« Je ne comprends plus. La France n’est plus la France » : à la rencontre des électeurs de Marine Le Pen ou d’Eric Zemmour
Par Luc Bronner, Le Monde , le 04/02/2022
NB : toutes les photos de l’article original n’ont pas été reproduite.
ENQUÊTE : De l’Aube au Gard, du Vaucluse à l’Aisne, « Le Monde » a interrogé des Françaises et Français convaincus de voter pour l’extrême droite à l’élection présidentielle.
Cette France-là se sent perdue, déboussolée. Cette France-là se sent aussi comme portée par un air de revanche. Sur les marchés de Seine-et-Marne ou d’Alsace, dans les cafés du sud de l’Aisne, dans les villages du Gard, les pavillons de l’Aube, les rassemblements anti-passe sanitaire à Paris, les associations d’anciens dans les Alpes-Maritimes, les petits commerces de l’Oise ou Vaucluse que nous parcourons depuis neuf mois, une phrase revient : « Je ne comprends plus. La France n’est plus la France. » Et avec elle, l’expression d’une colère, l’espoir d’un changement radical, aussi, qui conduit ces Français à s’accrocher à la thèse du « grand remplacement », boussole bloquée qui désigne l’immigration et l’islam comme causes des maux individuels et des peurs collectives, théorie raciste, inventée par l’extrême droite, selon laquelle il existerait un processus volontaire de substitution de la population européenne par une population étrangère.
Ces Français disent leur peur de perdre leur place, leur angoisse que le pays cède son rang, comme si les brisures dans leurs histoires personnelles résonnaient en écho à celles de la nation. Des signes, des indices, des preuves du « grand déclin national », ils les perçoivent partout, ou presque, intimement mêlés au sentiment qu’ils sont eux-mêmes menacés par le monde tel qu’il avance. L’exaspération qui vient, cela peut être la fermeture d’un commerce, l’ouverture d’un kebab. Un fait divers à 800 kilomètres de chez soi ou un cambriolage chez un voisin. Une femme voilée aperçue dans la zone pavillonnaire où l’on a construit, en s’endettant, des années plus tôt, des klaxons intempestifs d’un jeune « Arabe » trop pressé, la « une » du quotidien régional sur les saisies de drogue dans une cité ou un reportage à la télévision sur l’islamisme radical.
Des villes qui meurent
Certains ne sont plus inscrits sur les listes électorales et expriment crûment un dégoût de la politique. D’autres, nombreux, prévoient de s’abstenir après avoir perdu le fil avec les polémiques, les élections et leurs déceptions. Le destin du premier tour se jouera probablement dans ces heures d’avant-scrutin où ces électeurs décideront s’ils participent ou pas. D’autres encore ont déjà choisi de voter Marine Le Pen ou Eric Zemmour parce que les deux candidats d’extrême droite proposent un programme radical sur l’immigration, l’école, la société et qu’ils présentent cet avantage concurrentiel paradoxal : ne jamais avoir gouverné et donc n’avoir pas encore déçu dans l’exercice du pouvoir. Avec l’espoir, pour les plus politisés, de vivre ce que la gauche a vécu le 10 mai 1981, lorsque Mitterrand avait pris le pouvoir.
La France se délite, s’alarme Françoise Michel, 62 ans, employée de ménage chez des particuliers, en nous montrant dans les rues de Cavaillon (Vaucluse) le désastre, bien réel, de la fermeture des petits commerces. Elle patiente devant Gladys lingerie, un des derniers magasins ouverts, au milieu de dizaines d’autres aux rideaux définitivement baissés dans ce qui fut la plus belle artère commerciale de cette ville de 27 000 habitants. La fin d’un monde.La France se délite, s’alarme Françoise Michel, 62 ans, employée de ménage chez des particuliers, en nous montrant dans les rues de Cavaillon (Vaucluse) le désastre, bien réel, de la fermeture des petits commerces. Elle patiente devant Gladys lingerie, un des derniers magasins ouverts, au milieu de dizaines d’autres aux rideaux définitivement baissés dans ce qui fut la plus belle artère commerciale de cette ville de 27 000 habitants. La fin d’un monde.
