Fratelli d’Italia, héritage fasciste

De l’héritage fasciste à l’incarnation de la nouveauté, le parti Fratelli d’Italia aux portes du pouvoir

La leader d’extrême droite Giorgia Meloni, donnée gagnante des législatives du 25 septembre, maintient l’ambiguïté sur ses rapports avec le Mouvement social italien, créé après la seconde guerre mondiale par des dignitaires du régime de Mussolini.

Par , Le Monde

Publié le 14 septembre 2022 
Italy, Milan: Election rally of Giorgia Meloni, leader of Brothers of Italy party (Fratelli d'Italia) at Piazza Duomo
Rassemblement électoral de Giorgia Meloni, cheffe du parti Fratelli d’Italia, sur la Piazza Duomo, à Milan, en Italie, le 11 septembre 2022. DE GRANDIS/FOTOGRAMMA/ROPI-REA

Il faut s’arrêter un instant sur cette flamme tricolore stylisée, vert-blanc-rouge, installée au centre du logo de Fratelli d’Italia, le parti de Giorgia Meloni, que les sondages donnent comme le vainqueur annoncé des élections législatives italiennes du 25 septembre.

Pour un lecteur français, le symbole risque de paraître étrangement familier. En effet, hormis la couleur, la flamme ressemble trait pour trait au logo historique du Front national, de sa création, en 1972, au milieu des années 2010. Jean-Marie Le Pen assumait sans difficulté cet emprunt italien (« C’était la plus jolie qu’il y avait sur le marché », confia-t-il dans un entretien télévisé), qui, par la suite, posa plus de problèmes à sa fille Marine, en quête de respectabilité.

Mais vue d’Italie, cette flamme renvoie à une autre histoire, plus ancienne, et encore plus sulfureuse : celle du Mouvement social italien (MSI), fondé en 1946 par une poignée d’anciens dignitaires de la république de Salo, restés jusqu’au bout fidèles au Duce. Imaginée, selon la légende, par Giorgio Almirante (1914-1988), figure tutélaire du MSI, en référence au flambeau censé éclairer éternellement la tombe de Benito Mussolini, elle représentait alors, sans ambiguïté, la fidélité aux idéaux du fascisme, malgré l’effondrement ignominieux du régime et la libération du pays par les Alliés, achevée quelques mois plus tôt.

Le 13 août, en présentant le même symbole sur son compte Twitter, la dirigeante de Fratelli d’Italia écrivait : « Le voici, notre beau symbole déposé pour les prochaines élections. Un symbole dont nous sommes fiers », choisissant d’ignorer ceux qui, dans son camp même, suggèrent de remiser définitivement l’encombrant symbole.

Et lorsque la sénatrice à vie Liliana Segre, rescapée d’Auschwitz, a enjoint à Giorgia Meloni de « retirer cette flamme » du logo de son parti, celle-ci lui a répondu par une ferme fin de non-recevoir, affirmant sur le ton de l’évidence que « la droite italienne a renvoyé le fascisme aux livres d’histoire depuis plusieurs décennies ».

Ambiguïtés et doubles discours

Comment est-il possible de s’accrocher à un symbole si visible tout en assurant que « les nostalgiques du fascisme n’ont pas leur place » au sein de Fratelli d’Italia ? Certes, les ambiguïtés et les doubles discours ne sont pas rares dans le paysage politique italien, et en règle générale ils sont plutôt payants électoralement. Mais cette contradiction doit être prise au sérieux, car elle est au cœur de l’évolution des courants politiques postfascistes depuis la chute de Mussolini.

A l’automne 2016, dans le centre de Rome, la fondation Alliance nationale, héritière directe du MSI, avait consacré une exposition historique aux 70 ans du mouvement. Fac-similés d’affiches, propagande électorale, images de manifestations monstres organisées dès l’immédiat après-guerre… L’exposition donnait à voir, sur un mode nostalgique, les heures de gloire du parti. Elle était surtout remarquable pour le tour de force qu’elle recelait : les commissaires avaient réussi la prouesse de ne jamais évoquer le régime fasciste ou la figure de son chef suprême, Benito Mussolini. Qui étaient les fondateurs de ce parti surgi du néant fin 1945 ? Des francs-tireurs ayant échappé à la « justice sommaire » des partisans communistes, des intellectuels refusant le « politiquement correct », pouvait-on lire sur les textes accompagnant les pièces exposées.

