants ou emplis d’insinuations, dans des espaces de travail d’ordinaire plutôt bienveillants.

Pour Samira*, hôtesse de l’air, ce fut « un enfer » d’entendre ses collègues débiter « des horreurs » de tous ordres. Exemple ? « De toute manière, quand on conduit sans permis, qu’est-ce que vous voulez ? C’est normal, après ils viennent pleurer… » Avant de justifier la mort de l’adolescent : « Ils doivent payer leurs conneries. »

 Racisme manifestaion après la mort de Nahel

Le 8 juillet dans la manifestation contre les violences policières à Paris. © Firas Abdullah / ANADOLU AGENCY / Anadolu Agency via AFP

Un « Ils » nébuleux, euphémisant mais éloquent, qui désigne les immigré·es et leurs enfants, les habitant·es des quartiers populaires et les personnes racisé·es. Ou tout cela à la fois. Un pronom récurrent dans tous les témoignages reçus par Mediapart, qui a servi de véhicule langagier aux commentaires les plus virulents, racistes et souvent islamophobes. D’autres collègues, poursuit Samira, lui ont déclaré : « Faudra pas être surpris quand Marine [Le Pen] passera… »

Au travail, bien sûr, un salarié bénéficie de la liberté d’expression, et il n’est pas interdit de discuter politique. Mais comme le rappelle le sociologue Vincent-Arnaud Chappe (lire notre entretien), la loi « condamne les injures racistes. Et l’entreprise a pour devoir de protéger ses salariés du racisme, en mettant en place des sanctions disciplinaires, des dispositifs de signalement, etc. ».

Mathilde*, la vingtaine, infirmière à l’Assistance publique-Hôpitaux de Marseille (AP-HM), a entendu formuler, par un collègue, la même menace de « punition » électorale. Le lendemain de la mort de Nahel, la jeune femme élevée dans un milieu militant (« contre les inégalités ») a eu le désir de mettre ses compétences au service des révoltés blessés, de monter « une sorte de poste de secours bénévole ». Deux collègues, dont elle est proche, l’ont regardée « avec des gros yeux ».

La conversation a ensuite dérivé sur les dégâts matériels occasionnés par les révoltes, qu’ils ont condamnés au contraire de l’acte du policier qui a tué Nahel, mis en examen pour « homicide volontaire » et placé en détention provisoire. Une autre collègue a aussi estimé « qu’il ne fallait pas se leurrer, qu’il n’y avait pas de vrais Français dans les émeutes ».

Salle des professeurs nauséabonde

Sur le même registre, Jérôme*, enseignant dans un collège de l’Oise, se dit révulsé d’avoir entendu en salle des professeurs l’un d’entre eux s’exclamer : « Étrangement, c’est toujours les mêmes que l’on voit foutre le bordel et faire chier le monde. Ce sont des sauvages. »

Son établissement n’est pas classé en éducation prioritaire mais recrute des élèves avec des problématiques sociales parfois complexes, et nombre d’enfants racisé·es. « Entendre légitimer l’acte de violence des policiers m’a filé la nausée. À chaque fois, cela était dit avec le ton méprisant et supérieur du racisme banalisé, souligne l’enseignant. Aucun contexte ne peut justifier de dire qu’il est dommage de sanctionner un policier qui avait bien fait son travail quand il a tué quelqu’un. Quand un collègue a voulu tempérer ces propos, son interlocuteur a répondu que “cela faisait une racaille de moins dans la rue”. »

Jérôme met cela sur le compte d’un « décalage générationnel », mais pas seulement. Des propos racistes et misogynes sont parfois tenus par des collègues en salle des professeurs, mais leurs propos « dérapent beaucoup moins et sont moins racistes et discriminants » quand il s’agit de parler directement des élèves qu’ils connaissent, car ce sont des personnes et non « des concepts ».

Propos de comptoir, même à la CAF

De son côté, Anaïs*, qui passe son deuxième été derrière un comptoir de bar non loin de Toulouse, explique travailler dans « un bistrot à l’ancienne où on ne s’attend pas à des propos d’une finesse absolue mais quand même… ». Cette étudiante a commencé le 1er juillet, quatre jours après le décès de Nahel. Et elle entend des commentaires de ce genre : « S’ils veulent casser, moi je les enverrai casser des cailloux au bagne. Ils ne valent rien. Ils n’ont rien à faire en France. »

Son patron, la soixantaine, désigne ainsi pêle-mêle « les gens des cités, ceux qui cassent tout, qui ne respectent rien, qui ne respectent pas les valeurs de la France ». Lors de cette conversation, son collègue a d’ailleurs enchaîné en disant qu’il enverrait bien l’armée, faire régner l’ordre avec des chars. Puis un client a surenchéri avec des propos islamophobes.

