Comment reconstruire des solidarités ?
Vote FN, une bataille de proximité
La progression continue du Front national a agrégé des groupes sociaux disparates qui, parfois, ne sont pas seulement attirés vers lui par son discours xénophobe et antimusulman. Flexibilité, précarité, austérité, chômage : le vote d’extrême droite leur a semblé mieux répondre à ces humiliations que les propositions d’une gauche en voie de disparition dans leur environnement immédiat.
Le Monde Diplomatique, juin 2017
Willy Pelletier
Coordinateur, avec Gérard Mauger, de l’ouvrage collectif Les Classes populaires et le FN. Explications de votes, Éditions du Croquant, coll. « Savoir/agir », Vulaines-sur-Seine, 2016.
L ‘ euphorie médiatique qui a suivi l’élection de M. Emmanuel Macron à la présidence de la République, le 7 mai dernier, masque l’essentiel : parmi ceux qui sont inscrits sur les listes électorales, presque un Français sur quatre (22,4 %) a voté pour Mme Marine Le Pen au second tour.
Ces 10,6 millions de personnes n’ont pas manifesté comme un seul homme leur accord avec les 144 propositions de la candidate. Beaucoup ont saisi ce bulletin car pour eux ce geste pouvait exprimer des colères, une forme de réhabilitation d’eux-mêmes et des espoirs liés à leurs vies, aux relations de travail ou de voisinage qui font leur quotidien. Ils ont voté sans toujours connaître le programme du Front national (FN), sans y adhérer dans sa totalité, parfois sans souhaiter que Mme Le Pen gouverne.
Mis au ban, le FN parvient à assembler, le temps d’un vote, des membres de groupes sociaux dominés, ou des dominés parmi les dominants qui s’estiment eux aussi interdits, disqualifiés, réprouvés, écartés des bénéfices du monde tel qu’il va ou qu’il s’en va (1). Ces groupes sociaux disparates votent en faveur d’objectifs différents ou avec des motifs contradictoires. Pour l’appréhender, il faut accepter d’écouter ce garagiste de Draguignan, 58 ans, une vie professionnelle en dents de scie, qui s’est « sorti de la faillite trois fois », en « bossant, bossant, bossant, sans une aide de personne, nada, alors qu’on paye tout le temps, tout, pour des feignants qui, eux, en bavent pas ». « Heureusement que Le Pen va couper les allocs aux feignasses », ajoute-t-il, mais « la retraite à 60 ans, ça je ne comprends pas, c’est encourager la paresse ». Il n’a « rien contre les étrangers », ses « deux gendres qui sont algériens font tourner le garage, c’est foutu sans eux ».
Il faut aussi accepter d’écouter cet assistant maternel de 43 ans, longtemps chômeur — « dès que j’ai un patron, je lui rentre dans le chou » —, qui vit dans une habitation à loyer modéré (HLM) du Moulin Roux à Laon, et qui s’emporte contre « toute la marmaille des étrangers, toujours dans les escaliers, toute la nuit dehors à trafiquer des scooters ou pire et qui rapporte un fric dingo aux parents avec les allocs, ils salissent partout (…), alors que nous, on a attendu six ans pour le HLM et, pour les allocs, tu peux te brosser ».Il trouve que « Marine, là où c’est triste, c’est qu’elle donne trop aux patrons, les patrons ils ont tout et toi t’as rien, t’as qu’à obéir ».
Il faut également accepter d’écouter ce fils d’aristocrates versaillais désargentés, sous-directeur de prison, divorcé d’une Colombienne « médecin chez elle mais chez nous plus rien, que je faisais vivre » : il fait le choix du vote « Le Pen car [François] Fillon n’a pas été honnête » et prétend que « les délinquants, c’est d’abord les immigrés ». Il n’a « pas envie que le FN gagne : quitter l’euro ou la loi El Khomri, c’est idiot », mais réclame « un choc, que les étrangers respectent la France, nous respectent et qu’on retrouve les valeurs, la grandeur d’avant ».
Des collectifs de travail atomisés
Bien qu’homogène en ce qu’il rassemble surtout des gens peu fortunés, peu citadins et peu diplômés, le conglomérat électoral qui a voté FN reste disparate, divisé (2). Il réunit des catégories sociales dont les intérêts sont en bien des domaines antagonistes. Des membres de professions indépendantes, hostiles par principe aux allocations et aux protections sociales, y côtoient des salariés qui regrettent les usages « abusifs » des aides « chez les immigrés » mais n’envisagent pas un instant leur suppression, tant leur propre survie en dépend. Les petits patrons ou les travailleurs établis à leur compte qui votent Le Pen n’ont pas les mêmes conceptions que les employés en matière de salaires, de conditions de travail et de licenciement. Ni en matière d’indemnités chômage ou maladie, de services publics, etc.
Un rapport à la politique informé et engagé pourrait porter à croire qu’il suffit, pour combattre le FN, de dénoncer ses incohérences, sa xénophobie, les « affaires », de convertir les mal-pensants qui votent de travers. C’est là faire preuve d’idéalisme, d’intellectualisme.
