Rappelons que deux événements préalables ont rendu l’élection de Bolsonaro possible : le coup de force du parlement permettant la destitution de Dilma Youssef, où chaque parti a durement monnayé son vote (notamment avoir l’assurance de ne pas être poursuivi pour des faits de corruption…), et enfin la condamnation et l’emprisonnement de Lula donné gagnant à quelques semaines du scrutin, jugement rendu par deux juges du mouvements évangélistes, pour qui la gauche est l’égale de Satan, et l’un des deux juges, comme par hasard, est nommé ministre de l’intérieur dans le gouvernement Bolsonaro.
AC
Les raisons d’un basculement
Le Brésil est-il fasciste ?
Les élections d’octobre 2018 au Brésil ont été marquées par la percée de M. Jair Bolsonaro et de sa formation d’extrême droite, le Parti social-libéral (PSL). Misogyne, homophobe, raciste, entouré de partisans d’un retour au pouvoir des militaires, M. Bolsonaro incarne un courant politique resté discret en Amérique latine depuis la fin des dictatures.
par Renaud Lambert
Il y a encore quelques mois, le Brésil allait basculer à gauche. Tout indiquait que M. Luiz Inácio Lula da Silva (Parti des travailleurs, PT) remporterait aisément la présidentielle d’octobre 2018. Avec 40 % des intentions de vote, l’ancien chef de l’État jouissait d’une avance confortable sur ses rivaux, y compris dans un contexte de volatilité qui compliquait les estimations. Condamné pour corruption à la suite d’un procès douteux — marqué par une intransigeance que la justice a épargnée aux dirigeants de droite (1)—, « Lula » a toutefois dû renoncer à sa candidature le 11 septembre 2018. Depuis, un député d’extrême droite qui propose de purger le pays du communisme et de restaurer l’ordre a émergé comme l’homme fort du cinquième pays le plus peuplé de la planète. Les Brésiliens seraient-ils donc devenus fascistes en quelques semaines ?
Peu de gens connaissaient l’existence de M. Jair Bolsonaro (Parti social- libéral, PSL) avant la campagne de 2018. Ses saillies sexistes, homophobes, favorables à la torture ou regrettant la mollesse répressive du général chilien Augusto Pinochet auraient sans doute été oubliées si elles avaient été proférées par l’un de ces éditorialistes dressés pour activer les pompes à buzz. Censées dessiner le programme d’un homme qui a recueilli 46 % des suffrages lors du premier tour de la présidentielle, elles ont fait le tour du monde.
Les Brésiliens d’extrême droite existent sans doute. Mais représentent-ils davantage qu’une fraction des quarante-neuf millions de personnes qui ont voté pour M. Bolsonaro ? Doit-on plutôt estimer, comme Juan Jesús Aznarez, éditorialiste du quotidien espagnol El País, que le résultat du scrutin illustre « l’analphabétisme politique d’une bonne partie de l’Amérique latine », une région peuplée de « millions d’illettrés en matière de démocratie » (2) ? En d’autres termes, que le raisonnement des éditorialistes en vue pour expliquer l’élection de M. Donald Trump aux États-Unis et le vote en faveur de la sortie de l’Union européenne au Royaume-Uni s’appliquerait également au succès de M. Bolsonaro au Brésil ?
Une troisième analyse part du sentiment de relégation de bon nombre de Brésiliens. Il y a encore quelques années, leur pays suscitait espoir et admiration. Lors de la réunion du G20 d’avril 2009, le président américain Barack Obama interrompt une conversation pour se précipiter vers « Lula », qui vient d’arriver : « Lui, je l’admire : le dirigeant politique le plus populaire du monde ! » Quelques mois plus tard, la couverture de l’hebdomadaire britannique The Economist célèbre le « décollage » du Brésil : une émergence spectaculaire, symbolisée par l’envol de la statue du Christ Rédempteur du sommet du Corcovado, à Rio de Janeiro.
Alors que la presse encense la gauche « raisonnable » de « Lula » — opposée à celle, jugée trop « rouge », du président vénézuélien Hugo Chávez —, Brasília bouscule la hiérarchie des relations internationales. En mai 2010, l’Europe découvre l’ampleur de la crise en Grèce et en Irlande. De son côté, le Brésil affiche des résultats économiques insolents, s’offrant même un plaisir en forme de revanche : un prêt de 14 milliards de dollars au Fonds monétaire international (FMI). La même année, Brasília et Ankara court-circuitent les chancelleries occidentales et parviennent à un accord avec Téhéran sur le nucléaire iranien. Le monde semble avoir basculé, et le Brésil y jouer un rôle de premier plan…
Moins de dix ans plus tard, le pays suscite la consternation. Les scénaristes de la série américaine House of Cards, aux intrigues pourtant byzantines, s’avouent dépassés par la créativité que révèlent les scandales de corruption brésiliens. Montées en épingle par des médias transformés en force d’opposition à un PT longtemps hégémonique, ces malversations ont décrédibilisé le système politique. La violence des élus envers les institutions se reflète dans celle qui accable la population dans la rue : on dénombre un assassinat toutes les dix minutes en moyenne, pour un total de plus d’un demi-million entre 2006 et 2016. Dans la classe moyenne supérieure, on ne compte plus les familles qui ont quitté le pays.
