Pourquoi l’Italie est-elle encore hantée par le spectre de Mussolini ?
France-Culture, l’invité des matins, le 2 décembre 2022
A écouter avec le lien:
Plus qu’un énième portrait de Mussolini et du fascisme italien, c’est une mise en abime dans notre temps, en quoi Mussolini et le fascisme peuvent-ils séduire en 2022 en France et en Europe. Le fascisme serait avant tout un mouvement anti-parti qui trouve un écho dans les sociétés d’aujourd’hui, les partis en place ne proposant aucune issue, aucun futur meilleur. En développant un populisme primaire, souvent violent et basé sur la discrimination (le rejet de l’étranger, de l’Autre en général, différent), cette idéologie recueille l’adhésion de ceux qui se sentent rejetés ou qui rejettent les partis classiques. Le roman permet la recontextualisation du fascisme et comprendre comment il a pu dans les années 20 s’imposer en Italie.
Je n’ai pas encore lu « M., l’homme de la providence » , cette émission donne envie de le lire par la perceptive faite entre Mussolini, le fascisme et son écho en 2022 en Europe. Ac
Le 21 novembre dernier le Prix du Livre Européen était décerné à Antonio Scurati pour son ouvrage intitulée « M, l’homme de la providence » (trad. Nathalie Bauer), édité aux Arènes.
« M. L’homme de la providence », d’Antonio Scurati : le fascisme inscrit dans la pierre et dans la durée
Deuxième tome du roman vrai sur le dictateur italien, qui le voit affermir violemment son pouvoir au cours de la décennie 1922-1932. Effrayant.
« M. L’homme de la providence » (M. L’uomo della provvidenza), d’Antonio Scurati, traduit de l’italien par Nathalie Bauer, Les Arènes, 666 p., 24,90 €, numérique 19 €.
En montrant comment une démocratie parlementaire se voit graduellement étouffée par la volonté de puissance d’un homme, Benito Mussolini (1883-1945), l’écrivain italien Antonio Scurati réussit à rendre aussi passionnante qu’actuelle la seconde partie du récit romanesque qu’il consacre à la vie de cet antihéros, après M. L’enfant du siècle (Les Arènes, 2020). Pour le lecteur français, la séquence temporelle couverte par M. L’homme de la Providence apportera bien du nouveau. Entre la prise du pouvoir, en 1922, et la crise qui suit l’assassinat de l’opposant socialiste Giacomo Matteotti, en 1924, le fascisme s’y installe dans une durée qu’il entend marquer du sceau de l’éternité, ambition symbolisée par la grande exposition célébrant en 1932 le dixième anniversaire de la « marche sur Rome », qui clôt le volume.
Malgré les attentats qui visent le Duce, son pouvoir se mue en dictature personnelle, y compris à l’intérieur du Parti national fasciste (PNF), où les moindres critiques sont peu à peu éteintes. Maître en maniement de la violence, Mussolini, à l’époque encore adulé par Winston Churchill, entend la canaliser à son seul profit, voire à faire montre de souplesse tactique. Par exemple, en réconciliant l’Italie et la papauté, avec les accords du Latran (1929), à l’occasion desquels Pie XI baptise Mussolini « homme de la Providence ».
Aveuglements
Centré sur les personnages de son roman vrai, Antonio Scurati s’attache à des figures complexes gravitant autour de Mussolini. Par exemple, le très sportif Augusto Turati (1888-1955), qui tente entre 1926 et 1930 d’épurer un PNF gangrené par l’affairisme. On sent poindre une antipathie moindre de l’écrivain pour cette figure oubliée du fascisme, dont la disgrâce s’achève en scandale de pédophilie. Mais Turati est surtout exemplaire d’un aveuglement sur le monstre qu’il est en train d’engendrer. Il en va de même de la maîtresse juive de Mussolini, Margherita Sarfatti (1880-1961), dont la conversion au catholicisme n’empêche pas l’humiliante défaveur, à l’orée des années 1930.
Jamais, souligne l’auteur, qui cite leur correspondance, ces deux irresponsables à leur manière n’auront été effleurés par l’idée qu’ils sont victimes de la distorsion d’un réel qu’ils ont eux-mêmes « contribué à créer ». Du reste, leur sort reste enviable face à celui des opposants traqués ou torturés par la toute nouvelle police politique, établie en 1927. La violence de masse se défoule dans les rêves d’empire, anticipant sur les années 1930 et 1940, quand la reconquête de la Libye entraîne massacres, gazages à l’ypérite, ainsi que la déportation impitoyable de cent mille « indigènes ».
On saisit, à la lecture, que la répression a mieux su stabiliser le régime que le maniement de la propagande ou les tentatives de l’incarner par un « art fasciste », lequel, tournant progressivement le dos aux avant-gardes courtisées au début, s’oriente vers une monumentalité néoclassique prétendument intemporelle. Si l’on peut regretter un certain goût pour les scènes scabreuses ou scatologiques – piments inutiles d’une narration par ailleurs fort bien menée –, s’il est dommage que demeurent inexpliqués les facteurs expliquant la survie, tant bien que mal, des forces démocratiques et socialistes, et leur renaissance après 1945, on lit toujours avec un plaisir mêlé d’effroi le portrait de cette veille d’apocalypse.