Marie*, elle, décrit des conversations assez décousues mais suffisamment explicites pour la mettre mal à l’aise et lui faire soudain mesurer le gouffre politique qui la sépare de certains collègues. Engagée à gauche, elle travaille dans une caisse d’allocations familiales de la région Est. Or, pendant les révoltes, l’extrême droite a fait circuler sur les réseaux sociaux une image prétendument humoristique d’une CAF avec comme légende : « Abri anti-émeutes ». En sous-entendant que ces bâtiments seraient épargnés par les dégradations.

Le surlendemain de la mort de Nahel, Marie décrit des collègues « en roue libre ». Si quelques-un·es sont coutumiers du fait, elle a été surprise par l’ampleur des diatribes réactionnaires exhortant les parents « à foutre des baffes aux gamins » après les violences urbaines, sans la moindre empathie.

Des collègues qui se « révèlent »

Jusqu’à la mort de Nahel, Mathilde l’infirmière, un an dans le même service, n’avait jamais entendu de propos racistes. Tout juste des collègues lui conseillaient-ils de ne pas traîner dans les quartiers nord. Mais « ça n’était pas allé plus loin que ça… »

Anaïs, au bar, dit passer outre les « positions politiques » d’ordinaire, car il s’agit seulement de relations de travail. Et puis l’été dernier, les discussions n’avaient pas emprunté ce tournant politique. Cette fois, l’un des rares clients racisés, qui vient chaque jour siroter sa bière, a essuyé des remarques racistes. Une scène, en particulier, a marqué Anaïs, lorsque deux policiers sont passés devant le bar : « Et mon collègue a dit à ce client : “J’espère que t’as rien à te reprocher !”, en rigolant. Le client a ri à son tour et répondu “Non” », relate-t-elle.

« Outre ce racisme intériorisé, j’ai halluciné du fait que personne n’ait manifesté sa désapprobation », déplore l’étudiante. « Tout le monde se sent conforté dans ses biais sans chercher à analyser. »

Samira, l’hôtesse de l’air, est d’origine maghrébine, mais personne ne modère pour autant ses propos racistes devant elle. « Car moi je fais partie des bons, selon eux. Les propos des membres d’équipage sont de plus en plus décomplexés, ils épousent le mouvement de radicalisation qu’on voit en France… J’en viens à me demander si je suis normale d’être choquée. »

Marie raconte aussi que, durant cette semaine-là, des employé·es de la CAF se sont permis des commentaires sur les situations des allocataires. « Ça libère la parole », explique-t-elle. Une de ses collègues a par exemple lâché : « Ah ben l’autre, regarde-le, il ne bosse pas depuis 2012 ! Ça, ça va bientôt changer. » Sous-entendu : une fois l’extrême droite au pouvoir. « Je pensais quand même que le racisme était légèrement sous-représenté à la CAF vu le travail qu’on fait, glisse Marie. Quelqu’un qui est vraiment raciste, il ne peut pas tenir. » 

Une grande solitude

Ces discours ont provoqué de l’inconfort et une grande solitude chez celles et ceux qui les réprouvent. Mais la plupart confient choisir l’évitement pour continuer de conserver des relations cordiales avec les collègues. Et personne, parmi nos témoins, n’a vraiment songé s’en ouvrir à la hiérarchie.

Mais Samira vit très mal le fait de ne pouvoir s’exprimer, sous peine d’être mise en minorité. « Ce n’est pas que je manque de courage mais je dois faire le vol retour avec eux. On est un équipage et il faut de la cohésion, ne serait-ce que pour des raisons de sécurité. »

Pour Anaïs, ne rien dire est plus aisé, parce que cet emploi est ponctuel et indispensable au financement de ses études. « Je me la ferme, je ne suis pas là pour les éduquer. » Et ce, alors qu’elle n’a pas hésité, par le passé, à recadrer son patron ou ses collègues sur des attitudes sexistes – elle se sent plus armée.

Pour Jérôme, découvrir que des collègues pouvaient être racistes a provoqué une grande désillusion. « C’est loin de l’image d’Épinal du prof, je ne m’attendais pas à trouver des gens aussi fermés d’esprit. » Et il ne comprend toujours pas comment des personnes censées aider à grandir et à s’épanouir des enfants et des adolescent·es peuvent épouser ces discours. « Comment peut-on à ce point détester le public avec lequel on travaille ? » Mais il reste difficile, quand on est un jeune enseignant, de s’élever contre ses collègues plus expérimentés et installés.

Mathilde, finalement, dit avoir « honte » de ses collègues, des personnes qui travaillent à soigner les autres, dans une ville aussi brassée que Marseille, où la jeune infirmière s’est installée à dessein. Alors elle a opté pour la stratégie de la confrontation. « J’ai des arguments et les épaules solides pour les affronter. Mais je sais qu’ils ont dû cracher sur moi dans mon dos et que je vais être black-listée. Tant pis. »