« Mon voisin vote FN »

Le constat amer d’un militant antiraciste

« Mon voisin vote Front national »

Combattre un parti impose-t-il de condamner ceux qu’il a réussi à séduire ? Un militant de longue date de diverses organisations antiracistes d’extrême gauche interroge les formes de lutte dont il a usé, sans succès, contre le Front national. Son témoignage aide à comprendre comment celui-ci a réussi à devenir l’un des acteurs décisifs de la prochaine élection présidentielle française.

par Willy Pelletier

J’ai participé dans la joie, l’élan, l’impression de servir, à des coups de poing contre les meetings du Front national (FN), à la dénonciation d’« affaires » où il était impliqué, à des démonstrations « expertes » de l’incohérence de ses programmes, etc. Ces indignations n’empêchent pas les votes Le Pen. On peut même se demander si le sentiment de supériorité morale de ces archanges exterminateurs qui ne connaissent pas un seul « votant » Le Pen, pas un seul adhérent FN, et les imaginent possédés par des passions basses, brutales, effrayantes, ne témoigne pas surtout de leur propre « racisme de classe » (1).

Deux exemples parmi tant d’autres. La Ligue des droits de l’homme titre son communiqué du 15 novembre 2013 : « Conjurons la bêtise et le cynisme, refusons la haine et le racisme ! » et dénonce « une bêtise et une ignorance infiltrant tous les rouages de la vie sociale ».Dans l’édition du 11 février 2012 de La Règle du jeu, Romain Goupil invite à « une insulte par jour contre le Front national », qui« rassemble toute la France moisie et rance » ; il propose « qu’on se lâche… N’essayons plus de convaincre ! ».

21 avril 2002, 18 heures. Nous sommes à la Mutualité à Paris, vidés, soucieux, après une campagne exaltée. Instants flottants, deux heures d’incertitude et d’anxiété. Les militants rassemblés s’impatientent.

Vingt heures, résultats définitifs. Le Pen devance Jospin ! Nous rejoignons l’assemblée générale, consternés, renversés, déçus presque aux larmes, réduits à rien par l’ennemi qui triomphe, mais d’un coup si proches. L’Internationale, nous la crions presque, plusieurs fois, poings levés, à pleine gorge tendue.

Les chants, les slogans dissuadent « ceux qui n’en sont pas ». Mais ils renforcent aussi (surtout ?), chez « ceux qui en sont », la communion, les certitudes partagées. Qui se trouve là ? Quelques salariés de rang moyen, trop intellectualisés et en porte-à-faux ; des professionnels de l’action sociale confrontés aux limites et aux redéfinitions de leurs tâches, qu’ils contestent ; des syndicalistes trop oppositionnels pour « parvenir » ; des étudiants surtout militants ; des « intellectuels » trop absorbés dans des activités politiques pour être intellectuels de plein exercice ; des enseignants qui auraient eu l’agrégation s’ils ne s’étaient pas engagés à corps perdu en politique, etc.

Je me souviens du reste de la nuit comme d’une féerie. Nul ne sait qui passe le mot. Serrés, comprimés, direct en bagnole. Direction Odéon : à quarante, puis cinquante, puis cent, deux cents, vite rejoints par d’autres, Ras l’Front, libertaires, étudiants, écolos, communistes. Pour faire quoi ? Nous ne savons pas. Être là contre Le Pen. Mais comment ? Nous n’en savons rien. Être là, juste là. Rassemblés par un identique désarroi, révulsés par ce « vote des Français » qui met en cause toutes les valeurs indiscutées, toutes les croyances indiscutables, qui font nos vies. Être là, « que du bonheur, ça commence, on sait pas où ça s’arrête », dit Sophie, prof des écoles, Sud-Éducation, vingt ans de Ligue (2), qui passait de groupe en groupe à la Mutualité, répétant : « S’il arrive au pouvoir, on est dans les camps, sûr. » Une sorte de standing-ovation de nous-mêmes, revendiquant ce droit d’être « exactement comme nous sommes », dit Françoise, infirmière, commission LGBT (3).

Immobilisé dans un espace en déclin

Nous nous tenons chaud, nous « tenons bon ». Ceux qui arrivent, beaucoup les connaissent, les embrassent, se serrent dans leurs bras longtemps, peinent à rompre l’étreinte. Les regards sont d’une tendresse affligée et remercient les voisins. Ils disent la reconnaissance.