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Le MSI, porté sur les fonts baptismaux le 26 décembre 1946, n’a eu d’autre choix, dès l’origine, que celui de l’ambiguïté, étant donné l’interdiction du Parti national fasciste et de toute apologie du régime. Le fragile point d’équilibre sur lequel le MSI s’est construit a été résumé en une formule lapidaire par la figure la plus charismatique du mouvement, Giorgio Almirante : « Non rinnegare, non restaurare » (« Ne pas renier, ne pas restaurer »), et c’est ainsi que le MSI s’est constitué son identité durant les premières années de la République, parvenant peu à peu à se normaliser, sans être pour autant considéré comme faisant partie de ce que les analystes appellent l’« arc constitutionnel ».

En 1960, faute d’alliés à sa gauche, le démocrate-chrétien Fernando Tambroni cherche à rompre cet isolement en formant un gouvernement avec l’appui du MSI. Celui-ci tient à peine quatre mois, et l’expérience s’achève par un désastre politique, dans un climat d’émeute.

Mutation profonde

Considéré comme infréquentable par la démocratie chrétienne, qui cependant ne rompt jamais complètement le dialogue avec lui, le MSI s’enracine dans le contexte de la guerre froide, en insistant sur l’anticommunisme et la lutte contre la corruption. Mais il lui faudra attendre la chute de l’URSS et l’opération « Mains propres » pour qu’il achève sa mue et se voie complètement intégré dans le jeu parlementaire.

En 1994, un nouveau venu en politique nommé Silvio Berlusconi échafaude une alliance inédite étrangement baptisée « centre droit » par les analystes italiens, comportant, outre son parti, Forza Italia (droite), les autonomistes de la Ligue du Nord et le MSI. Il remporte nettement les élections législatives. Le gouvernement qu’il conduit, et dans lequel figurent quatre ministres issus du MSI, durera à peine huit mois. A l’étranger, la présence de ces ministres créera quelques remous diplomatiques, mais, en Italie, le tabou est levé.

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L’artisan de la mutation profonde que connaît alors le mouvement s’appelle Gianfranco Fini. Né en 1952 et donc étranger au souvenir du fascisme, il commence sa carrière au sein du Front de la jeunesse, l’organisation des jeunes du MSI (dans laquelle Giorgia Meloni, deux décennies plus tard, fera ses premières armes), puis prend la tête du MSI à la fin des années 1980, par la volonté de Giorgio Almirante. Gianfranco Fini, qui, en 1992, évoquait Mussolini comme « celui qui a été vaincu par les armes mais pas par l’histoire », et qui, deux ans après, continuait à considérer le Duce comme « le plus grand homme d’Etat du siècle », rebaptise le MSI « Alliance nationale » en 1995 puis infléchit spectaculairement ses positions au fil d’une longue et brillante carrière politique – il sera plusieurs fois ministre et président de la Chambre des députés –, jusqu’à une visite historique à Jérusalem, en 2003, où il qualifie le fascisme de « mal absolu ». Au fil du temps, il devient une sorte de bras droit de Silvio Berlusconi, figurant pour bon nombre d’Italiens modérés une alternative possible au Cavaliere, englué dans les scandales.

Avec Fini, des bataillons entiers de militants issus du MSI historique viendront se dissoudre dans la droite berlusconienne, qui structure son discours autour de l’idée d’« anti-antifascisme », assénant à chaque occasion que les militants « communistes » dénonçant la peste brune sont un péril plus grand pour la démocratie que l’extrême droite. Parmi eux, une certaine Giorgia Meloni, vite repérée par l’homme d’affaires, qui lui confiera en 2008, à 31 ans, la charge de ministre de la jeunesse.

Impression de nouveauté

Même si celle-ci s’est étendue sur deux décennies, la mue centriste décidée par Gianfranco Fini était trop profonde pour ne pas susciter de tiraillements, qui sont allés à plusieurs reprises jusqu’à provoquer des scissions. C’est de cette manière qu’a commencé, en 2012, l’aventure de Fratelli d’Italia. Refusant la normalisation à outrance qui avait été la caractéristique de la période Fini (celui-ci termine sa carrière politique en 2013, comme partisan de l’ancien commissaire européen Mario Monti), les fondateurs de Fratelli d’Italia ont voulu au contraire retourner aux sources, en mettant en avant le drapeau tricolore. Ainsi ont-ils souhaité exhumer la flamme du MSI et la reprendre comme le symbole d’une continuité historique.

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C’est forte de cet héritage complexe et ambigu que Giorgia Meloni se présente devant les électeurs italiens. A l’origine marginal (4,4 % des suffrages aux élections législatives de 2018), son parti est donné vainqueur du scrutin du 25 septembre avec 23 % à 25 % d’intentions de vote. Restée en dehors des mille intrigues et coups de théâtre qui ont marqué le cours de la législature précédente, elle tire une bonne part de son crédit de la nouveauté qu’elle incarne pour des millions d’Italiens. Un véritable tour de force, quand on se revendique comme l’héritière d’une histoire si tourmentée.