L’Espagne redécouvre le soutien de grandes entreprises à la dictature franquiste
2 MARS 2020 PAR CLARA MORALES (INFOLIBRE) (recueilli sur le site de Médiapart)
Dans un essai remarqué, le journaliste espagnol Antonio Maestre s’intéresse aux entreprises qui se sont enrichies grâce à leurs liens avec Franco. L’auteur défend le boycottage de certaines marques mises en cause.
Des poids lourds du secteur de l’énergie, des agences de voyage, de grands brasseurs ou encore des banques d’envergure internationale… Tous ont profité, à des degrés divers, de la dictature franquiste mise en place en Espagne à partir de 1936, jusqu’à la mort de Franco en 1975.
Publié en fin d’année dernière, Franquismo S.A. (éditions Akal, non traduit en français) retrace l’histoire de ces sociétés qui ont prospéré grâce au franquisme, par des biais divers : le recours au travail forcé, la saisie de biens appartenant à des partisans de la République ou la connivence politique avec le régime.
L’exhumation spectaculaire des restes de Franco, en octobre dernier, sous l’impulsion du gouvernement socialiste de Pedro Sánchez, a marqué les esprits. Elle a constitué une étape importante dans la bataille mémorielle en cours en Espagne, où la prochaine réforme du code pénal annoncée par l’exécutif entend notamment pénaliser l’apologie du franquisme.
Mais le succès du livre du journaliste Antonio Maestre (qui en est à sa sixième édition) montre à quel point les zones d’ombre du franquisme restent nombreuses. La proximité de certaines entreprises avec le régime franquiste sont ainsi encore peu connues.
Dans l’entretien qu’il a accordé à InfoLibre, partenaire de Mediapart en Espagne, l’auteur réagit d’abord à la publication, en novembre, du testament de Franco, dans le quotidien conservateur El Mundo. « C’est une manœuvre de la famille Franco pour faire croire que l’héritage qu’ils ont est inférieur à ce qu’ils détiennent réellement. Le document qui a filtré ne contient pas l’essentiel. Le testament qu’il faut regarder est celui de la veuve [Carmen Polo – ndlr], et surtout celui de la fille [Carmen Franco Polo – ndlr]. »
Francisco Franco avait fait en sorte que les principales propriétés de la famille ne soient pas enregistrées à son nom, mais à celui de ses proches ou de sociétés écrans, comme l’expliquait déjà une précédente enquête le journaliste Mariano Sánchez Soler, La Familia Franco S.A.
Les 28,5 millions de pesetas (168 283 euros) que le dictateur a légués à sa femme et à sa fille, si l’on s’en tient au document publié par El Mundo, ne représentent qu’une petite partie de la fortune totale – constituée d’un patrimoine immobilier gigantesque et d’une vingtaine d’entreprises gérées par les sept petits-fils du dictateur.
« Là, par exemple, la propriété de la rue Hermanos Bécquer n’apparaît pas, explique Antonio Maestre, en référence à cet hôtel particulier de 4 800 mètres carrés situé dans Salamanca, le quartier très chic de Madrid, qui fut le domicile de la famille. C’est bien la même propriété qu’ils vendent aujourd’hui pour 50 millions d’euros. »
Ce bâtiment de sept étages sert aussi de siège aux entreprises immobilières Fiolasa et Sargo Consulting, dirigées par des petits-enfants du dictateur.
Et pourquoi cette propriété n’apparaît-elle pas dans le testament original ? Le journaliste explique : « Parce qu’elle a été cédée à l’époque par Elena de Astoreca, l’épouse de [Enrique] Marsans [1908 – 2002, fondateur de l’agence de voyage Viajes Marsans,l’une des plus prospères de l’histoire espagnole], à Carmen Polo [l’épouse de Franco] via une société intermédiaire. » Voilà le lien.
Dans Franquismo S.A., Maestre rappelle comment le fondateur de Viajes Marsans a commencé à travailler comme chef de presse pour le parti fasciste en 1937 avant de devenir, en 1940, responsable des affaires étrangères du Service national de tourisme (directement lié au ministère de la presse et de la propagande).
Ces deux emplois l’ont aidé, par exemple, à obtenir la licence de Viajes Marsans en 1942, pour laquelle était exigé un certificat d’« antécédents politiques, moraux et commerciaux ».