Le développement d’immenses grandes surfaces, les difficultés de stationnement, la guerre des prix ont eu raison des boutiques, les unes après les autres, et la rue de la République s’est éteinte dans la tristesse et le silence. « Cavaillon, c’était formidable ! Tout le monde venait s’habiller à Cavaillon ! » Françoise Michel décrit une société qui change et qu’elle ne comprend pas, devenue insaisissable, aberrante, donc menaçante, injuste, surtout lorsque la drogue vient pourrir la vie d’une des cités de la ville. Eric Zemmour n’a pas, à ses yeux, la prestance pour devenir président, elle préfère Marine Le Pen, mais elle partage les idées et le constat du candidat d’extrême droite sur le « grand remplacement ». « Vous savez, c’est la population qui a changé, et ça a tué cette ville. »
La France se délite, et les perdants sont ceux qui se tiennent juste au-dessus de la ligne de flottaison, ces Français dont le destin est écrit à l’avance, pour lesquels l’ascension sociale reste un mythe, une illusion inaccessible, explique avec ses mots, d’une voix douce, Valérie Mathon, 57 ans, six enfants, en faisant son marché à La Ferté-Gaucher (Seine-et-Marne), une ville de 4 900 habitants durement touchée par la désindustrialisation. Elle se lève habituellement à 4 h 30 le matin, mais elle est en arrêt maladie depuis des semaines, sous infiltration, sous médicaments antidouleur, le dos cassé par des années à trimer comme agente de service dans un centre médico-social. « Je suis usée. » Elle touche 1 300 euros net par mois, dont 400 qui partent en fumée dans son diesel pour aller au travail.
Sa mère était femme au foyer, son père couvreur. Son mari est ouvrier dans une usine de caoutchouc. Leurs enfants adultes sont magasinier, employée chez Lidl, maçon, femme de ménage. Trois générations, le statu quo, aucune progression sociale, et le spectre des accidents de la vie susceptibles de tout remettre en question en un instant – il suffit d’un divorce, d’une période de chômage. Valérie Mathon raconte pourquoi elle ne se sent plus respectée, pourquoi l’augmentation du nombre d’immigrés lui semble constituer une menace sociale, mais aussi culturelle, pourquoi elle votera Le Pen avec « l’espoir que ça change enfin ». « J’ai déjà déménagé pour m’éloigner de la banlieue et des mauvaises fréquentations pour mes enfants. Je ne veux pas avoir à recommencer. La population est en train de changer. »
« Je me suis toujours démerdé tout seul »
Les choix et les évolutions politiques se nichent là, dans les ruptures de vie, les destins intimes, davantage que dans les débats médiatiques. Il y a ceux qui auraient rêvé de devenir propriétaires et ne le seront jamais. Il y a ceux dont l’espoir était de voir leurs enfants grimper d’une classe sociale mais qui se sont résolus à l’idée de leur stagnation. Il y a ceux qui ont cru dans la promesse républicaine de liberté et d’égalité, et la vivent désormais comme un leurre, presque comme une « fake news », un mensonge, une manipulation. « Des belles paroles, des belles promesses, on en a tellement entendu », nous interpelle ainsi, en demandant à rester anonyme, un chômeur de 38 ans, diplômé d’un CAP de peinture, électeur de Marine Le Pen en 2017, militaire pendant cinq ans dans l’artillerie, reconverti dans le BTP à Laon. « Trop d’étrangers viennent pour faire des enfants et percevoir des allocations. Moi, je me suis toujours démerdé tout seul. » Il décidera probablement s’il vote le jour du scrutin. Et il choisira en fonction des prospectus reçus par La Poste.
