HLM Nice, parc social outil sécuritaire

À Nice, le logement social au mérite

Alors que certains habitants du parc HLM de Nice vivent dans des conditions inquiétantes d’insalubrité, le bailleur social Côte d’Azur Habitat a lancé une gestion paternaliste et sécuritaire de son parc en brandissant la menace d’expulsion au moindre écart des habitants.

Lucie Delaporte, 9 avril 2023; Méédiapart

NiceNice (Alpes-Maritimes).– Écrasé par le poids des packs de bouteilles d’eau qu’il ramène à sa famille, le jeune fils de Soraya* avance en claudiquant dans l’impasse des Liserons. Ici, il y a longtemps que les habitants ne boivent plus l’eau du robinet qui sort parfois marron des tuyaux ou avec un goût si âcre qu’elle n’inspire pas confiance.

Ce jour-là, coup de chance, l’ascenseur fonctionne. Pas besoin de gravir les escaliers jusqu’au cinquième étage avec ce fardeau. Pas besoin d’emprunter la cage d’escalier défoncée où le lino part en lambeaux et dont les murs maculés accusent, par endroits, des trous de dix centimètres.

Récemment, faute de lumière dans la cage d’escalier, un locataire âgé s’est cassé le bras en tombant. Comme dans tous les immeubles visités aux Liserons, une cité HLM de l’est de Nice, géré par Côte d’Azur Habitat (CAH), premier bailleur social de la région, les locataires font part du même sentiment d’abandon.

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Vue aérienne du quartier des Liserons, à Nice. © Capture d’écran Google Earth

 

Anthony Borré, le président de Côte d’Azur Habitat et également premier adjoint de Christian Estrosi à la mairie de Nice, a un mantra qu’il répète à l’envi : « Un logement social, ça se mérite. » En parcourant les allées de l’impasse des Liserons, on se demande ce que les habitants de la cité ont bien pu faire pour « mériter » d’être logés dans de telles conditions.

Malgré un entretien constant, le crépi blanc des murs de l’appartement de Soraya tombe en miettes par endroits, à cause de l’humidité. Dans la salle de bain, le plafond est presque noir de champignons. « Mon mari a repeint il y a quinze jours et c’est déjà revenu. On appelle le bailleur, ils nous disent qu’ils vont venir mais ils ne viennent jamais », rapporte cette mère de famille de trois enfants.

Une entreprise vient enfin de passer pour rafistoler son balcon. Un balcon qui, comme tous les autres de cette partie des Liserons, menaçait depuis des mois de s’écrouler.

L’an dernier, l’accès à tous les balcons a été interdit aux locataires après l’effondrement d’une rambarde en acier, qui n’avait – miraculeusement – pas fait de blessés. La petite école Aquarelle située juste en dessous a été fermée et il a été « recommandé de ne pas circuler dans les zones situées en pied de façades ».

« Nous mesurons l’impatience des habitants de voir leur quartier s’améliorer et nous partageons leur volonté de mesurer rapidement des évolutions », répond Côte d’Azur Habitat à propos de l’état de délabrement de ces immeubles.

Le bailleur explique que l’ensemble des bâtiments va faire l’objet d’un ambitieux programme de rénovation d’ici à 2025 et 2027. Avec l’ANRU (Agence nationale pour la rénovation urbaine), la Métropole Côte d’Azur va piloter la destruction de plusieurs bâtiments, et la rénovation de quelque 400 logements pour un coût total de près de 10 millions d’euros.

« Ça fait 20 ans qu’on attend », lance, désabusé, un habitant.

L’accès à la grande dalle au pied des immeubles de la partie basse des Liserons, elle aussi menacée de s’effondrer, est officiellement proscrit mais les enfants continuent d’y jouer. « Où voulez-vous qu’ils aillent ? », interroge Linda, une habitante de cette partie de la cité promise à la démolition.

Après une longue discussion, la jeune femme accepte de nous faire visiter son appartement. Pas toujours facile de montrer un logement qui lui « fait honte »« Ils viennent de mettre le chauffage ! Au printemps ! Alors qu’on ne l’a pas eu pratiquement pendant tout l’hiver », enrage-t-elle avant de nous inviter à venir voir ses placards. « Venez, on a investi dans les polaires et les doudounes pour tenir cet hiver », rit-elle jaune dans son appartement désormais surchauffé.

Les radiateurs sont bouillants. « On n’a pas de robinet pour les régler ou les éteindre », relève cette habitante qui nous montre, factures à l’appui, l’explosion de ses charges cet hiver. « Moi, j’ai 300 euros de charges par mois, c’est la moitié de mon loyer », s’inquiète celle qui a passé une grande partie de l’hiver sans eau chaude, comme ses voisins. « Je lavais la petite avec une carafe et une marmite », raconte-t-elle. Cela fait huit ans qu’elle a demandé à être relogée ailleurs.

Concernant les problèmes de chauffage, le bailleur répond qu’il n’a été saisi que d’une vingtaine de signalements et qu’il les a tous traités rapidement.

Des locataires « complètement abandonnés »

Zohra Briand, militante du DAL (Droit au logement), et désormais membre du conseil d’administration de Côte d’Azur Habitat, recueille depuis des mois les témoignages des habitants des Liserons sur l’insalubrité de leurs immeubles. « Ces locataires sont complètement abandonnés. Les habitants retapent les appartements eux-mêmes pour pouvoir continuer à y vivre. Certains ont investi près de 20 000 euros pour refaire leur logement en prenant un crédit », raconte-t-elle.