Viajes Marsans n’est pas la seule entreprise dont le succès est intrinsèquement lié au régime franquiste. Dans le secteur énergétique, il faut s’arrêter sur le cas des Fuerzas Eléctricas del Noroeste (les Forces électriques du Nord-Ouest – FENOSA –, renommées par la suite Unión Fenosa, puis Gas Natural Fenosa, avant de devenir Naturgy, l’une des entreprises les puissantes de la bourse espagnole).
Pedro Barrié de la Maza, propriétaire de la FENOSA, était un ami personnel de Francisco Franco. Il parvint à conquérir le marché… après l’exécution en 1936 de son principal concurrent, Pepe Miñones, à la tête de la Unión Eléctrica Coruñesa – l’Union électrique de La Corogne – et député républicain de La Corogne depuis 1933.
Le secteur des infrastructures est aussi concerné. La société Entrecanales y Tavora, devenue aujourd’hui Acciona, s’est développée en 1938 grâce au travail forcé des prisonniers d’un camp de concentration, El Colector, à Séville. Aujourd’hui, Acciona, qui gère des infrastructures et construit des équipements pour les énergies renouvelables, est présente dans 65 pays et fait partie de l’IBEX 35, le principal indice boursier en Espagne.
À l’heure actuelle, aucune de ces entreprises n’a assumé la moindre responsabilité vis-à-vis de ce passé franquiste. Avec son livre, Antonio Maestre espère provoquer une prise de conscience collective sur la question.
« Il faut annuler la législation franquiste, affirme Antonio Maestre. Car lorsque la famille Barrié reprend l’usine du [républicain] Pepe Miñones, il n’y a aucun doute que cette acquisition est légale. Mais d’où vient ce cadeau empoisonné ? C’est bien l’exécution de Pepe Miñones [fusillé dans le Campo de la Rata à La Corogne, dans le nord-est de l’Espagne, le 2 décembre 1936 – ndlr]. Même si ce n’est pas légalement possible de restituer l’entreprise à la famille, il doit y avoir un recours pour réparer les préjudices subis. »
Sur ce point, Antonio Maestre établit un parallèle avec la société allemande IG Farben, qui a fabriqué le Zyklon B utilisé dans les chambres à gaz. « Bien sûr, c’était légal pour IG Farben de construire dans Monowitz [l’un des sous-camps de concentration d’Auschwitz – ndlr] une usine avec le travail des esclaves. Mais un règlement a par la suite annulé cette législation nazie afin que les familles puissent être dédommagées. Si aujourd’hui en Espagne, cela reste légal, c’est parce que nous voulons que cela soit légal. »
Antonio Maestre souligne notamment le rôle de la réglementation et la défense de l’industrie du 24 novembre 1939, censée établir les bases d’« une économie industrielle espagnole vaste et prospère ». En réalité d’un système ouvert au trafic d’influence et à la corruption, à la participation directe des hommes d’affaires proches du régime dans l’élaboration des lois et des normes juridiques. Après la mort de Franco et l’avènement de la démocratie, cette législation a été transformée. Mais il n’y a pas eu de réparations pour les entreprises endommagées.
Le journaliste rappelle que 1,6 million de victimes ont été indemnisées en Allemagne grâce à une fondation appelée « Mémoire, responsabilité et avenir » et à un fonds de 4,37 milliards d’euros alimenté par des entreprises comme la Deutsche Bank, Volkswagen ou Bayer.
Cette comparaison est d’autant plus juste qu’en Espagne, certaines sociétés ont bénéficié, par ricochets, du processus de « dénazification ». Des entreprises telles que la Fabricación Nacional de Colorantes y Explosivos, Unicolor, la Sociedad Electroquímica de Flix ou encore l’Unión Química del Norte de España se sont partagé le capital, l’actionnariat et les brevets d’IG Farben lorsque les Alliés ont décidé de liquider les entreprises du Reich, après la Seconde Guerre mondiale.
Francisco Franco et son épouse, Carmen Polo. © DR
Maestre explique qu’en Allemagne, l’indemnisation des victimes « a commencé en 2000, 55 ans après la mort de Hitler, et s’est terminée en 2007 ». « À nous les Espagnols, il nous reste donc onze ans pour lancer le processus, si l’on poursuit cette comparaison. Nous sommes encore dans les temps. Commencer à remettre en question l’héritage de la famille de Franco est le premier pas vers la restauration de la mémoire des victimes. »
Mais 84 ans après le début de la guerre civile espagnole, dont les protagonistes directs sont morts, quelle est la responsabilité des héritiers du dictateur ? Sont-ils coupables des crimes commis par leurs parents ou grands-parents ? Comment différencier les richesses générées légitimement à partir de bien ou de domaines expropriés, ou encore après l’élimination physique de leurs concurrents ?