Cette France qui vivote tant bien que mal supporte difficilement l’idée que des étrangers viennent toquer à la porte de la solidarité nationale. Stéphanie Labeille, 30 ans, diplômée d’un CAP de vente, aujourd’hui salariée d’un revendeur de fruits et légumes sur les marchés autour de Coulommiers, en Seine-et-Marne, ne votera probablement pas en avril prochain. Elle ne sait même plus, en réalité, si elle est encore inscrite sur les listes électorales. Son dernier vote remonte à 2012. « Ce n’est jamais celui ou celle que je veux qui passe », confie-t-elle pendant sa pause au travail, une cigarette aux lèvres pour se donner un peu de chaleur. Ses parents votent Marine Le Pen depuis longtemps. Si elle devait participer, Zemmour serait le candidat le plus proche de ses pensées. « On a l’impression qu’il y en a plus pour les immigrés que pour nous. Pour les maisons, pour les appartements, ils sont prioritaires. »
Vivre au camping
Stéphanie Labeille a sollicité un logement HLM, mais ne l’a pas obtenu. Elle vit donc à l’année dans une caravane au camping Les Acacias à Beton-Bazoches – 2 étoiles, piscine chauffée l’été, humidité garantie l’hiver –, à l’instar d’une trentaine d’autres personnes, souvent seules. Elle a acheté sa caravane et paie l’emplacement avec l’eau et l’électricité : 320 euros par mois. Pour intégrer le camping, il faut simplement un contrat de travail, une carte d’identité et une caution de 100 euros – « on ne prend plus que des ouvriers à l’année, sinon on a trop de problèmes », indique l’employée du camping. « J’ai abandonné la recherche pour les HLM, poursuit Stéphanie Labeille, je ne me plains même plus. » Un appartement ? Il faudrait une caution, un garant. Quant à son projet d’ouvrir un bar-épicerie, elle l’a laissé tomber : il faudrait un passe vaccinal, et elle ne veut pas du vaccin contre le Covid-19.
Cette France exprime le sentiment d’être sur une ligne de front. De constater, subir ce que les habitants des métropoles ne voient pas, protégés par leurs diplômes. D’être les perdants, les effacés, les moins que rien. Dans la puissance du slogan du « grand remplacement », il y a l’opposition entre « eux » et « nous » : les Français, les « Blancs », d’un côté ; les immigrés, les musulmans, de l’autre. Mais se joue aussi une opposition entre ceux qui diraient la vérité et ceux qui la nieraient. Ou, dit autrement, comme un dialogue impossible, l’accusation du déni face à l’accusation du complot. Roger Mitsch, 76 ans, en parle volontiers. Nous l’avions rencontré à Strasbourg, en juin 2021, alors qu’il venait de voter aux élections régionales – un vote blanc, par dépit. Artisan boucher depuis l’âge de 14 ans, devenu ingénieur dans l’agroalimentaire, père de quatre enfants adultes, il s’enthousiasme, fin janvier, à l’idée de voter pour Eric Zemmour.
Il parle avec la conviction de celui qui formule ce que les autres ne voudraient pas voir, y compris sur le vaccin contre le Covid-19 qu’il a refusé, malgré son âge. « Nous sommes de plus en plus islamisés. Le “grand remplacement”, c’est déjà en route. Il suffit de se promener dans les quartiers à Paris ou à Strasbourg. Mais voilà… Aujourd’hui, si vous n’êtes pas dans la bien-pensance, vous êtes un raciste, un abruti, un complotiste. »
Roger Mitsch, 76 ans, au marché de Neudorf, un quartier de Strasbourg, le 22 juin 2021. LAURENCE GEAI / MYOP POUR « LE MONDE » (
Hervé Gueyte, 65 ans, nous accueille dans sa papeterie. C’est un fan de Patty Smith et de Lou Reed, rockeurs d’autrefois, et il se souvient avoir voté une fois pour Arlette Laguiller (Lutte ouvrière) au début des années 2000. Ouvrier pendant des années dans une usine de concentré de tomates, il a investi ses ressources après son licenciement pour ouvrir un commerce à Bellegarde, en périphérie de Beaucaire, dans le Gard. Un pari commercial, l’envie d’être son propre patron, le rêve de se constituer un patrimoine et de transmettre quelque chose à ses filles. Mais la plupart des clients viennent désormais chercher des colis en livraison, soit 30 centimes de rémunération par opération. Il s’interrompt, désolé, devant la file des clients pressés. « Attendez, excusez-moi… »
