Le fiasco des retraites et le vote MLP…

ANALYSE

Comment éviter que Marine Le Pen ne profite du fiasco des retraites

La gauche doit parler de leur travail aux travailleurs et travailleuses, pour empêcher le Rassemblement national (RN) de récupérer les bénéfices de l’échec de la réforme des retraites, estiment les politistes Bruno Palier et Paulus Wagner.

La réforme des retraites devait relancer le deuxième quinquennat d’Emmanuel Macron, elle risque surtout de relancer la dynamique en faveur du vote pour le RN. Dans une note de la Grande conversation, nous avons montré que cette réforme rassemble la plupart des ingrédients qui favorisent le vote pour les partis populistes de droite radicale en Europe : une manière de faire qui peut être perçue comme pleine de mensonges et de mépris de la part des dirigeants, des mesures qui touchent plus particulièrement les classes moyennes menacées, et qui les touchent au cœur de ce qui les préoccupe : leur travail, dont les conditions et les relations se dégradent.

Les approximations et les omissions de la communication des ministres sur les petites retraites à 1200 euros ont sans doute contribué à conforter l’impression qu’« ils nous mentent », un sentiment qui nourrit le discours anti-élite propre aux partis populistes. De même, la science politique a montré que les partis populistes profitent du sentiment que les dirigeants « ne se préoccupent pas de nos problèmes », que les personnes concernées ne sont pas écoutées ni considérées. Le fait que gouvernement cherche à faire passer cette réforme malgré des sondages d’opinion très défavorables et des mobilisations massives, en utilisant le 49.3, ne peut que nourrir la défiance politique qui fait le lit du RN.

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Une réforme inégalitaire

 

Mais les mesures elles-mêmes risquent d’apporter de nouveaux électeurs au RN. Le report de l’âge minimal de départ à la retraite a un impact inégalitaire sur les femmes, sur les travailleurs en situation de pénibilité, sur certaines carrières longues. Les économistes Antoine Bozio et Patrick Aubert, s’ils rappellent que « les individus avec les plus basses pensions, c’est-à-dire ceux dont l’espérance de vie en retraite est la plus faible, continuent de partir plus tard que les personnes dont les pensions sont les plus élevées »soulignent aussi que parmi ceux dont l’âge de départ est décalé par la réforme, « les personnes aux pensions les plus élevées verront leur âge augmenter moins fortement que celui des catégories intermédiaires ».

Les plus touchés se trouvent parmi les ouvriers et les employés, les classes moyennes qui se sentent menacées par les mutations économiques (mondialisation, automatisation). Nous avons montré qu’elles sont en train de devenir le cœur électoral des partis populistes de droite. Au deuxième tour de l’élection présidentielle de 2022, Marine Le Pen a rassemblé 57 % du vote des employés et 67 % du vote des ouvriers. Mais 33 % de ces catégories s’étaient abstenus : il lui reste des marges de progression.

D’autant plus que le cœur de la réforme appuie là où ça fait le plus mal pour les classes moyennes menacées : leur demander de travailler plus longtemps alors que beaucoup ne supportent plus des conditions de travail dégradées, un management vertical déshumanisant et excluant. Dans une tribune du Monde, nous avons montré que beaucoup d’entreprises françaises font reposer leur stratégie de compétitivité sur la réduction du coût du travail, en excluant ceux qu’ils considèrent comme trop chers (par la sous-traitance ou le départ des séniors), et par l’intensification du travail imposée à ceux qui restent. Le lean management, fondé sur l’idée de faire disparaître tout ce qui est superflu et de toujours fonctionner à flux tendu, reste dominant en France. Il repose sur un management vertical qui impose des objectifs toujours plus élevés aux salariés. Certains pensent encore que le stress est bon pour la productivité. Il est surtout bon à nourrir le vote RN.

Paulus Wagner montre en effet que c’est souvent au travail, quand le salarié est traité comme un simple exécutant, sans avoir son mot à dire, sans reconnaissance de sa contribution que naît le sentiment d’être traité injustement et de ne pas être reconnu. Les chercheurs du Cevipof ont souligné que la dégradation des conditions de travail nourrit la contestation contre le projet de réforme des retraites du gouvernement. La dégradation des conditions de travail, les mauvaises relations au travail, notamment avec la hiérarchie, alimentent le ressentiment social qui nourrit le vote populiste de droite radicale.

Parler du travail

Comme tous les partis populistes de droite radicale en Europe, le RN repose sur une coalition composée de propriétaires de petites entreprises, artisans et commerçants, de membres de la classe moyenne inférieure actifs sur le marché du travail (qui souffrent d’absence de reconnaissance au travail et craignent pour leurs droits à la retraite) et d’exclus du marché du travail ou en situation précaire. Comme Paulus Wagner le pointe dans sa thèse de doctorat, ces partis doivent jongler entre les intérêts de ces différents groupes. Ils ne peuvent ainsi remettre en cause explicitement les conditions de travail et de management qui détériorent les relations au travail, sinon ils perdraient le soutien de leur groupe numéro 1.

Le RN a beau avoir gommé un peu son néolibéralisme, il y a des choses qu’il ne peut pas dire, à propos des mauvais traitements envers les salariés

 

Une des composantes historiques est le monde de la « boutique », celui d’artisans et commerçants, de propriétaires de petites entreprises. Le RN a beau avoir gommé un peu son néolibéralisme, il y a des choses qu’il ne peut pas dire, à propos des mauvais traitements envers les salariés. Ils ne politisent donc pas cette question en elle-même mais utilisent plutôt des stratégies de détournement. Pour éviter que le ressentiment né au travail se porte sur les petits patrons, les artisans et les commerçants, les discours du RN construisent une opposition entre « ceux qui travaillent dur » (accordant ainsi leur reconnaissance aux ouvriers et aux employés) et ceux qui abusent de l’assistance et des prestations sociales, les chômeurs et les immigrés, qui sont dénoncés comme « paresseux », ne faisant « pas d’efforts », ne « méritant » pas les aides reçues tandis que ceux qui travaillent sont négligés. La droite et certains ministres cherchent à reprendre l’exercice, comme l’a fait Gabriel Attal prétendant défendre ceux qui travaillent contre ceux qui ont fait le choix de ne pas travailler. On ne peut que perdre à reprendre la stratégie qui consiste à vouloir parler aux classes moyennes menacées par leur droite, le RN a déjà pris l’option.

Si la gauche veut éviter que le RN ne tire trop de bénéfices politiques de la séquence actuelle, elle doit aborder directement ce dont le RN n’ose pas parler : les conditions de travail dégradées, le management vertical, les stratégies d’intensification du travail des entreprises et de leurs actionnaires. L’insatisfaction professionnelle doit être investie par la gauche, devenir un enjeu majeur de mobilisation, comme le mouvement contre la réforme des retraites le met en exergue. Il faudrait pour cela non seulement questionner les formes dominantes d’organisation du travail en France, mais aussi promouvoir des emplois de qualité, une participation plus grande des salariés aux décisions stratégiques et quotidiennes des entreprises. Il s’agirait de promouvoir une participation de tous à une économie de la qualité soutenue par des politiques d’investissement social​​1.

Bruno Palier, directeur de recherche du CNRS au Centre d’études européennes de Sciences Po, auteur de « Réformer les retraites » (presses de Sciences Po, 2021), et Paulus Wagner, doctorant au centre d’études européennes de Sciences Po.