Nous sommes vite des milliers, un tourbillon. Certains rappliquent à vélo, le sang aux joues, certains s’enveloppent de drapeaux, les brandissent, les déposent sur des bancs, les laissent là, des couples se tiennent la main, il y a des enfants. Où allons-nous ? Dans cette mêlée, à l’improviste, débordant sur les trottoirs à peine nettoyés, nous ne savons pas, nous ne l’avons jamais su, partant là, ici, enthousiastes dans des rues latérales, farandole perdue qu’on applaudit des balcons, cette nuit tiède. Il fait bon vivre là, irrités, meurtris, furieux, mais apaisés dans cette chaleur sombre. Arnaud, la quarantaine, un biologiste qui défend le Deep Web (4), me dit :« Les gens sont trop beaux pour Le Pen. »

La nuit blanchissait, devenait rose. Cette longue marche aigre et allègre s’étala sur les 10e, 11e et sur les contreforts des 12e et 20e arrondissements, rassemblant des manifestants affranchis de la nécessité de se lever tôt. Dans les quartiers populaires ou au-delà du périphérique, personne n’en entendit parler. Nulle part ailleurs il n’y en eut de semblable. Sur leurs territoires d’élection, de résidence, d’affinités, manifestèrent ceux qui, sous l’effet du vote Le Pen, se sentaient tout d’un coup étrangers au monde social qu’ils espéraient conquérir. Ceux qui votent FN ne nous ont pas vus. Ils n’habitent pas nos quartiers.

Depuis trois ans, nous habitons l’Aisne, ma compagne et moi, entre Chauny, Soissons, Noyon, Vic-sur-Aisne, entre champs de betteraves et forêts, des perdrix, des faisans. Un hameau de vingt maisons. Hors deux couples qui s’invitent, personne ne fréquente personne (beaucoup de retraités restent cloîtrés). Nous avons pour quasi- voisins, à dix minutes de route, Éric et Anissa. Le frère d’Éric nous a vendu des meubles de ferme. « Les citronniers, c’est mon rêve », dit Éric, « fana de serres » : « Dans ta serre, t’oublies tout, t’as plus de con qui vient te casser. (…) Des citronniers, le père d’Anissa en fait, ça tient, il est dans sa serre H24, je l’adore, ça lui fait rappeler son pays. »

Éric, 48 ans, est ouvrier qualité dans l’emballage industriel, polyester, PVC plastifié. Avant, il a travaillé pendant seize ans chez Saint-Gobain, mais à Soissons : « Tout ce qu’est verre, c’est foutu. »Anissa — dont les parents sont venus du Maroc dans les années 1970 — est vendeuse dans l’habillement. Elle a 43 ans. Elle a été licenciée trois fois car les boutiques fermaient. Elle a « souvent envie de pleurer » de ne pas voir assez ses « deux puces », que son ex-mari, qu’elle a quitté du jour au lendemain pour Éric, lui laisse à son avis trop peu. Anissa et Éric sont mariés, économisent et achètent en location-vente « une vraie maison, une en pierre », dit Anissa. Au boulot, Éric a des stagiaires, mais « à peine s’ils t’écoutent, y en a que pour leurs trucs vidéo, ils se droguent… L’autre fois, y en a un qui me dit si je pouvais lui faire un mail pour qu’il voie comment marche la machine… Je venais de lui dire : il a pas d’oreilles ou il me prend pour un con ». Est-ce que la boîte va tenir « C’est tout amerloque, même l’accueil, t’y comprends que dalle et ça licencie, ça licencie, personne empêche. »

Éric et Anissa nous donnent des laitues, des courges, des radis. On leur donne des noix, des framboises. On prend des apéros. Éric, un soir, m’a dit avoir « longtemps été un peu raciste », mais qu’il ne l’est plus depuis qu’ils sont allés au Sénégal (au Club Med, leur seul voyage). Le soir, c’était des parties de dominos « à plus en dormir »avec le personnel de l’hôtel, « des mecs balaises ». Ce qui l’avait« rendu un peu raciste », c’est qu’Anissa a « failli se faire revirer, parce qu’elle a accepté le chèque d’un Noir, un jeune, une grosse somme en plus, mais c’était un faux… Pourtant elle a demandé la carte d’identité ».

Une fin d’après-midi dans sa serre, l’air s’était alourdi sur la fertilité grasse du sol — mais nous avions enquillé les verres —, Éric me dit :« Tu répètes pas à Anissa, vu que t’es parisien, elle veut pas qu’on te dise, j’ai voté Marine, moi, deux fois… Quand je l’entends, elle me fout les poils cette femme… Je sais pas, c’est comme elle parle des Français, t’es fier… Le parti à la Marine, dans le coin, je connais des gens qu’il a bien aidés… J’étais près de payer ma cotise et tout, mais j’ai arrêté, même de voter… On a été fâchés un an pour ça avec Thierry et Marie-Paule… Elle, c’est une rouge, elle bosse au collège, à la cantine… Moi j’étais pas fâché, c’est une connerie… Ils voulaient plus nous voir. Toi, tu te fâcherais pour ça ? Tu trouves que c’est grave, toi ? »

