À Perpignan, l’héritage fragile de l’antifascisme
La lutte antifasciste fait partie de l’histoire du massif pyrénéen. L’exil et la « Retirada » après la guerre d’Espagne, puis les camps, furent la matrice de réseaux de résistance et de solidarité. À Perpignan, cet héritage tente de perdurer face à l’extrême droite, qui tient la ville depuis un an.
Perpignan (Pyrénées-Orientales).– Le 19 janvier dernier, une poignée de jeunes bourgeois d’extrême droite habillés comme des Schtroumpfs faisaient un coup de communication en investissant le col pyrénéen de Portillon, entre Bagnères-de-Luchon côté français et le val d’Aran côté espagnol. Avec un message simple et raciste : il faut, comme dans les Alpes, « défendre » les frontières françaises des migrants venus du Sud, potentiels « terroristes ».
L’action menée en 4×4, filmée et diffusée sur les réseaux sociaux, avait conduit le ministre de l’intérieur à demander une semaine plus tard à ses services de « réunir les éléments qui permettraient de proposer la dissolution de Génération identitaire (GI) ». Cette dissolution a été prononcée le 3 mars suivant, en conseil des ministres.
Entre-temps, un rassemblement de riposte s’est tenu le 29 janvier au même endroit, pour « nettoyer ce col souillé par les fascistes » (voir notre reportage sur place). Certains arboraient le drapeau rouge, jaune et violet de la seconde République espagnole (1931-1939). Une façon de rappeler que depuis la guerre d’Espagne le massif pyrénéen est étroitement lié à la lutte antifasciste.
À l’hiver 1939, lors de la Retirada, environ la moitié des 500 000 Espagnols qui se présentent à la frontière sont des combattants de l’armée républicaine : socialistes, communistes, anarchistes, tous antifascistes. Ils sont, comme les civils, accueillis dans des conditions indignes (lire le deuxième volet de la série), ce qui n’empêchera pas ces « guérilleros » de poursuivre la lutte. « De 1939 à 1975, la frontière pyrénéenne reste au cœur des espoirs et des luttes des républicains exilés, écrit Jean Ortiz, maître de conférences et lui-même fils de guérillero. Le conflit espagnol fait partie d’une histoire transfrontalière. Pour les guérilleros, les Pyrénées deviennent en quelque sorte le détroit de Gibraltar. »
Manifestation des gauches en marge du congrès du RN à Perpignan, le 3 juillet 2021. © Photo Emmanuel Riondé pour Mediapart
Rassemblés dans les Agrupaciónes de guerrilleros españoles (AGE) créés par le Parti communiste espagnol (PCE) via l’Union nationale espagnole (UNE), les guérilleros rejoignirent les maquis français dans les Pyrénées, luttant pour la libération de la France avant de se lancer dans une tentative de « reconquête » de l’Espagne, laquelle connaîtra un dur échec lors de la tentative d’invasion du val d’Aran en octobre 1944.
La résistance au fascisme dans les Pyrénées à cette époque ne se résume pas à cette expérience, loin de là. « Dès 1939, j’ai repéré dans le camp du Vernet des activités de résistance, explique Maëlle Maugendre, historienne. Du repérage, des reconstitutions de réseaux, des mises en lien, etc. Le réseau Ponzán s’est constitué à partir du Vernet. » Le groupe Ponzán – du nom de Francisco Ponzán Vidal, militant anarcho-syndicaliste espagnol, tué par les Allemands avec 53 autres prisonniers le 17 août 1944 – est notamment connu pour sa mise en place d’un important réseau d’évasion durant la guerre.
À Argelès, Sonia Marzo, de l’Association des fils et filles des républicains espagnols et enfants de l’exode (FFREEE), met aussi en avant les luttes de femmes. Comme celle de l’infirmière suisse Élisabeth Eidenbenz, qui créa une maternité à Elne (à côté de Perpignan), où près de 600 enfants naquirent entre 1939 et 1944, de mères réfugiées espagnoles, juives ou tsiganes. Ou encore les femmes du camp d’Argelès qui le 23 mars 1941 déclenchèrent, avec succès, une émeute pour entraver le transfert de leurs camarades brigadistes dans des camps en Afrique du Nord.
Dans de nombreux camps, comme celui d’Argelès où se trouvaient selon les termes de la presse allemande de l’époque les « victimes égarées du bolchevisme mondial […] surveillées par des troupes de couleur », des militantes et militants créèrent des journaux ou des « beaux bulletins » rassemblant textes, poèmes, etc. Les camps et les maquis pyrénéens furent des laboratoires multiformes de la résistance au fascisme.
« Il est important de ne pas laisser la souffrance effacer toutes les modalités d’action des réfugiés espagnols, y compris dans les camps, souligne Gaëlle Maugendre. Ce qui s’y est passé raconte plein de choses et plein d’histoires sur comment on s’organise, comment on résiste… » L’un des derniers survivants connus en Europe des Brigades internationales, Josep Eduardo Almudéver Mateu, est mort le 26 mai dernier à l’âge de 101 ans. Il vivait à Pamiers, en Ariège.
Quatre-vingts ans plus tard, cette dimension transfrontalière de la résistance continue d’irriguer les luttes contre l’extrême droite qui se déroulent dans et autour du massif. « Ici, dans les mouvements antiracistes, beaucoup de militants viennent de l’histoire espagnole, ils la portent familialement, c’est très présent… », confirme Josie Boucher, militante politique et associative, au sein de l’Association de solidarité avec tou·te·s les immigré·e·s (ASTI), à Perpignan où elle a fait partie, avec son mari Jean, des chevilles ouvrières de la manifestation contre l’extrême droite du 3 juillet dernier, à l’occasion du 17e congrès du RN (voir notre reportage).