Le score du FN ne va pas diminuer tant que s’avive au travail, dans les milieux populaires, sous des formes diverses mais partout, une défiance générale envers les plus proches, l’isolement de tous. Le sentiment d’impuissance, l’insécurité et les concurrences exacerbées qui l’accompagnent ne cessent d’alimenter les votes Le Pen.
Les « modernisations » libérales ruinent en effet les carrières, interdisant de s’imaginer un avenir. Elles atomisent les collectifs de travail, cloîtrent chacun dans sa propre souffrance et rendent invisible celle des plus proches. Dans la grande distribution (3), les managers sortis d’école de commerce changent les supermarchés en « centres de profit » maximal, immédiat. Les horaires décalés, fluctuants, la surveillance par les clients, les supérieurs derrière des glaces sans tain, les collègues incitées à dénoncer leurs voisines, l’interdiction de communiquer entre les caisses concourent à la défiance entre employés. Cohabitent, isolées, des étudiantes en contrat à durée déterminée (CDD) court qui s’investissent peu et n’ont rien en commun avec les caissières les plus anciennes, désabusées et qui résistent aux injonctions au surtravail, tandis que la génération intermédiaire se bat contre toutes les autres et entre soi, pour gagner de minces avantages (planning prévisible, séjour en rayon, primes).
Dans les usines, sur fond de raréfaction des emplois, de durcissement des cadences de travail, de chantages au licenciement, les conflits s’accumulent entre les ouvriers anciens, « installés », et les ouvriers de passage ou entrés en CDD, condamnés au zèle, à une certaine docilité pour conserver leurs postes durement acquis. Les plus vieux se sentent méprisés par les arrivants qui les déqualifient et ruinent les sociabilités, l’esprit d’équipe (4).
Autrefois, les jeunes, les travailleurs immigrés, les collègues s’identifiaient comme « du même bord » au cours de luttes communes. Tout désormais vise à interdire qu’entre salariés se construise de l’intérêt commun. Les discussions deviennent objectivement impossibles, le travail doit s’opérer en continu, avec des pauses réduites au minimum. Dans ces univers sans patron visible, où chacun, constamment insécurisé, ignore d’où viendra le coup fatal qui conduit au licenciement, on finit par redouter tout le monde. Les votes FN proviennent, pour beaucoup, de ces hostilités sourdes au travail.
D’autant que les « modernisations » libérales accentuent les rivalités pour les aides sociales. Les agents publics gèrent l’austérité qu’ils condamnent et contre laquelle, avec violence, s’élèvent des usagers ulcérés.
Les coupes budgétaires compriment les prestations tandis que les enfants d’immigrés, discriminés à l’embauche, se retrouvent massivement en stage via les missions locales pour l’emploi. « Leur surreprésentation dans les structures aidées du marché de l’emploi alimente le sentiment que les aides publiques à l’emploi (et plus largement l’aide sociale) sont de plus en plus captées par les immigrés (“Il n’y en a que pour eux”) », relèvent Stéphane Beaud et Michel Pialoux (5).
Avec la guerre des pauvres contre les plus pauvres, qui s’étend sous des formes diverses suivant les territoires, les votes Le Pen augmentent. Car aux conflits autour de l’emploi se mêlent des conflits de voisinage qui renforcent les hostilités entre les plus proches.
Dans les quartiers dits « sensibles », hier certaines familles parvenaient à quitter les HLM, à épargner, à s’en sortir. Leurs enfants « s’élevaient ». Maintenant, le chômage récurrent, les revenus diminués les relèguent dans leurs immeubles délabrés. L’école élimine leurs garçons. Si bien que leurs existences se rapprochent de celles des groupes dont elles se croyaient éloignés, et dont elles se faisaient une fierté d’être éloignées (souvent des immigrés). Le vote Le Pen exprime une ultime et toute symbolique résistance face à cette dégringolade : une mise à distance de ceux qui deviennent les plus proches dans l’espace social.
Dans le monde rural pauvre où domine le vote FN, les écoles, les magasins, les cafés, les bureaux de poste, les églises ferment. Trains et cars sont supprimés. En Picardie, par exemple, les festivités locales (la longue paume, le ballon au poing…) disparaissent, de même que les orchestres, les majorettes, la chasse au gibier d’eau, les sapeurs-pompiers volontaires… Les entre-soi ruraux s’effondrent et, avec eux, les réputations locales, tout ce « capital d’autochtonie » qu’elles généraient. Arrivent de nouvelles populations (des techniciens, des cadres), qui rachètent à bas prix les fermes ou pavillons. Ces néoruraux dévalorisent le monde d’avant et ceux qui s’y trouvent immobilisés. La seule identité positive qui reste est nationale : « On est chez nous. »
Dans les zones pavillonnaires, les votes Le Pen augmentent également. Vivent ici des agents de maîtrise, des techniciens, des propriétaires, qui connaissent une petite promotion professionnelle… et toutes les frustrations relatives qui vont avec. Ouvriers modèles, les voici petits cadres. Leur savoir-faire est déconsidéré par des managers gestionnaires qui les humilient. Les salaires stagnent mais les crédits coûtent. Les enfants, faute d’héritage culturel, réussissent « moyen ». Ils ont voté à droite ou à gauche, sans qu’à leurs yeux rien ne change. Choisir Mme Le Pen exprime leur exaspération contre tous ceux, très divers, qu’ils côtoient et qui les placent en porte-à-faux.