Cette infirmière relève aussi « la détresse psychologique », les « allergies » et « les troubles respiratoires » des habitants des Liserons.

Depuis qu’elle a commencé ce travail et entrepris de le rendre public, elle a aussi constaté les pressions exercées sur les habitants qui ont eu le malheur de se plaindre auprès d’elle.

Car chez Côte d’Azur Habitat, on n’hésite pas à faire comprendre aux locataires que le « privilège » d’avoir un logement social peut leur être repris au moindre écart.

Au cours de notre reportage, tous les habitants rencontrés ont requis l’anonymat de peur de perdre leur logement.

La ville de Nice, qui ne possède que 12 % de logements sociaux (loin des 25 % imposés par la loi SRU), préfère payer des amendes colossales – 1,8 million d’euros l’an dernier – que de se conformer à la loi. Le logement social est un bien rare qui, selon la formule d’Anthony Borré, se « mérite ». Côte d’Azur Habitat revendique le fait de faire le tri parmi les « bons locataires », les « bons demandeurs » et les autres.

Depuis janvier 2023, un système de bonus-malus dans l’attribution des logements sociaux a été mis en place.

Les malus sanctionneront « les mauvais comportements, les incivilités, les dégradations de parties communes ou encore les refus de logements proposés qui correspondent pourtant aux critères ». Dans un document de la Métropole consulté par Mediapart, on se félicite ainsi de « récompenser l’attachement au territoire » des demandeurs de logement social. Un concept pour le moins étrange.

Transformer le parc social en « outil sécuritaire »

Une convention signée en avril 2021 entre Côte d’Azur Habitat, la préfecture et le procureur de la République permet aussi un « partage d’information » sur les locataires. Selon ce texte, une expulsion peut être prononcée contre une famille dont l’un des membres aurait commis un délit ou n’en serait que soupçonné.

« Il suffit de faire l’objet de poursuites, donc d’être présumé innocent, pour être expulsé ainsi que sa famille. Mais expulser des enfants en bas âge parce que leur grand frère a basculé dans la délinquance, c’est de la punition collective », s’indigne David Nakache, président de l’association Tous citoyens, qui dénonce « un abus de pouvoir flagrant » de la part du bailleur.

« Si je suis locataire dans le privé et que mon fils commet un délit, mon propriétaire n’a pas à le savoir. Là, on s’arroge le droit de faire un signalement car il s’agit du logement social et donc de personnes sans grands moyens », relève-t-il.

Contacté, le procureur de la République de Nice, Xavier Bonhomme, précise aussi que « les mains courantes des forces de l’ordre et rapports d’intervention dressés par la police municipale pourront être communiqués en réponse à une demande formalisée par le bailleur social. La communication au bailleur social d’informations résultant de procédures judiciaires n’est donc pas automatique mais soumise à l’appréciation personnelle du procureur de la République ».

L’argument de Côte d’Azur Habitat est de dire que les habitants ont signé le règlement intérieur qui les soumet à ces nouvelles règles. Mais compte tenu de la rareté du logement social, ont-ils vraiment eu le choix ?

Pour David Nakache, le président de Côte d’Azur Habitat « a transformé le parc social en outil sécuritaire. Il y a déjà des critères précis pour obtenir un logement social, mais CAH y rajoute un critère moral sous-jacent ».

Dans une allocution publique, Anthony Borré avait affirmé qu’il ne fallait « pas de logement social pour les ennemis de la République ». Une formule choc qui avait quelque peu ému. « C’est le discours de Macron contre les djihadistes avec des amalgames insupportables », déplore David Nakache.

« Côte d’Azur Habitat, en sa qualité de bailleur social, doit garantir à ses locataires une jouissance paisible de leur logement et des parties communes de leur immeuble qui doivent être des espaces sécurisés et tranquilles. Face à la montée des incivilités, des comportements agressifs, des actes de malveillance, de vandalisme ou l’utilisation des espaces communs des immeubles aux fins de trafic, Côte d’Azur Habitat a mis en place des mesures graduées », répond le bailleur.

À ce jour, CAH a procédé « à trois expulsions par huissier et deux départs volontaires à la suite des procédures engagées pour non-respect du règlement intérieur, soit un total de cinq logements repris », détaille-t-il encore.

Pour toujours mieux « accompagner ses locataires », le bailleur social a aussi mis en place en 2021 une instance dérivée du conseil pour les droits et les devoirs des familles (CDDF), créé sous Sarkozy par la loi de prévention de la délinquance de 2007. Ce conseil permet de convoquer les familles lorsqu’un de leurs enfants rencontre des difficultés (de l’absentéisme au décrochage scolaire jusqu’à la petite délinquance).

« Les habitants convoqués doivent s’y rendre. Sinon cela peut être mis dans leur dossier pour accélérer les expulsions », relève l’avocate Mireille Damiano pour décrire ces étranges « mini-tribunaux » du bailleur social auquel participent des policiers et le procureur de la République. Là encore, c’est l’expulsion qui est brandie comme menace aux familles considérées comme défaillantes.

Une quarantaine d’habitants ont déjà été convoqués dans ce cadre. « Dans 70 % des situations, cette instance a permis de résoudre les situations. Ce conseil a contribué à responsabiliser le locataire et à réaffirmer les règles essentielles du bien vivre ensemble. Pour les 30 % restants, les agissements persistent. Ce non-respect récurrent implique que le bailleur engage une procédure », répond CAH.

Très fier de ces procédures aux relents paternalistes et autoritaires, Anthony Borré publie régulièrement des images de ces conseils disciplinaires sur les réseaux sociaux. Avis aux locataires pas assez « méritants ».