À Moissac, la banalisation de l’extrême droite version locale
Élu en 2020 sous l’étiquette du Rassemblement national, le trentenaire Romain Lopez, soutien de Reconquête en 2022, gère sa ville sans faire de vagues mais en fait hors de sa ville, face à une gauche minée par des décennies de règne sans partage du radical-socialisme.
Christophe Gueugneau, 28 juin 2023, Médiapart
Moissac (Tarn-et-Garonne).– La mosquée, un bâtiment terne, est posée dans une zone industrielle en bordure du Sarlac, un quartier prioritaire situé à l’est de la petite ville de Moissac. Le Sarlac était jadis le lieu de résidence des familles d’ouvriers travaillant à l’usine Targa, spécialisée dans l’automobile, qui n’emploie aujourd’hui guère plus qu’une centaine de personnes, après avoir changé plusieurs fois de propriétaire et connu autant de plans sociaux.
En face de la mosquée, en traversant une cour gravillonnée, on trouve une petite salle, comme une salle de classe : l’Association islamique de Moissac. Son président Abdelkader Azehaf nous y reçoit, avec Majhoub Aït Ali, qui en est membre lui aussi. Majhoub Aït Ali est aussi président de l’association Agir pour Moissac, qui organise depuis 2014 des activités sportives pour les jeunes, prône le vivre-ensemble et le respect, et sert de médiation « dans les petits litiges, les petits conflits ».
Du moins, c’était le cas il y a encore quelques années. Car aujourd’hui, Agir pour Moissac est « en sommeil, faute de subvention », explique Majhoub Aït Ali, qui s’investit donc davantage dans l’Association islamique. Avec toujours les mêmes objectifs : « Faire passer des messages sur le mieux-vivre, sur le respect, le vivre-ensemble. » Pas si facile sans soutien financier du maire Rassemblement national (RN) de la ville, Romain Lopez, élu en 2020 avec 62,45 % des suffrages exprimés.
Abdelkader Azehaf et Majhoub Aït Ali sont cependant loin, très loin, de tenir rigueur au maire des difficultés de leurs associations. Au contraire, les deux hommes sont intarissables sur la qualité d’« écoute » de l’élu d’extrême droite, un « enfant du pays » qui « pense à Moissac avant tout » (Majhoub Aït Ali) ; quelqu’un qui « essaye avec les moyens du bord », qui est « réactif » et « discute avec tout le monde » (Azehaf Abdelkader).
« C’est trop compliqué, j’aimerais pas être à sa place », glisse encore le premier. « On est à l’abandon mais c’est partout pareil », l’excuse de son côté le second. « On ne parle pas de la politique du parti, là », s’empresse toutefois de préciser Majhoub Aït Ali devant notre air circonspect.
Soutien de Zemmour à la présidentielle
Retour au centre-ville en longeant le Tarn. Sur la place Roger-Delthil, en grande partie piétonnisée, l’abbaye Saint-Pierre de Moissac domine, avec son tympan sud qui représente l’Apocalypse et les supplices de l’enfer, des restaurants étalent leur terrasse, des touristes se baladent – la plupart en tenue de marche, Moissac se trouvant sur l’un des quatre chemins de Compostelle –, l’hôtel de ville se fond dans le décor.
Dans cette commune connue pour avoir hébergé 500 enfants juifs pendant la Seconde Guerre mondiale, parmi lesquels le mime Marceau et son frère, l’écrivain Jean-Claude Grumberg, mais aussi le célèbre chasseur de nazis Serge Klarsfeld, c’est peu dire que l’élection de Romain Lopez, 31 ans à l’époque, 34 aujourd’hui, a stupéfait. Moissac est la première ville de l’ex-région Midi-Pyrénées à tomber dans l’escarcelle du RN.
Enfant du pays donc, Romain Lopez a fait ses classes politiques au conseil régional d’Occitanie, où il était assistant du groupe RN. Il a également été assistant parlementaire de l’ex-députée du Vaucluse Marion Maréchal, alors toujours Le Pen, lorsqu’elle était encore membre du parti de sa tante. Cette double fidélité l’a poussé à soutenir la candidature d’Éric Zemmour à la présidentielle de 2022, et à se dire aujourd’hui apparenté RN.
