Frère d’âme , de David Diop, édition le Seuil, 2018
Un matin de la Grande Guerre, le capitaine Armand siffle l’attaque contre l’ennemi allemand. Les soldats s’élancent. Dans leurs rangs, Alfa Ndiaye et Mademba Diop, deux tirailleurs sénégalais parmi tous ceux qui se battent alors sous le drapeau français. Quelques mètres après avoir jailli de la tranchée, Mademba tombe, blessé à mort, sous les yeux d’Alfa, son ami d’enfance, son plus que frère. Alfa se retrouve seul dans la folie du grand massacre, sa raison s’enfuit. Lui, le paysan d’Afrique, va distribuer la mort sur cette terre sans nom. Détaché de tout, y compris de lui-même, il répand sa propre violence, sème l’effroi. Au point d’effrayer ses camarades. Son évacuation à l’Arrière est le prélude à une remémoration de son passé en Afrique, tout un monde à la fois perdu et ressuscité dont la convocation fait figure d’ultime et splendide résistance à la première boucherie de l’ère moderne.
Né à Paris en 1966, David Diop a grandi au Sénégal. Il est actuellement maître de conférences à l’université de Pau.
David Diop nous entraîne dans son récit avec sa langue imprégnée de poésie, de douleurs et de vérités. Un livre que l’on ferme qu’une fois terminé !
Et n’en déplaise aux identitaires de tous poils, en France et en Europe, cet auteur est français, de couleur de peau noire, est-il musulman ? A lecture de son ouvrage, nous n’en savons rien, il y a des accents de culture animisme dans sa langue et dans ses rêves.
Le grand-père du narrateur, sénégalais, est venu se battre sur les fronts boueux de Verdun et de la Somme en 14-18. Même si on ne leur laissait pas vraiment le choix, Alfa N’Daye y voit une opportunité, notamment pour obtenir la considération, celle d’être citoyen français avec tous les droits que cela implique. Ceux qui ne partaient se battre, bien que l’esclavage était interdit depuis un peu plus d’un demi siècle, étaient contraints aux travaux forcés ; la France en guerre avait besoin des matières premières de l’Afrique, du coton pour les tenues militaires, du riz pour la troupe, de l’acier pour l’industrie d’armement.
Combien de jeunes gens tels Mademba Diop sont venus nourrir de leur sang pour la patrie les terres boueuses de Verdun et d’ailleurs ? Certain-es de leurs enfants se sont installés dans cette France, n’y ont-ils pas gagné le droit d’y vivre ? S’il fallait qu’un aïeul laisse sa vie dans un combat qui ne le concerne pas pour avoir ce droit légitime. Dans la guerre qui a suivi, 20 ans plus tard, en 39-40, ils étaient à nouveau sur le front, – il y a peu eu de prisonniers de guerre de couleur car les nazis, et les soldats de la Wehrmach , les considéraient comme des sous-hommes et les fusillaient souvent surplace. Puis en 44 (voir le film de Djamel Debouze, «Indigènes »), ils sont revenus se battre au nom des valeurs de la République. Et eux, jamais ne se sont trompés de camp ; on ne trouve pas de tirailleurs sénégalais ou marocains dans la LVF dont le rôle a été souvent de faire régner la terreur dans les territoires occupées de l’Est.
Ceux de la première comme de la seconde, n’ont pas eu droit à la même pension que leurs frères d’arme à la peau blanche, ce ne serait que payer une dette que d’accueillir celles et ceux qui tentent l’aventure de la migration vers la France. Et s’ils n’ont pas un parent qui a donné sa vie sur les terres de France, toutes et tous en ont un qui a été contraint aux travaux forcés soit pour l’effort de guerre, soit assuré notre croissance, notre confort, et le privilège de donner des leçons de droits humains au monde.
Alors, oui, la France est belle et bien multicolore, et est composée de plusieurs sensibilités culturelles. Que des esprits bornés voient cette réalité comme un danger relèvent peut-être de la psychiatrie.
AC