Inde, la fabrique de la haine antimusulmane

La chaîne Republic TV, fabrique de haine antimusulmane en Inde

 PAR , Médiapart

En misant sur les théories extrémistes hindoues, le présentateur vedette Arnab Goswami a construit un empire en lançant Republic TV. À coups de slogans chocs, de banderoles agressives et de « scoops », la chaîne a révolutionné le style télévisuel du pays. Mais Arnab Goswami est devenu un prêcheur de haine antimusulmane au service des nationalistes hindous au pouvoir.

 

Bangalore (Inde).– « Je célébrais mon mariage lorsque j’ai reçu un appel, se souvient Pradeep Narain*. On m’a dit que le célèbre journaliste Arnab Goswami voulait me parler. J’ai cru à une blague et raccroché. » Quelques jours plus tard, le téléphone sonne de nouveau. « Je me suis retrouvé en conversation vidéo avec Arnab. Il m’a expliqué qu’il lançait sa chaîne et qu’il me voulait au cœur de la rédaction. Que nous serions David contre Goliath : ni de droite ni de gauche, mais au service du peuple. J’étais stupéfait ! »

Nous sommes en mars 2017. Pradeep Narain, en poste à l’agence Press Trust of India, rejoint Republic TV. La chaîne promet de révolutionner le paysage médiatique indien. À sa tête, en tant que présentateur vedette et rédacteur en chef, Arnab Goswami. Il en est aussi l’actionnaire aux côtés de Rajeev Chandrasekhar. Cet entrepreneur d’extrême droite deviendra par la suite porte-parole du parti nationaliste hindou BJP au pouvoir, laissant Goswami seul aux manettes.

À 44 ans, Arnab Goswami est incontournable. De 2006 à 2016, il s’est fait connaître comme présentateur sur la chaîne Times Now, la plus regardée d’Inde. Sur le plateau, Arnab Goswami se forge une réputation de journaliste sans concession. Il bouscule ses invités, notamment les membres du Parti du Congrès, martèle ses questions. L’Inde veut des réponses, il est là pour les poser, dit-il. Les audiences explosent.

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Arnab Goswami en avril 2017. © Sujit Jaiswal/AFP

Il a commencé dans les médias de gauche qu’il exècre aujourd’hui après de brillantes études d’anthropologie à Oxford. À 22 ans, il écrit pour le quotidien The Telegraph, à Calcutta. En 1996, il frappe à la porte d’un célèbre présentateur de NDTV. « Je l’ai reçu chez moi et j’ai découvert un jeune homme très gentil et motivé. J’ai senti son potentiel et l’ai recommandé à la chaîne. » Arnab Goswami restera près de huit ans chez NDTV. « Je n’ai pas perçu en lui de graines d’extrême droite », poursuit son ancien supérieur.

En 2004, il quitte NDTV pour Times Now. « Je crois qu’Arnab a toujours considéré qu’il méritait plus que ce qu’on lui a donné. » Avec la montée du nationalisme hindou, il va trouver les moyens de ses ambitions. En novembre 2008, les attaques d’islamistes pakistanais font plus de 150 morts à Bombay. « L’ambiance était à critiquer le Parti du Congrès au pouvoir et Arnab l’a senti. Au fil de ses shows, il s’est construit l’image d’un homme opposé à la corruption et à l’establishment. » Au même moment, Narendra Modi galvanise la majorité hindoue contre les musulmans et le Parti du Congrès. Il connaît une ascension parallèle.

L’accès du BJP au pouvoir en 2013 vient couronner le positionnement idéologique d’Arnab Goswami. « Il a su épouser la trajectoire de l’opinion indienne. Que ce soit une tactique ou de vraies convictions politiques reste une question ouverte », juge son ancien collègue de NDTV.

En lançant Republic TV, il veut aller plus loin en possédant son propre média. « À l’époque, Goswami était vu comme un professionnel qui traitait de causes utiles à la population, se souvient Shweta Kothari qui a participé aux débuts de Republic TV avant de démissionner au bout de quelques mois. Je le trouvais parfois trop à droite, mais lorsque je l’ai rencontré il était charmant et il m’a promis une liberté éditoriale. »

Naufrage idéologique 

Quatre ans après son lancement, Republic TV a à la fois rempli et trahi sa promesse. Incontestablement, la chaîne a conquis rapidement une large partie de la population. Elle émet aujourd’hui en anglais, en hindi et bientôt en bengali. À coups de slogans chocs, de banderoles agressives et de « scoops », elle a révolutionné le style télévisuel du pays.

Mais ce succès s’est fait au prix du naufrage idéologique d’Arnab Goswami, devenu un prêcheur de haine au service des nationalistes hindous au pouvoir.