Avec sa bonne gueule, son franc-parler, ça passe crème partout.
« Lopez, on l’a vu apparaître à la Région, où il s’est fait les dents, se rappelle Maximilien Reynès-Dupleix, responsable PCF du secteur et auteur principal du blog Moissac au cœur. Avec sa bonne gueule, son franc-parler, ça passe crème partout, de 7 à 77 ans, et la gent féminine tombe sous son charme. » Le communiste juge le maire d’extrême droite « particulièrement intelligent et fin », mais souligne tout de même qu’il a derrière lui « des vieux briscards de la politique RN ».
Adhérent du Front national (FN) dès 2014, Romain Lopez a également été proche des cercles d’Alain Soral – condamné à de multiples reprises, notamment pour ses propos antisémites – et a lui-même été repéré, pendant la campagne des municipales, pour des tweets à forts relents antisémites. Ce dont il s’est excusé auprès de Jean-Claude Simon, le président de l’Association de la maison des enfants juifs de Moissac, plaidant une « erreur de jeunesse ».
Le 28 juin 2020, il a été élu maire, en recueillant 2 989 voix (62,45 % des suffrages exprimés) face à Estelle Hemmami et sa liste divers gauche (1 797 voix, soit 37,54 % des suffrages exprimés). Ici comme ailleurs, la victoire de l’extrême droite doit beaucoup à l’abstention et à la situation économique et sociale de la ville. Moissac compte 13 000 habitant·es, un chômage supérieur à la moyenne nationale, des zones d’habitat insalubre dans le centre-ville, et une forme de relégation spatiale – Toulouse est à une heure de route – et économique – le raisin Chasselas de Moissac ne fait plus recette, et l’usine Targa n’est plus que l’ombre d’elle-même.
Dans son grand bureau de la mairie, Romain Lopez dresse son propre bilan de mi-mandat. « On est arrivé dans une ville qui était en souffrance à la fois sur le plan financier, sur le plan sociétal, culturel, qui avait une image négative depuis plusieurs années », explique-t-il. L’édile se félicite que les Moissagais « se sentent [aujourd’hui] écoutés par leurs élus », « dans une ville plus propre, plus animée et où il y a plus de travaux ».
« Tout ce qui est accompli, c’est ce qui était dans les cartons », balaye Franck Bousquet, élu d’opposition sur la liste d’alliance de gauche citoyenne Territoires et Moissac solidaires (TEMS), qui ne compte que six élu·es au conseil municipal. « C’était attendu, note celui qui, élu sans étiquette, pointe aujourd’hui à Europe Écologie-Les Verts (EELV), car de projet, il n’y en avait pas. »
Une fois assis dans le fauteuil de maire, Romain Lopez s’est fait fort, selon ses propres mots, de « redresser en partie les finances » dans le but de « récupérer une capacité d’investissement » permettant d’augmenter celui-ci, « et notamment de le flécher sur la petite enfance ». Pour faire des économies, le maire RN dit avoir fait « un gros travail sur les charges de gestion courante et tout ce qui est lié aux dépenses sur les associations ».
Des économies sur le dos des associations
Contrairement à ce qu’il avait promis pendant la campagne électorale – « Je n’ai pas envie d’avoir des articles là-dessus tous les deux jours », avait-il déclaré au Parisien peu avant son élection –, Romain Lopez s’en est bel et bien pris aux associations. À commencer par la compagnie Arène Théâtre.
Dès le mois d’août 2020, le maire d’extrême droite a en effet annoncé par courrier qu’il dégageait la ville « de toute participation financière et matérielle envers » cette compagnie. Sa faute ? Avoir appelé, dans l’entre-deux-tours des municipales, à « faire tous ensemble barrage au vide identitaire érigé en pensée ». « Quand on a été élus, on les a reçus, ils sont venus nous voir et on a convenu d’un commun accord qu’on ne travaillerait pas ensemble puisque ce n’était pas leur volonté », justifie aujourd’hui Romain Lopez.
Depuis que le RN est à la mairie, toutes les activités sociales souffrent.