Marine Le Pen, « une socialiste »
Un boulot de logisticien à devoir biper des colis pour des clients qui ne regardent pas ce qu’il vend. L’effacement est là aussi, dans cette société du colis en carton et des relais dépôt, nouveaux symboles de la mondialisation numérique. Lui travaille tous les jours sauf le dimanche après-midi. « Un de mes fournisseurs chinois m’a dit : “Tu travailles comme un Chinois.” Je vais voter Zemmour. Parce qu’il va donner un coup de pied dans la fourmilière. Marine Le Pen, je pense que c’est une socialiste depuis qu’elle a dit que l’islam est compatible avec la République. » Dans son bureau, le maire du village, Juan Martinez, 53 ans, infirmier libéral, socialiste « pas à jour des cotisations », lève les mains au ciel : « La gauche a oublié qu’il fallait parler aux gens simples, ceux qui travaillent, qui galèrent après un divorce, qui ont du mal à trouver un logement… »
Hervé Gueyte, 65 ans, commerçant, à Bellegarde (Gard), près de Nîmes, le 11 janvier 2022. LAURENCE GEAI / MYOP POUR « LE MONDE »
Cette France ne se sent à l’abri de rien. Dans les mots qui se bousculent parfois tant ces gens ont à dire, le sentiment que les banlieues débordent, qu’elles sont hors de contrôle, qu’elles concentrent toujours plus les immigrés. A chaque ville son quartier repoussoir. A Cavaillon, la cité du docteur Ayme attise les peurs en raison des trafics de drogue et des règlements de compte. Comme les quartiers de Nîmes qui effraient dans les petits villages aux alentours. Ou ceux de Creil, dans l’Oise. De Montereau-Fault-Yonne, en Seine-et-Marne. De Nice. De Strasbourg. De la Seine-Saint-Denis dans son ensemble.
La peur des ghettos
Les statistiques nationales sur l’immigration, qui montrent une progression régulière mais limitée du nombre d’immigrés – loin d’un « grand remplacement » théorisé par l’écrivain d’extrême droite Renaud Camus à partir d’une vision raciste de la société –, ne les convainquent pas. Car leur opinion se fonde sur leurs expériences personnelles, dans les villes voisines, les agglomérations plus lointaines, là où les effets de concentration sont les plus marqués ; là où, de fait, s’entassent une partie importante des pauvres et la plupart des immigrés depuis des décennies.
Dans l’agglomération de Nîmes, la proportion d’habitants (catégorie 25-54 ans) nés hors de l’Europe est ainsi passée de 7,3 % à 16,3 % de la population entre 1990 et 2017. Dans le quartier le plus paupérisé de la ville, la cité Pissevin, la proportion d’étrangers extra-européens recensés par l’Insee a augmenté plus fortement, passant de 14 % à 49 %, selon les études de France Stratégie, un organisme d’expertise et d’analyse. Des évolutions que l’on retrouve dans d’autres unités urbaines en Ile-de-France (12,9 % à 23,2 %), à Orléans (6,5 % à 17 %), Creil (15,1 % à 34,1 %), Amiens (6,5 % à 13 %) ou Avignon (8,1 % à 14,8 %). Mais ces moyennes à l’échelle des agglomérations masquent la hausse parfois spectaculaire dans des quartiers où la proportion d’étrangers nés en dehors de l’Europe dépasse les 50 %. Cela ne fait pas la France, loin de là, mais cela contribue à fabriquer l’opinion d’une partie des Français. Ou comment la République a créé en même temps les conditions d’une ghettoïsation et celles de la peur des ghettos
L’extrême droite frappe durement sur les banlieues, elle tape fort aussi sur la loi solidarité et renouvellement urbains (SRU) qui impose un quota minimum de 25 % de logements sociaux dans une partie des communes françaises de plus de 3 500 habitants. « A cause de cette loi, les racailles, les kebabs, les caïds de la drogue, les imams, les femmes voilées sont déversés sur toutes les petites villes pavillonnaires de petites banlieues où les Français ont acheté leurs biens », fustigeait ainsi Eric Zemmour, le 21 janvier, sur le site du journal Var-Matin.