Je n’ai pas répondu, j’étais ivre, et dans la senteur âcre, profonde, des verdures de la serre, j’étouffais. Je n’ai pas trouvé ça grave non plus. Peut-être parce que mon existence s’était resserrée autour de ce hameau isolé ? Peut-être parce que, depuis trois ans, des militants, je n’en vois plus autant ? De « 100 % militant », je suis devenu « militant en retrait », moins pris par les groupes auxquels j’ai donné tant. Peut-être parce qu’avec la reconnaissance dans le milieu restreint où ma vie militante est « validée », je n’ai plus à prouver que je suis un militant modèle ? Peut-être parce qu’Éric est une de ces personnes qu’on quitte en étant de meilleure humeur ?

À chaque aller-retour à Leclerc ou Carrefour, je croise des gens sans le sou, abandonnés. Alentour, des routes au goudron troué, des départementales parfois fermées… Dans les bourgs traversés, il n’y a plus ni bureau de poste, ni médecins, ni infirmières, ni pharmacie, quasiment plus de bistrots, pas d’accès Internet, mais des magasins clos et parfois, aux fenêtres, des drapeaux bleu, blanc, rouge. Des classes de primaire et des églises ferment. Les associations de sport mettent la clé sous la porte. Les sociétés de chasse et les majorettes se renouvellent mal. Le volume des impayés EDF (5) explose. Les jeunes s’enfuient dès qu’ils peuvent. Les dénonciations de voisins au centre des impôts augmentent, les violences intrafamiliales et les « dragues » des filles à la limite de l’agression aussi. Pas d’emplois. Dans chaque village, des maisons anciennes et détériorées, en vente. À Noyon, Chauny, Compiègne, Soissons, hiver après hiver, des trains sont supprimés. Dans la campagne, les cars circulent de moins en moins.

Les lieux de rencontre se disloquent

Et puis, à l’entrée des bourgs, des panneaux jaune vif, un œil (iris bleu ciel) au centre, avec l’avertissement « Voisins vigilants » (les cambriolages sont pourtant exceptionnels). Ici, tout se dégrade continuellement depuis vingt ans. Ce ne sont pas seulement les lieux de rencontre qui se disloquent (faute de gens pour s’en occuper) ; les moyens d’y accéder disparaissent eux aussi : les routes, l’argent, les réseaux d’accès. Les communes entre Chauny, Soissons, Noyon, Vic (sauf rares ghettos de riches) sont quasi ruinées. Les anciens sont trop pauvres pour secourir leurs enfants, et les enfants sont trop pauvres pour secourir leurs parents. C’est dans ce contexte que le FN réalise des scores élevés (6).

Le frère aîné d’Éric a hérité de la ferme familiale de cent vingt hectares. Éric lui donne des coups de main. Ils ont résisté mais se résignent à vendre. Seule la vaste monoculture de betteraves rapporte. Les petits exploitants se débarrassent comme ils peuvent des terres, achetées à bas coût par les gros propriétaires (dont les familles contrôlent fréquemment les mairies). Éric et son frère ont trois chevaux. Ils ne savent qu’en faire : cela coûte trop. La location-vente est un investissement lourd. Les travaux de rénovation de leur maison sont arrêtés. Pour Anissa comme pour Éric, le chômage menace. Dans leur hameau et aux environs, les voisins sont des personnes âgées pauvres ou des salariés sans travail (souvent un sur deux dans chaque couple). Mais ceux qu’ils appellent des« Parisiens », et qui semblent « se la couler douce », habitent là aussi : des familles de cadres ou de professions libérales (en poste à Compiègne, Soissons, Amiens), qui rachètent pour leur « caractère » (et leur prix) des bâtiments de ferme (qu’ils refont). Au travail, Éric estime qu’il n’est pas respecté par « les jeunes » : pourtant, il s’occupait d’une équipe de cadets, mais son club de foot a fusionné avec un autre. À vivre là, immobilisé dans un espace en déclin, impuissant face à l’écroulement d’un monde qui ne « tient plus », alors qu’il avait cru pouvoir s’en sortir (de la ferme) et que son territoire se peuple de « Parisiens », comment Éric pourrait-il se sentir « fier » ?

Le vote d’Éric, je ne l’ai pas trouvé « grave ». Je l’aurais spontanément détesté le 21 avril, invectivé même, le jugeant « super grave ». Mais je peine aujourd’hui à voir en lui l’« ennemi principal ».

Willy Pelletier

Coordinateur, avec Gérard Mauger, de l’ouvrage collectif Les Classes populaires et le FN. Explication de vote, à paraître en janvier 2017 aux Éditions du Croquant, en collaboration avec la Fondation Copernic. Ce texte est extrait de la contribution intitulée « Contre l’ethnocentrisme militant ».