Le couperet est également tombé pour Moissac Animations Jeunes (MAJ). Après presque trois décennies d’existence, l’association a mis la clé sous la porte quand la municipalité a sucré sa subvention, qui représentait 30 % de son budget. Pour se justifier, les équipes du maire RN ont ressorti un rapport de la cour des comptes régionale (CCR), qui reprochait le fait que des salarié·es et administrateurs de l’association étaient également membres de la municipalité.
« Ce conflit d’intérêts était réel, mais il était surtout réglé », indique Gérard Crubilé, ancien président de MAJ. Ce dernier rappelle que l’association proposait non seulement des animations pour les jeunes, « pour éviter qu’ils ne traînent dans les rues », mais aussi une « plateforme numérique pour les personnes en difficulté face à leurs démarches administratives ». Résultat : plus personne ne remplit ce rôle. La mairie réfléchit aujourd’hui à faire quelque chose pour les plus jeunes, mais le reste est définitivement perdu.
Une autre association a fait les frais de la nouvelle équipe municipale : Escale Confluences. Une grosse association qui s’occupe de personnes en difficulté et sans toit, gère le 115 local, sert de centre d’hébergement de demandeurs d’asile, dispose également d’un accueil de jour avec service de domiciliation. Dès avril 2021, la mairie RN a coupé sa subvention. « Depuis que le RN est à la mairie, toutes les activités sociales souffrent », soupire Marie-Hélène Tissières, présidente d’Escale Confluences.
« Pour Escale Confluences, il y avait une subvention qui était allouée de 16 000 euros, justifie Romain Lopez. C’était une subvention dans le cadre du contrat de ville. Elle servait à la médiation linguistique pour les Bulgares. J’ai considéré que cette politique était inefficiente, donc on n’a pas reversé cette subvention les années suivantes. » « La grande communauté bulgare est dans le viseur de la mairie, d’autant que cette population n’est pas encore adaptée, décrypte Marie-Hélène Tissières. Elle sollicite pas mal nos services, notamment pour de la médiation, et du coup, pour la mairie, on est la structure qui aide les Bulgares, point. »
Les Bulgares, objets de campagne
Bien malgré eux, les Bulgares ont été au cœur de la campagne municipale de 2020. À la fin des années 2000, les agriculteurs du coin ont commencé à employer de la main-d’œuvre venue de ce pays des Balkans, et plus précisément des membres de la communauté rom du district de Pazardjik (Bulgarie du Sud). L’été, ils sont entre 1 000 et 1 500 à Moissac. Beaucoup moins en hiver. Pour se loger, ils sont installés dans le centre-ville, dans des logements vétustes appartenant pour la plupart à des Moissagais, qui eux-mêmes habitent dans les faubourgs.
Ce n’est pourtant pas la première vague d’immigration à Moissac. Il y a eu « la vague italienne après 14-18, les Espagnols après 36, les vagues algériennes dans les années 50-60, une grosse communauté portugaise, des Marocains très pauvres, notamment du sud du pays, énumère le communiste Maximilien Reynès-Dupleix. Et puis, donc, les Roms. »
Que leur reproche la mairie d’extrême droite ? De vivre devant chez eux, de ne pas jeter leurs poubelles où il faut, de faire du bruit. Sans trop prononcer le mot « Bulgares », Romain Lopez en a fait son cheval de bataille pendant la campagne. « À Moissac, les gens sont très gênés par leur présence », soulignait-il dans L’Express, en 2021. Sauf qu’en plus d’être des travailleurs européens – qui se déplacent librement en France –, ils sont surtout indispensables à l’économie locale.
Le maire assure vouloir « faire respecter des règles de vie en communauté » car « même la gauche le disait pendant les élections : on avait un problème d’incivilité et de respect des vies communes qui venait en partie de cette communauté ». Tout a été fait pour lui mener la vie dure. Pendant les divers confinements, elle a été particulièrement visée par la police municipale. Alors que la plupart des familles bulgares repartent quelques mois dans leur pays d’origine pendant l’hiver, la ville a modifié les règles pour obtenir certaines aides facultatives – les aides à la cantine, par exemple, sont désormais soumises à un an de résidence continue.