« Aujourd’hui, cette entreprise de tisser des liens entre les luttes passées et les combats actuels est plutôt vaine. »
Sonia Marzo, de l’Association des fils et filles des républicains espagnols
Depuis son arrivée à la mairie au printemps 2020, Louis Aliot – qui « veille à ne pas trop faire de vagues, pour l’instant », souligne Jean – ne s’est guère frotté à la guerre d’Espagne. Son héritage et son imaginaire antifasciste semblent trop en contradiction avec les liens historiques de sa formation politique, le RN, avec le franquisme (voir par exemple ici).
Aliot a investi une autre histoire, plus méditerranéenne que pyrénéenne, celle de la guerre d’Algérie. « Il est politique et il a le sens du symbole, note Jean Boucher. Au Centre national de documentation des Français d’Algérie, il y a un mur dédié aux “Français disparus après l’indépendance”. Après son élection, l’un des premiers gestes publics de Louis Aliot a été d’y déposer une gerbe. Et le 19 mars dernier, il a inauguré une grande expo dans une salle municipale sur les crimes du FLN… » Pour Josie, « ici, l’histoire franco-algérienne imprime la vie et fait écho au climat français actuel, ça raccroche le racisme et l’islamophobie ambiante ».
Sur le terrain de la lutte actuelle, il s’avère parfois compliqué de mobiliser. « La Retirada, c’est devenu à la mode, aussi parce que ces réfugiés, c’était des Blancs… », grince Sonia Marzo pour qui certains oublient de faire le lien « entre leur histoire familiale et le présent ». Convaincue qu’« on ne sait pas ce que le passé nous réserve », elle essaie quand elle le peut de bâtir des ponts entre l’histoire de la Retirada, de l’exil, et des luttes avec « la question palestinienne », les « jeunes des quartiers » ou RESF. « Mais je suis pessimiste, confie-t-elle. Aujourd’hui, cette entreprise de tisser des liens entre les luttes passées et les combats actuels est plutôt vaine… »
Un pessimisme peut-être accentué par le fait que les Pyrénées-Orientales, au-delà de la victoire de Louis Aliot à la mairie, s’avèrent assez perméables à l’idéologie d’extrême droite. Du 11 au 17 juillet dernier, l’université d’été du mouvement d’Alain Soral, Égalité et réconciliation, s’y est tenue dans un mas à Amélie-les-Bains, où l’organisation a ses quartiers depuis presque dix ans (voir cet article du site antifasciste La Horde).
Pour autant, malgré ce climat politique français délétère, l’héritage des luttes transfrontalières n’a pas disparu dans la région. Le cortège de la manifestation du 3 juillet n’est pas pléthorique mais uni et déterminé. De nombreux voisins de la Catalogne espagnole y ont pris place, dont des représentants de la CUP (Candidature d’unité populaire – Candidatura d’Unitat Popular en catalan), parti politique indépendantiste catalan très à gauche et « très impliqué dans le mouvement antiraciste, y compris de ce côté de la frontière », se félicite Josie Boucher.
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Carles Riera, l’un des neuf députés de la CUP que compte le Parlement catalan depuis mars dernier, était de la mobilisation. « Chez nous, il y a la mémoire, et l’antifascisme est un axe de lutte fondamental, un vecteur d’union et d’intégration des forces de gauche, résume-t-il. Les républicains, ce n’est pas comme en France, c’est l’héritage de ceux qui se sont battus en 1936 ! » L’élu catalan explique : « En Espagne, il n’y a pas eu de rupture nette avec le fascisme, nous n’avons pas eu de Nuremberg, il s’est agi d’une transition après Franco, ce qui n’est pas la même chose. Il y a une articulation entre indépendantistes, féministes, antiracistes. Et au Parlement catalan, nous avons des accords avec les socialistes et des partis indépendantistes pour bloquer absolument tout ce qui provient de l’extrême droite [le parti Vox compte 11 députés au Parlement – ndlr]. Avec eux, il ne doit y avoir aucun échange, aucune négociation, aucun dialogue. Le fascisme doit être éradiqué. »
À Perpignan, cette détermination est portée par l’aréopage classique des organisations associatives (ASTI, Cimade, MRAP, LDH), syndicales (CGT, solidaire, CNT) et politiques de gauche. Mais « depuis quelques années, on voit se profiler de nouveaux acteurs, quelque chose qui se structure en dehors du mouvement traditionnel », se félicite Josie Boucher, qui cite « une chorale féministe et antifasciste qui s’est structurée sur les réseaux sociaux ».
Elle observe une même évolution dans le champ de la solidarité : « En 2013, on a constitué un collectif de soutien aux sans-papiers, il continue de fonctionner comme un réseau mais ne mobilise plus comme avant. Nous sommes tous vieux et fatigués, il y a une usure. Mais en 2017, après le démantèlement de la jungle de Calais, on a vu émerger un mouvement de solidarité ; un réseau d’aide aux migrants s’est rapidement développé dans la région du Conflent, et à Perpignan, l’association Welcome to migrants s’est créée… »
Une forme de réarticulation de l’antiracisme politique avec la mobilisation sur l’accueil des migrants, pour qui les Pyrénées demeurent l’un des lieux de passage incontournable vers l’Europe du Nord.
NB: toutes les photos de l’article original n’ont pas été reproduites