En Suède, la droite et l’extrême droite veulent canoniser la culture
Elue le 11 septembre, la nouvelle majorité souhaite dresser des listes des classiques, dans une série de domaines, sur le modèle de ce que les Danois ont fait en 2006.
LETTRE DE STOCKHOLM
Mademoiselle Julie, de l’écrivain August Strindberg, La Saga des émigrants, de Vilhelm Moberg, ou bien les poèmes de Tomas Tranströmer, récompensé par le prix Nobel de littérature en 2011 ? Sûrement Fanny et Alexandre, d’Ingmar Bergman, ou peut-être plutôt Le Septième Sceau, même si le cinéaste a toujours été plus apprécié à l’étranger que dans son propre pays ? Et quid de la littérature enfantine, comme Fifi Brindacier, d’Astrid Lindgren, ou Le Merveilleux Voyage de Nils Holgersson à travers la Suède, de Selma Lagerlöf, nobélisée elle aussi en 1909 ? Sans parler de la culture populaire : Millénium, de Stieg Larsson, les chansons d’ABBA et celles d’Avicii ?
Depuis que le gouvernement libéral conservateur suédois, allié à l’extrême droite, a annoncé son intention d’établir un « canon culturel », les discussions vont bon train dans le royaume scandinave : quelle œuvre donc mérite d’y figurer ? Et pour quel usage, sachant que les deux formations qui en revendiquent la paternité sont aussi les plus conservatrices en Suède : le parti Chrétien-démocrate (KD) et, surtout, les Démocrates de Suède (SD, extrême droite) ?
Présenté le 14 octobre, l’accord de coalition n’offre guère de réponse, si ce n’est que le canon devra être constitué par « des comités d’experts indépendants », nommés en fonction de « leur compétence artistique dans les différents champs ».
Modèle danois
A plusieurs occasions déjà, des députés SD ont tenté – en vain – de faire adopter des motions en ce sens au Parlement. « A une époque caractérisée par un manque d’intérêt généralisé pour les questions de politique culturelle, le déracinement, la remise en question de l’existence même de la culture suédoise et la fragmentation de la société, nous pensons qu’il est très utile d’encourager une réflexion accrue sur le patrimoine culturel et les parties de celui-ci qui sont considérées comme particulièrement précieuses ou importantes pour la formation de l’identité suédoise », écrivaient-ils, lors de leur dernière tentative, en octobre 2021.
Ils évoquaient le modèle danois : en 2006, à l’initiative de la droite populiste, sept comités, composés d’experts, avaient établi neuf listes de douze œuvres, considérées comme des classiques dans les domaines de l’architecture, des arts visuels, du design et de l’artisanat, du cinéma, de la littérature, de la musique savante, de la musique populaire, des arts de la scène et de la culture pour enfants. On y retrouvait La Petite Sirène (Hans Christian Andersen), Le Festin de Babette (Gabriel Axel) et Festen (Thomas Vinterberg), mais aussi la série télé Matador, la chaise Panton et la brique de Lego.
« La culture devient alors avant tout affaire de “suédité” », s’inquiète la chroniqueuse Lisa Magnusson, dans le quotidien libéral « Dagens Nyheter »
Au Danemark aussi, cette initiative avait suscité une profonde controverse, après que le ministre de la culture de l’époque, le conservateur Brian Mikkelsen, avait fait du « canon culturel » un instrument dans le combat contre « les normes moyenâgeuses et la culture antidémocratique » des musulmans. Plus tard, le répertoire des 108 œuvres a surtout été utilisé dans les tests de citoyenneté, imposés aux candidats à la naturalisation.
Interrogée sur la fonction d’un tel canon, la ministre suédoise de la culture, la conservatrice Parisa Liljestrand, nommée le 18 octobre, a évoqué « une force unificatrice », pouvant « donner des cadres de référence communs ». Un discours reprenant quasiment mot pour mot celui de l’extrême droite. Mais, quand elle a été interrogée à la télé sur les œuvres qui pourraient être canonisées, Mme Liljestrand s’est vite retrouvée en difficulté, qualifiant le cinéaste Ruben Östlund, lauréat de deux Palmes d’or à Cannes pour The Square (2017) et Sans filtre (2022), d’« écrivain formidable ».
« Une politique des symboles »
Un moment d’embarras, auquel a rapidement succédé une levée de boucliers presque générale dans le secteur de la culture. « Un canon étatique n’a pas sa place dans une démocratie », ont ainsi réagi trente-cinq écrivains suédois, dans une tribune publiée le 8 novembre dans le journal Expressen. Parmi les signataires : la reine du polar Camilla Läckberg, le romancier Per Wästberg, membre de l’Académie suédoise qui décerne le Nobel de littérature, ainsi que la présidente du syndicat des écrivains, Grethe Rottböll.
« Le risque est que les questions culturelles, comme une grande partie de la politique du nouveau gouvernement, soient directement importées du programme des Démocrates de Suède. La culture devient alors avant tout affaire de “suédité” », s’inquiète la chroniqueuse Lisa Magnusson, dans le quotidien libéral Dagens Nyheter, devenu depuis les élections du 11 septembre un des principaux journaux d’opposition en Suède.
« Dans le cas idéal, les discussions sur un canon ont une valeur en soi, mais, étant donné l’ambiance actuelle, cela peut facilement devenir une guerre de tranchées », note Lisa Irenius, responsable du service culture du journal conservateur Svenska Dagbladet. Son collègue Victor Malm, chef des pages culture d’Expressen, suggère d’imposer une analyse de textes littéraires aux députés, avant les prochaines élections en 2026.
Dans le quotidien régional Sydsvenskan, Ida Ölmedal dénonce pour sa part « une politique des symboles », alors que « les bibliothèques continuent de fermer et que la moitié des écoles échoue dans le travail de promotion de la lecture ». En 2023, le budget de la culture va baisser de 10 %. Quant aux SD, ils plaident également pour la création d’un canon « immatériel », répertoriant les « valeurs sociétales suédoises », toujours sur le modèle danois, pour « créer le débat et une prise de conscience sur ce que “nous” veut dire ».