Le rêve d’un grand bond en arrière
Pareils mots trouvent un écho immédiat. Devant nous, Valérie Krief, 52 ans, applaudit le discours de l’éditorialiste devenu polémiste d’extrême droite. Originaire de Rosny-sous-Bois, en Seine-Saint-Denis, elle a fui la banlieue pour s’installer à la campagne, près de Coulommiers (Seine-et-Marne), parce qu’elle ne supportait plus le bruit, la pollution, l’insécurité, l’antisémitisme et les immigrés. « Il y a quoi comme mot plus fort que “colère” ? », demande-t-elle. Elle voudrait que les frontières soient fermées et que le pouvoir s’occupe de « dégorger le pays » – on lui demande de répéter pour être certain d’avoir bien entendu. « Oui, expulser les étrangers fauteurs de troubles. On peut commencer par vider les prisons et ceux qu’on nourrit avec nos impôts. » Sur sa page Facebook : des photos de chiens, de la SPA, des parodies d’Emmanuel Macron. Et une vidéo de Marine Le Pen tournée au Louvre, en janvier, sur le thème : « Je veux rendre aux Français leur pays. »
Cette France rêve, au fond, d’une restauration, d’un grand bond en arrière, vers une société d’ordre, d’autorité, de rituels, de valeurs, de principes. Elle exprime le sentiment d’avoir subi trop de révolutions – du travail, de la mondialisation, de la diversité. A Chauny, dans l’Aisne, une terre d’industrie devenue terre de chômage, Sylvie Sellier, 47 ans, aide-soignante, et son mari, Olivier, 50 ans, routier, s’arrêtent longuement pour raconter leur histoire. Un petit pavillon acquis en 2017. Trois enfants. « Une bonne vie, oui, on a eu ce qu’on voulait. » Electeurs de Marine Le Pen en 2017, ils voteront Zemmour. Pour leurs enfants. Ils ont lu son programme de restauration de l’instruction publique à l’école. « On ne leur apprend plus les multiplications assez tôt mais on leur fait des leçons sur la différence ou la diversité, se désole la mère de famille. On n’apprend plus l’histoire non plus. Notre fils est revenu un jour en nous parlant de “la guerre de France”, alors qu’il parlait de la première guerre mondiale ! »
De colère, à l’été 2021, Sylvie a brûlé ses cartes d’électrice et d’adhérente à la CFDT lors d’une manifestation anti-passe sanitaire qui avait rassemblé 200 personnes à Chauny (Aisne) : « Regardez : on interdit de travailler à des agents de l’hôpital qui ne sont pas vaccinés. Mais on demande à d’autres, qui sont malades du Covid, de venir travailler s’ils sont asymptomatiques. Où est la logique ? Le Covid, c’est quoi ? C’est une crise de l’hôpital, c’est l’hôpital qui est mort. Le sujet, c’est qu’on devrait être six aides-soignants, plutôt que quatre comme aujourd’hui, pour nettoyer 50 personnes. C’est ça pour tout l’hôpital. » L’aide-soignante s’est fait vacciner, par obligation. Mais cette contrainte l’a fait bouillir parce qu’en critiquant le passe vaccinal elle a le sentiment d’être renvoyée du côté des complotistes, des ignorants, comme s’il existait toujours une forme de mépris de classe envers les moins diplômés.
On s’arrête un peu plus longuement à Manduel, à une dizaine de kilomètres de Nîmes. Sur une stèle, à l’entrée du village, figure le nom d’Abel Chennouf, enfant de la commune, militaire de 25 ans, assassiné par Mohammed Merah, en mars 2012, avant la tuerie de l’école juive de Toulouse. Manduel, 6 800 habitants, 53 % d’électeurs pour Marine Le Pen au second tour de la présidentielle en 2017.
Deux bars sur le cours Jean-Jaurès, là où se tiennent le marché, les conversations du dimanche et les messes, dans l’église, avec un curé intérimaire depuis que le titulaire est mort du Covid. D’un côté, le Café du Progrès, surnommé par certains « le Café des Arabes », depuis qu’il a été racheté par un « Arabe ». Rimad El Atlati, le propriétaire, est pourtant français, né dans le Gard, en 1977, mais de parents étrangers. Il était client du « Progrès ». « Je jouais à la belote avec les vieux. Le jour où j’ai racheté, ils ne sont plus venus. » La fin des pastis ou des petits blancs partagés, le début du « grand remplacement » aux yeux d’une partie des anciens, qui n’ont pas supporté que le patron soit d’origine étrangère. Cela n’empêche pas le café de tourner avec les jeunes du village, fans des stars déchues de la télé-réalité qui viennent faire fructifier les restes de leur notoriété au cours de soirées dans le bar, et assurent le chiffre d’affaires du patron.