À la veille du scrutin, le Brésil se trouvait dans une situation intenable. À partir des années 2010, la chute des exportations (en volume comme en valeur) a provoqué une grave récession. Les dizaines de millions de personnes que les politiques du PT avaient sorties de la pauvreté n’entendaient pas y replonger. Au cours des « années Lula », elles avaient goûté au progrès et à l’espoir, auxquels nul ne renonce facilement. De son côté, l’oligarchie, détentrice d’une dette interne dont les remboursements accaparent presque la moitié du budget fédéral, exigeait qu’on continue de la cajoler. À court de ressources, Brasília ne pouvait satisfaire des exigences aussi contradictoires. La stratégie de conciliation de l’ancien syndicaliste Lula da Silva, qui lui avait permis à la fois de soulager les favelas et d’enchanter la Bourse, avait fait long feu.
De l’urgence sociale à l’urgence répressive
En 2013, des manifestations éclatent pour réclamer davantage de services publics. Très vite, les médias privés en travestissent les motivations : ils les présentent comme une réaction à la prévarication, dont la couverture rythme leurs « unes ». L’opération fonctionne d’autant mieux qu’elle offre aux classes moyennes la possibilité d’exprimer — enfin — une exaspération souvent tue jusque-là : celle de voir leurs privilèges quotidiens grignotés par les politiques sociales du PT. « Il faut comprendre que, il y a encore quelques années, les aéroports étaient des lieux de distinction, nous expliquait une représentante de la bourgeoisie de São Paulo en 2013. Avec l’accroissement du niveau de vie des plus pauvres, les classes moyennes doivent désormais y faire la queue aux côtés de personnes qu’elles considèrent comme des gueux. » Et que dire de la décision du Sénat, en 2013, de doter les domestiques des mêmes droits que les autres travailleurs ? Une humiliation inacceptable, qui introduisait le virus de la lutte des classes dans l’univers feutré des foyers cossus (3).
Aux yeux de cette population, la corruption ne se limite pas à l’enrichissement illicite des dirigeants politiques : elle concerne également les programmes sociaux accordés aux classes populaires, devenus d’autant plus insupportables que la situation économique se tend. Dans la rue, les slogans évoluent. L’urgence n’est plus sociale, mais répressive. Il s’agit de libérer le pays des « communistes », le PT au pouvoir, dont les dirigeants voleraient deux fois : une première en garnissant leurs propres poches, et une seconde en entretenant l’oisiveté de leur électorat.
La crise économique prend une tournure politique lorsque la droite profite de la situation pour destituer la présidente Dilma Rousseff, en 2016. L’accusation de corruption est infondée, mais l’opération fonctionne. Parvenu au pouvoir sans passer par les urnes, le gouvernement de M. Michel Temer, du Parti du mouvement démocratique brésilien (PMDB, droite), résout le dilemme économique auquel l’État est confronté en amputant les dépenses, en flexibilisant le marché du travail et en rognant les retraites. Éreinté par les scandales, dépourvu de toute légitimité, M. Temer décrédibilise un peu plus l’État. Sa cote de popularité ne dépasse pas 3 %. L’État de droit a disparu dans les rues, de moins en moins sûres ; il semble avoir déserté les ministères. Certains réclament un retour des militaires. La crise politique s’est peu à peu muée en crise institutionnelle.
Dans un tel contexte, une nouvelle candidature de « Lula » incarnait pour une large coalition de classes un espoir : celui d’un retour à la période faste des années 2000, lorsque la croissance permettait de noyer les contradictions de la société ; en d’autres termes, l’ambition d’approfondir la jeune démocratie brésilienne sans bousculer le statu quo. Selon l’historien Fernando López D’Alesandro, ce projet pouvait compter sur le soutien « des secteurs les plus lucides du patronat, en syntonie avec [l’ancien président] Fernando Henrique Cardoso, le PSDB [Parti de la social-démocratie brésilienne] et une frange du PT désireuse de reconstruire un pacte social (4) ». Après tout, lorsque l’argent circule, la corruption — inscrite au cœur des institutions brésiliennes (5)— dérange moins. Le bourdonnement des hélicoptères transportant leurs millionnaires de gratte-ciel en gratte-ciel peut même faire rêver ceux qui viennent d’acheter leur première voiture. Un tel projet était-il réaliste ? Reclus dans une cellule, M. Lula da Silva ne pourra ni le défendre ni aider son héritier désigné, M. Fernando Haddad, à le faire. L’espoir débouche sur une impasse : « Le PT sans “Lula” n’est rien et, sans “Lula”, l’idée d’un nouveau pacte social perd sa viabilité », conclut López D’Alesandro.