Romain Lopez a également convoqué une réunion de commerçant·es, en septembre 2020, sans convier les gérant·es bulgares des deux épiceries de la ville. Une simple maladresse, selon la mairie. Mais qui a tout de même permis au maire d’extrême droite de dire, pendant cette réunion, qu’il n’avait pas « envie de compter cinq ou six épiceries bulgares, d’ici deux ans, en centre-ville de Moissac ».
À Mediapart, l’édile explique que la situation est désormais stabilisée : « Quand on ne voit pas des micro-ondes, des fours et des frigos à tous les coins de la rue, ça va beaucoup mieux. Eux aussi, ils ont compris qu’ils doivent donner une meilleure image pour être mieux acceptés et ils semblent mieux jouer le jeu. » Selon lui, des contacts ont été noués avec certaines figures de la communauté bulgare sur place, et notamment l’association Zaedno (anciennement O Mala), fondée par Dobri Kovachev.
Pour autant, l’idéologie lepéniste n’est jamais loin. Au cours de notre entretien, Romain Lopez estime qu’il faut « changer de logiciel » car « aujourd’hui, on n’est pas sur un logiciel qui promeut l’assimilation, qui ne promeut même plus l’intégration ». « L’assimilation, c’est à la fois l’aspect économique, mais aussi l’aspect culturel et identitaire, c’est-à-dire qu’on épouse les mœurs », précise-t-il.
Tous les petits villages autour qui étaient PRG seront RN sans problème.
C’est sur les réseaux sociaux ou lors de certains événements officiels que le maire d’extrême droite soigne particulièrement son électorat. Cette année, lors de la commémoration du 8 Mai, Romain Lopez s’est par exemple lancé dans une démonstration périlleuse, en expliquant que « beaucoup de résistants de la première heure étaient nationalistes, royalistes, catholiques, traditionalistes ».
Sur Facebook, l’édile dénonce une école publique qui voudrait « effacer la fête des pères et des mères sous le diktat des gauchistes et wokistes infiltrés dans toutes les sphères de la fonction publique de l’État ». Sur Twitter, il en fait des tonnes sur les fêtes de la Pentecôte, rend hommage à l’« éternel » Jean-Marie Le Pen, soutient l’union des droites, du parti Les Républicains (LR) jusqu’à Reconquête, ou encore défend la « tradition » face « au vide wokiste et aux oukhases gramscistes de gauche » (sic).
Autant de sorties qui ne semblent guère perturber les électeurs et électrices de la ville, voire du département. Au second tour de la présidentielle de 2017, Emmanuel Macron y était arrivé largement en tête, devant Marine Le Pen (72,66 % contre 27,34 %). Cinq ans plus tard, le rapport de force s’était quasiment inversé : 52,56 % pour elle, contre 47,44 % pour lui. Aux législatives de 2017, Sylvia Pinel du PRG était passée de justesse face à Romain Lopez. En 2022, la candidate RN, Marine Hamelet, a été largement élue avec 54,99 % des suffrages (et plus de 58 % à Moissac).
Le territoire est marqué par des années de « guerre PS-PRG » qui ont entraîné un « délitement du tissu politique local, qui s’est effondré ». Une analyse partagée par Romain Lopez, pour qui la gauche a perdu Moissac en 2014 – la ville est alors passée entre les mains du LR Jean-Michel Henryot – parce que le maire sortant était « en guerre depuis des années avec M. Baylet [Jean-Michel Baylet, président du PRG – ndlr] ». « Socialistes et radicaux ont fait un mariage de raison pour conserver ou récupérer le département en 2021, mais voilà, sur le fond, ce ne sont pas des amis », ajoute le maire d’extrême droite.
Devant les succès enregistrés par l’extrême droite, l’élu d’opposition Franck Bousquet est obligé de l’admettre : « Je n’ai pas l’impression que les gens soient décillés. » Selon lui, il y a un « vrai fond d’adhésion idéologique sur le terrain » et « tous les petits villages autour, qui étaient PRG, seront [un jour] RN sans problème ». Il ne pense pas que « ce sera avec les étiquettes de la gauche qu’on le fera perdre ». Pour autant, le communiste Maximilien Reynès-Dupleix ne veut pas baisser les bras : « Il faut donner des outils aux gens. On essaye, au moins on essaye… »