Si elles ne ciblent pas d’abord ces diverses causes sociales, les mobilisations antiracistes ou antifascistes ne convaincront que les convaincus d’avance (6).
Hier, les partis de gauche rassemblaient des ouvriers, des employés. Le Parti socialiste est devenu un parti de cadres, de professionnels de la politique (7). Au Parti communiste, souligne Julian Mischi, « un système de formation qui favorisait les militants ouvriers des entreprises s’éteint (8) ». Et, parallèlement, plus le FN gagne d’élus ou d’adhérents, plus il offre postes et services à davantage de « clients ». Dans l’Aisne, le cas de Mme Marie-Jeanne Parfait, femme de ménage à la mairie de Marle dont le binôme aux départementales de 2015 élimina le maire socialiste, sénateur et président du conseil général, a fait grand bruit. Elle vivait dans deux anciens wagons de chemin de fer. Avant d’adhérer au FN, elle chercha durant deux ans comment envoyer son petit-fils en consultation médicale à Paris. Les partis démarchés ne lui offraient pas de solution. La mairie FN de Villers-Cotterêts débloqua la situation. À Marle, au second tour de la présidentielle, Mme Le Pen a obtenu 59,3 % des suffrages exprimés. Alentour, à Lugny, 74,4 % ; à Rogny, 68,7 % ; à Voulpaix, 62,7 %.
Les votes FN continueront d’augmenter si les milieux populaires, confrontés aux « modernisations » libérales promises (notamment sur l’assurance-chômage), sont abandonnés à un tête-à-tête avec le FN. Or bâtir des partis de gauche ancrés parmi les ouvriers, les employés, parlant leur langue et leur rendant service, sera long. Le vote Mélenchon a pris dans une partie de l’électorat populaire (villes et banlieues), mais moins dans le monde rural et dans les régions en voie de désindustrialisation. Resyndicaliser, également, sera long.
Pourtant, il y a urgence. Comment refaire de l’intérêt commun à l’intérieur des milieux populaires et y promouvoir de nouvelles visions du monde, non plus ethnoraciales mais assises sur une identité sociale ? Dans les années 1900, entre l’usine et leurs foyers, les ouvriers passaient au bistrot et, partageant des verres et des jeux, ils se racontaient, dans l’amertume et les rires, les journées de travail, les heurts avec le patron, ils échangeaient des idées pour s’en sortir. Ces bistrots qui contribuèrent à la politisation populaire, socialiste ou libertaire, il faudrait les réinventer. Peut-être par des apéros dans les quartiers, les villages, les entreprises, devant Pôle emploi. Ainsi se reconstruiraient les solidarités populaires, les solidarités pratiques à présent disloquées. Ces apéros amorceraient des entraides concrètes, des prêts d’outils, des jardins partagés, des amours improbables, des aides juridiques et administratives… Il suffit de si peu parfois pour que bouge un vote. Au plus près de ceux qui votent Le Pen, ces apéros permettraient de comprendre leurs raisons et de faire émerger des diagnostics communs contre les réorganisations du travail qui opposent les salariés entre eux, contre l’austérité qui décime les bureaux de poste, les écoles, les centres médicaux, les services de justice, les logements sociaux, les gares et les dotations des collectivités locales.
Willy Pelletier
Coordinateur, avec Gérard Mauger, de l’ouvrage collectif Les Classes populaires et le FN. Explications de votes, Éditions du Croquant, coll. « Savoir/agir », Vulaines-sur-Seine, 2016.
(1) Sur cet effet d’homologie de position, cf. Pierre Bourdieu, « La représentation politique », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 36-37, no 1, Paris, février-mars, 1981.
(2) Cf. Les Classes populaires et le FN, op. cit., et singulièrement les contributions de Daniel Gaxie et Patrick Lehingue.
(3) Cf. Marlène Benquet, Encaisser ! Enquête en immersion dans la grande distribution,La Découverte, Paris, 2013.
(4) Cf. Stéphane Beaud et Michel Pialoux, Retour sur la condition ouvrière. Enquête aux usines Peugeot de Sochaux-Montbéliard, La Découverte, Paris, 2012 (1re éd. : 1999).
(5) Cf. Stéphane Beaud et Michel Pialoux, « Les ouvriers et le FN. L’exacerbation des luttes de concurrence », dans Les Classes populaires et le FN, op. cit.
(6) Lire « Mon voisin vote Front national », Le Monde diplomatique, janvier 2017.
(7) Cf. Rémi Lefebvre et Frédéric Sawicki, La Société des socialistes. Le PS aujourd’hui,Éditions du Croquant, 2006.
(8) Lire Julian Mischi, « Comment un appareil s’éloigne de sa base », Le Monde diplomatique, janvier 2015.