En barrant la route à l’ancien dirigeant, la droite traditionnelle pensait s’ouvrir la voie de la présidence. Elle s’est tiré une balle dans le pied. Avec le soutien de la justice et des médias, elle a persuadé le peuple que l’État n’avait qu’une fonction : le détrousser. Or les électeurs ont compris que le PT n’était pas le parti le plus corrompu. Si son poids diminue (56 sièges contre 69), il demeure la première formation au Parlement. De son côté, la droite s’effondre. Clé de voûte de la plupart des alliances au Congrès depuis le retour à la démocratie, en 1985, le PMDB (devenu MDB) perd presque la moitié de ses sièges (leur nombre passe de 66 à 34). Quant au PSDB, son groupe fond de 54 à 29 députés. Au premier tour de la présidentielle, les suffrages recueillis par les candidats des deux grands partis conservateurs atteignent péniblement 6 %.
Fort du soutien des évangélistes (6)et, pour l’heure, épargné par les scandales, M. Bolsonaro est apparu comme un recours dans un système grippé. Que ses électeurs adhèrent ou non à ses idées. « À ce stade, je préfère un président homophobe et raciste à un président voleur (7) », concède un fonctionnaire interrogé par la British Broadcasting Corporation (BBC).
La « solution » Bolsonaro se distingue en tout point de celle représentée par « Lula ». Entre la défense du statu quo et la démocratie, l’homme a depuis longtemps choisi. À chaque étape, sa recette repose sur un principe : les plus faibles devront faire des concessions. La défense de la sécurité individuelle et de la propriété privée, qui préoccupe les classes populaires autant que les autres, exigera le sacrifice de vies innocentes. La restauration des hiérarchies sociales, rendant aux classes moyennes supérieures leurs privilèges, impliquera de reléguer certaines catégories de population (le plus souvent ouvrières et noires) au rang de plèbe subalterne. Le soutien aux entreprises conduira par exemple à placer le ministère de l’environnement sous la tutelle de celui de l’agriculture et à sortir de l’accord de Paris. Et la défense des intérêts des marchés (que garantissent les bons conseils de l’ancien banquier Paulo Guedes, dont M. Bolsonaro semble devenu inséparable) s’accommodera de l’essor de la pauvreté et des inégalités.
« Malheureusement, on ne changera vraiment les choses qu’en déclenchant une guerre civile, déclarait le député d’extrême droite en 1999. Il faut faire le travail auquel a renoncé le régime militaire[1964-1985] : tuer environ trente mille personnes. Et si des innocents meurent, c’est le prix à payer (8). » Pour l’heure, les chars dorment encore dans les casernes, même si certains militants du PSL, enhardis par leur succès, ont agressé physiquement des militants de gauche, des homosexuels ou des opposants. Les manœuvres de la droite et des médias contre « Lula » auront cependant rendu possible l’impensable : élever la politique qu’incarne M. Bolsonaro au rang de solution acceptable pour une partie du pays.
Renaud Lambert
(1) Lire Anne Vigna, « Au Brésil, les ramifications du scandale Odebrecht », Le Monde diplomatique, septembre 2017.
(2) Juan Jesús Aznarez, « La solución liberticida », El País, Madrid, 9 octobre 2018.
(3) Lire « Au Brésil, la trahison des domestiques », dans « Travail. Combats et utopies », Manière de voir, no 156, décembre 2017 – janvier 2018.
(4) Fernando López D’Alesandro, « Con los días contados », El País, Madrid, 27 juillet 2017.
(5) Lire Lamia Oualalou, « Au Brésil, “trois cents voleurs avec des titres de docteur” », Le Monde diplomatique, novembre 2015.
(6) Lire Lamia Oualalou, « Les évangélistes à la conquête du Brésil », Le Monde diplomatique, octobre 2014.
(7) « Brasil : ¿por qué voto a Bolsonaro ? “Prefiero un presidente homofóbico o racista a uno que sea ladrón” », BBC News Mundo, Londres, 8 octobre 2018.
(8) Fernanda Trisotto, « O dia que Bolsonaro quis matar FHC, sonegar impostos e declarar guerra civil », Gazeta do povo, Curitiba, 10 octobre 2017.