Les exemples ne manquent pas, à commencer par les fausses informations colportées à l’égard des musulmans. Au début de la pandémie, Arnab Goswami part en campagne contre le « Corona jihad » : les musulmans propageraient l’épidémie à dessein pour assassiner la majorité (hindoue) du pays. « Pendant le confinement, pourquoi la foule se rassemble-t-elle uniquement près des mosquées ? », hurle-t-il à l’antenne. Plusieurs musulmans seront lynchés à la suite de ces accusations.

« J’avais infiltré des milices hindoues qui lynchent ceux qu’ils soupçonnent de consommer des vaches. Ce reportage exclusif n’a jamais été diffusé. »

Une ancienne journaliste de Republic TV

Puis c’est le « Love jihad ». Là, les musulmans sont accusés de séduire les femmes hindoues pour les convertir. Depuis, alors qu’il s’agit d’une pure invention, plusieurs États dirigés par le parti BJP ont adopté des lois contre le « Love jihad ».

Republic TV est une gigantesque chambre d’écho pour les thèses extrémistes hindoues. Le chercheur français Christophe Jaffrelot, spécialiste du BJP, et un ingénieur, Vihang Jumle, ont passé en revue près de 2 000 débats. « Les débats ont toujours été biaisés en faveur du gouvernement Modi et de l’idéologie du BJP », écrivent-ils sur le site The Caravan.

Au-delà des chiffres, c’est le parti pris et l’agressivité des débats de Republic TV qui posent question, avec l’emploi de violents hashtags contre l’opposition et de superlatifs dès qu’il s’agit de Narendra Modi : #Modicreateshistory, #ModiG7magic…

Ceux qui y ont travaillé témoignent de ces biais. « Arnab m’a demandé de prouver que certains politiques du Cachemire roulaient pour le Pakistan ou que certains musulmans cachaient des armes, raconte Pradeep Narain. Après avoir consulté mes sources, je lui ai objecté qu’il me fallait des preuves. Il s’est mis à crier que je le traitais de menteur. »

Shweta Kothari se heurte à des refus dès qu’elle veut critiquer un État dirigé par le BJP. « J’avais infiltré des milices hindoues qui lynchent ceux qu’ils soupçonnent de consommer des vaches. Ce reportage exclusif n’a jamais été diffusé. » Cette obsession contre l’opposition poussera Shweta Kothari à partir.

« Republic TV était lancée dans une enquête complotiste pour accuser le député du Congrès Shashi Tharoor d’avoir assassiné sa femme, qui s’est suicidée en 2014. Ils avaient posté des journalistes et des micros tout autour de sa maison, ils interrogeaient les voisins… C’était écœurant. »

Pour accuser de meurtre, Arnab Goswami a la détente facile. En pleine pandémie, l’Inde apprend en juin que le célèbre acteur Sushant Singh Rajput a été retrouvé pendu dans son appartement. Un suicide pour la police de Bombay, l’homme ayant montré des signes cliniques de dépression. Mais pas pour Arnab Goswami. Le journaliste décide que sa petite amie, Rhea Chakraborty, est responsable de sa mort.

Par son acharnement, Arnab Goswami parvient à embarquer une grande partie du reste des médias dans sa croisade. Le Central Bureau of Investigation (FBI Indien) se saisit même de l’affaire. Les calomnies se révéleront toutes mensongères, mais des fans d’Arnab Goswami continuent encore à croire au meurtre de Sushant Singh Rajput.

« La façon dont Republic TV a humilié cette jeune femme m’a poussé à partir, raconte Tejinder Singh, qui avance une explication au déchaînement envers l’actrice. L’architecte d’Arnab Goswami s’est suicidé en l’accusant de ne pas l’avoir payé et la police de Bombay est sur l’affaire. En attisant la haine contre les comédiens décadents de Bollywood, il voulait forcer le gouvernement du Maharashtra à abandonner l’enquête. »

Des conversations compromettantes qui fuitent

Les affaires, Arnab Goswami les collectionne et la dernière en date pourrait lui coûter très cher. En octobre 2020, la police de Bombay a mis la main sur des années de conversation WhatsApp entre Arnab Goswami et son ami Partho Dasgupta, à l’époque directeur du Broadcast Audience Research Council (BARC). Cet organisme indien est le plus grand institut de mesure d’audience télévisuelle du monde. Au moins 500 pages ont fuité sous le nom de « WhatsApp Leaks ».

Au long des conversations, on découvre un personnage cynique en lien étroit avec le gouvernement, se réjouissant d’avance de l’audience d’une attaque sur le Pakistan, alors qu’elle coûte la vie à 40 soldats indiens.

Mais, surtout, on y trouve des indices flagrants de corruption pour manipuler les mesures d’audience afin que Republic TV apparaisse comme première chaîne indienne. Depuis ces révélations, Partho Dasgupta a démissionné du BARC, affirmant qu’Arnab Goswami lui a versé 60 000 euros.