Pour répondre à cette question, Maestre prolonge la comparaison avec l’Allemagne. Il mentionne Niklas Frank, écrivain et journaliste allemand et fils de Hans Frank, un dirigeant nazi condamné à mort au procès de Nuremberg pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité. Le fils du « boucher de Cracovie » porte toujours sur lui une photo du corps de son père, qui a été exécuté en 1946.
« Pourquoi cette personne porte encore une photo de son père dans son portefeuille, qui lui rappelle sa culpabilité ?, s’interroge l’auteur de Franquismo, S.A. Parce qu’en Allemagne, cette prise de conscience a eu lieu. [Les protagonistes de la guerre civile] s’imaginent que ce qu’ils ont est légitime, que c’est leur droit. Il faut une forme de sanction sociale, si l’on veut changer cela. »
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Encore faut-il, pour y parvenir, récupérer le récit du franquisme et de ses héritages. Dans l’un des derniers chapitres de son livre, Maestre s’est penché sur l’article biographique de Pedro Barrié de la Maza, propriétaire de la FENOSA et ami personnel de Franco, dans le Dictionnaire de l’Académie royale d’histoire.
Cet article ne mentionne même pas sa participation à la campagne de spoliation du patrimoine national en faveur du régime qui finira par l’acquisition, aujourd’hui contestée par le gouvernement de Pedro Sánchez, du Pazo de Meirás, un manoir de Galice, par la famille Franco.
D’où vient l’oubli de cet élément clé ? Parmi les sponsors actuels de l’Académie royale d’histoire figurent, remarque Maestre, des hommes d’affaires et des entreprises qui ont entretenu des liens avec le régime franquiste, à l’instar de l’électricien Iberdrola, premier producteur d’énergies renouvelables dans le pays, et de Santander, numéro un du secteur bancaire en Espagne.
Et Maestre insiste sur la nécessité de remettre en question les récits erronés, encore trop souvent relayés dans les débats publics, à l’instar du testament publié par le journal El Mundo. Il poursuit, en appelant au boycottage de certaines marques : « Les gens doivent connaître les liens entre ces entreprises [et le régime franquiste] afin de pouvoir décider s’ils veulent acheter une bière [issue des brasseries telles que El Águila, Estrella Damm, Mahou, autant de marques mises en cause dans le livre en raison de leurs liens passés avec le franquisme – ndlr] ou s’ils veulent de l’électricité d’un fournisseur comme Iberdrola. »
Espérons que ce livre soit très bientôt traduit et publié en France. A partir de cet exemple, on peut faire le lien avec des multinationales ou des grandes familles qui profitent de dispositions contraires au droit international (pour rester soft !…) pour s’enrichir, et par là d’ailleurs augmenter leur pouvoir de lobbying et d’influence politique. Dans les colonies israéliennes, par exemple, certain-es s’enrichissent grâce à la spoliation de terres appartenant à des palestiniens, dont beaucoup ont été délogés par la force. Nul doute que lors des élections législatives qui s’y déroulent actuellement, ceux ou celles-là n’iront pas soutenir – s’il y en avait un – un parti qui s’opposeraient à la colonisation et aux dédommagements des victimes palestiniennes.
Nul doute, également, que ces mêmes bénéficiaires d’une telle politique, feront peser leur amitié auprès du personnel politique français quant à l’attitude à adopter concernant la colonisation en particulier, et la politique d’Israël vis à vis des palestiniens, critiques que l’on voudrait faire assimiler à de l’antisémitisme déguisé. Qu’ils soient juifs, ou athées, ou agnostiques, ils pourraient même être arabes si cela était possible (à ce jour, à ma connaissance, jamais un arabe israélien n’a été ministre, ou occupé un poste dans un grade supérieur dans l’armée ou tout ce qui touche la sécurité intérieure), mais là n’est pas la question, ce qui est en cause, c’est la politique menée par des responsables politiques israéliens.
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