Le RN et « le grand remplacement »

Stéphane Ravier

Stéphane Ravier, né le 4 août 1969 à Gap, est un homme politique français. Membre depuis 1985 du Front national, devenu Rassemblement national, il est conseiller régional de Provence-Alpes-Côte d’Azur de 2010 à 2016 et conseiller municipal de Marseille depuis 2014.

Extrême droite

«Grand remplacement» : le grand embarras du RN

Election Présidentielle 2022

Le concept, clé de voute de la popularité d’Eric Zemmour, séduit largement dans les droites radicales, sans pour autant faire l’unanimité. Un vocable jugé trop complotiste par Marine Le Pen.

 

par Nicolas Massol, Libération, publié le 23 septembre 2021

Et la petite musique est devenue fanfare. Composé il y a dix ans par un obscur écrivain dandy, Renaud Camus, le thème du «grand remplacement» a un temps été cantonné aux seules marges : ici à l’honneur dans une convention sans lendemain visant à unir les droites extrêmes ; là dans le manifeste d’un terroriste ayant massacré, en 2019, 51 personnes à Christchurch (Nouvelle-Zélande). De fait, la formule prétend décrire un phénomène assez radical : en France, le peuple autochtone (comprenez : les blancs) serait en voie de disparition sous l’effet de l’immigration extra-européenne. Le tout avec la complicité, si ce n’est la volonté consciente, d’une élite mondialisée. De taboue, l’expression est ensuite passée au niveau d’un quasi lieu commun, ânonné à longueur de matinales ou de plateaux télés par nombre de politiques de droites plus ou moins extrêmes. «Les chiffres le démontrent», assène Eric Ciotti, candidat à la primaire Les Républicains (LR). «Il pointe une réalité qui est juste», lui fait écho Jordan Bardella, président du Rassemblement national (RN). Dernier en date, Christian Jacob, patron de LR, a utilisé la formule mercredi, non pour la dénoncer, mais pour rappeler à Eric Zemmour qu’«on ne peut pas tout ramener sur un seul sujet». Infatigable vulgarisateur du «grand remplacement», le pamphlétaire mène quant à lui sa campagne de candidat non encore déclaré presque exclusivement sur ce thème. Dans ces conditions, on pouvait imaginer que le RN se serait fait une joie d’emboucher aussi, et en chœur, cette trompette.

Mais la formule est loin de faire l’unanimité à l’extrême droite. Elle garde un arrière-goût sulfureux, raison pour laquelle, autour de Marine Le Pen, on rechigne à s’en servir. Trop complotiste, pas assez «normalisée»«Elle considère que le mot implique une organisation intellectuelle qui aurait pour but de remplacer une population par une autre. Elle ne croit pas que cela existe», explique le député RN Sébastien Chenu. «Je préfère parler de substitution de population», explique de son côté Jordan Bardella à Libération. Le désormais président du RN – le temps de la campagne présidentielle de sa patronne – a fait bon usage de son dictionnaire : «C’est l’importation sur le sol français d’une civilisation étrangère, et qui lui est parfois hostile.» De l’avis d’un haut gradé du parti, Le Pen n’a d’ailleurs guère apprécié que Bardella, fin août, reprenne l’expression à son compte. Si, en interne, ce côté rebelle n’a pas déplu, le nouveau porteur de la flamme tricolore a fait marche arrière depuis, estimant que le terme n’était «pas clair».

Une efficacité politique qui reste à prouver

L’usage des mots «grand remplacement» est donc réservé aux militants et à quelques électrons libres éloignés du cœur du réacteur mariniste, tel le sénateur des Bouches-du-Rhône Stéphane Ravier. «C’est une expression littéraire, je ne l’utilise pas, mais pas par fausse pudeur : si je descends en bas de chez moi et que je leur parle de “grand remplacement”, les gens vont ouvrir de grands yeux, abonde un cadre du parti implanté dans le Sud. Et si je fais le choix de faire une conférence de presse sur ce thème, toute l’attention va être focalisée sur l’expression et pas sur le fond.»

D’autant que l’efficacité politique de la formule reste à prouver. «Ça ravit les électeurs de Valeurs actuelles, mais je ne suis pas certain que ce soit un sésame électoral, affirme Nicolas Lebourg, historien spécialiste des extrêmes droites. Dupont-Aignan l’avait reprise en janvier 2017, ça ne lui a pas porté chance électoralement. Les deux listes qui se présentaient aux européennes “contre le grand remplacement” ont fait 1%. Il n’est pas sûr que la désignation de l’apocalypse soit un viatique pour le succès électoral.» Si le mot peut rebuter, il est toujours loisible de lui trouver un synonyme moins connoté.

Résultat : une fois débarrassé de sa gangue complotiste, le «grand remplacement» se révèle être une conception largement partagée à droite. «Considérer que le visage de la France n’est plus le même et que cela vient de l’immigration, oui, c’est une évidence», convient un proche de Le Pen, qui, elle-même, parle de «basculement démographique». L’idéologie du «grand remplacement» remonte d’ailleurs à loin au Front national : «Dans une note interne, au début des années 1990, le parti évoque des “tentatives orchestrées de colonisation, c’est-à-dire d’implantation en France de cultures étrangères autour de l’islam”», rappelle l’historienne Valérie Igounet, de Conspiracy Watch.

Le fantasme terrifié de l’extrême droite

Avant cela, la dystopie imaginée par l’écrivain Jean Raspail dans le Camp des saints (1973) couchait sur papier le fantasme terrifié de l’extrême droite, en racontant l’arrivée d’un million d’immigrants venus du delta du Gange, se déversant sur une France incapable de se défendre. Un frontiste passé par le mouvement identitaire développe l’idée : «Sans parler de complotisme, il y a une idéologie sans frontiériste, une sorte de culpabilité postcoloniale qui favorise ce phénomène, par une logique de faiblesse. On n’aime plus assez sa civilisation pour la protéger. Ce que Guillaume Faye [théoricien de droite radicale, ndlr] appelait “l’ethno-masochisme”.» Traduction : la vieille Europe, trop faible pour sauver son identité, accepterait de se dissoudre dans le multiculturalisme. Au fond de cette conception, il y a le refus du métissage, que Jordan Bardella, quoi que non adepte déclaré des conceptions les plus identitaires de l’ancien FN, résume ainsi : «Je suis philosophiquement opposé à l’immigration car chaque civilisation est riche de sa propre spécificité, qu’il faut conserver.» «L’assimilation, ça marche à dose homéopathique, poursuit un autre cadre du Sud. Aujourd’hui, on n’y arrive plus. Le problème, ce ne sont plus les flux, mais les stocks migratoires.» S’il répugne à utiliser un vocabulaire qui n’est pas le sien, le mouvement lepéniste n’est jamais bien loin de ses fondamentaux.