Une enquête a été ouverte par la police de Bombay. La Haute Cour réclame que l’investigation soit menée par le Central Bureau of Investigation. Mais Arnab Goswami a tout juste passé quelques jours au poste (pour l’affaire du suicide de son architecte), avant d’être libéré le 11 novembre sur ordre de la Cour suprême indienne. « Victoire pour le peuple indien ! », exulte-t-il alors, haranguant ses fans depuis le toit d’une berline tel un président élu.

Islamophobie Amad ds un fourgon de la police

Arnab Goswami dans un fourgon de la police en novembre 2020. © K.K. Choudhary/The Times of India/AFP

Depuis, Arnab Goswami a quitté Bombay pour l’État de l’Uttar Pradesh, un bastion du BJP. Il y bénéficie d’une police personnelle et continue de tenir ses shows. Pour la chaîne, les conversations dévoilées par la police de Bombay ne contiennent rien d’illégal. Son communiqué fait état de « forces anti-indiennes », comme le Pakistan ou le Parti du Congrès, et promet « d’exposer une conspiration contre Republic TV ».

Victoire ? Pas si sûr. Même si Arnab Goswami reste libre pour l’instant, son image est sérieusement écornée par l’affaire. « J’ai été surpris de la vitesse à laquelle nous sommes devenus numéro un, mais je n’aurais jamais cru Arnab capable d’une chose pareille, confie Pradeep Narain, qui a travaillé quatre ans à ses côtés. Aujourd’hui, les conversations sont publiques, le mythe du journaliste incorruptible s’effondre. »

Avant même ce scandale, l’aura d’Arnab Goswami avait en réalité commencé de se ternir. Son style agressif, « hystérisé » depuis qu’il a lancé Republic TV, a fini par lasser. Des extraits des shows où il hurle font d’ailleurs la joie des internautes qui les détournent. « Arnab Goswami jouit toujours d’une solide base de fans galvanisés, estime Shweta Kothari. Mais une grande partie des Indiens le regardent aujourd’hui pour le plaisir du clash et plus comme un journaliste crédible. »

Le déclin de la vedette s’explique aussi par le fait qu’il peine désormais à afficher un semblant de neutralité lors de ses débats. « Je continue à passer sur Republic TV pour défendre la communauté musulmane, car sinon ils choisiront un mollah pour nous caricaturer », témoigne Ifra Jan, essayiste basée au Cachemire. Mais beaucoup des opposants au pouvoir en place boycottent la mascarade des débats de Republic TV.

Un empire qui tremble

L’hémorragie touche aussi les grands noms de la chaîne. La plupart des journalistes expérimentés qu’Arnab Goswami a séduits en 2017 ont démissionné. « Dès le départ, la chaîne a contrevenu à l’éthique du métier, juge Pradeep Narain, un des derniers à partir, par peur de ne plus retrouver de travail. Aujourd’hui, Arnab recrute des jeunes fraîchement sortis d’école. Ce sont de bons soldats qui lui obéissent. »

En décembre, le régulateur britannique a condamné Republic TV à 20 000 livres d’amende pour incitation à la haine. La réputation sulfureuse de la chaîne conduit beaucoup d’annonceurs à s’en détourner. Des collectifs tels que Stop Funding interpellent les marques qui passent sur Republic TV, dont des françaises comme Renault, qui a retiré ses pubs sous la pression… tout en compensant néanmoins discrètement avec Nissan.

Au total, des documents que Mediapart a pu consulter montrent que plus d’une centaine de groupes ont retiré leurs publicités sur Republic TV à partir d’octobre. Sur la même période, les nouveaux entrants ne compensent pas les pertes. De 900 000 secondes de publicité en octobre, les antennes de Republic TV sont tombées à moins de 600 000 en janvier. Pour ne rien arranger, l’Association des diffuseurs de publicité indiens a exigé l’exclusion de Republic TV des classements des audiences du BARC, affirmant que ses manipulations ont nui à la réputation de l’industrie.

Arnab Goswami a donc de sérieuses raisons de s’inquiéter pour l’empire qu’il a construit. D’autant que les membres du BJP se montrent plus hésitants à le soutenir depuis les fuites de conversation. « Le pouvoir est content de s’en servir comme chien de garde mais pourrait se laver les mains si le vent tournait », juge Niraj Sharma, du site Best Media Info.

La créature dépasse malheureusement son créateur. « Au fond, le sort d’Arnab importe peu, car le mal est fait, prédit celui qui l’a connu jeune. Beaucoup de chaînes se sont dangereusement essayées à imiter Republic TV devant son audience. Il y a des nuances, mais toutes partagent le présupposé que critiquer le gouvernement, c’est critiquer la nation» Tel est le paradoxe de la trajectoire d’Arnab Goswami, qui dit quelque chose de la trajectoire de l’Inde. Critique d’un pouvoir, il est devenu le pantin d’un autre.

Les anciens collègues qui ont accepté de se confier partagent une conviction. Qu’elle soit ou non la première chaîne du pays, « il faut que la société se réveille, ce qui se passe avec la télé indienne rappelle Radio Rwanda », alerte Shweta Kothari.

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