La disparition de la gauche
De l’autre côté du cours Jean-Jaurès, le café s’appelle Le Django. On y rit haut et fort entre amis. Beaucoup préfèrent ne pas parler politique. Trop de disputes. Jacques Mauret, 85 ans, barrette de la Légion d’honneur accrochée au veston, est venu prendre un panaché. Il habite la commune depuis qu’il a pris sa retraite de cadre dans une banque – soit bien après la naissance du patron du « Progrès ». Il a voté Chirac, Sarkozy, puis Macron, en 2017. L’homme est bien embarrassé pour cette année d’élection présidentielle. « Je fais presque une allergie au monde politique. » Pour réfléchir, en bon élève passé par une école de jésuites, qui a gravi un par un tous les échelons dans son entreprise, il a dessiné un tableau avec des plus et des moins, et noté les meilleurs candidats sur chacun des thèmes. « Ce sera peut-être Macron à la fin, malgré tout. » Son angoisse, c’est l’islam. « Il y a un problème dont il ne faudrait pas parler et qui est présent : c’est le “grand remplacement”. C’est un cancer qui s’est installé. C’est un mouvement qui bouscule les civilisations. Bientôt, il y aura plus de mosquées que d’églises et de synagogues. »
Jacques Mauret, 85 ans, à Manduel, au « Django », le 12 janvier 2022. LAURENCE GEAI/MYOP POUR «LE MONDE»
L’impact de la théorie du « grand remplacement » raconte la disparition de la gauche. Son incapacité à se faire entendre. Et plus encore à s’adresser à ceux qui n’habitent pas les métropoles, à ceux qui ne sont pas des diplômés d’en haut. « Vous savez, la première fois que j’ai voyagé à l’étranger, j’avais 60 ans. J’en ai 74 aujourd’hui. Alors, la mondialisation et l’ouverture des frontières, j’ai jamais bien vu le bénéfice… », témoigne un retraité de La Poste, sur le marché de La Ferté-Gaucher. « Il faudrait faire le ménage dans la politique et dans le peuple. Ceux qui viennent profiter de la France, ils nous pissent dessus, nous les pauvres. Macron est à 25 % dans les sondages ? C’est les riches. Ils défendent leur place », veut croire Arnaud Leprince, 25 ans, conducteur d’engin en intérim, abstentionniste convaincu depuis qu’il a 18 ans. Le « grand remplacement » est une idéologie de remplacement et de revanche. Ces Français la reprennent parce qu’elle est simple, disponible, provocante, parce qu’elle semble désigner le problème et la solution en même temps.
Une vie de labeur
Patrick et Solange Hequet ouvrent la porte de leur appartement au premier étage de leur résidence à Nogent-sur-Seine, dans l’Aube. La télévision est allumée et diffuse l’émission « Too Cute » – des histoires douces de chiens et de chats sur la chaîne Gulli. En juin 2021, à la sortie du bureau de vote de la mairie, parmi les rares votants aux élections régionales dans le Grand-Est, ils nous avaient dit leur colère face à l’existence d’une « liste musulmane » – en l’occurrence, le parti de l’Union des démocrates musulmans français. « On va être islamisés alors que nos parents, nos grands-parents, s’étaient battus pour rester français », expliquaient-ils. La liste en question avait obtenu 0,49 % des voix mais la colère ne se mesure pas en pourcentages.
Patrick Hequet, 69 ans, est du genre à venir rouspéter contre les gendarmes voisins lorsqu’ils oublient de mettre leur clignotant. « Je suis un type sympa mais je ne supporte pas les gens qui ne respectent pas les règles. » Il a été ouvrier pendant vingt ans, puis agent d’entretien, vingt ans aussi. Il a cru dans le Parti socialiste et continue de payer sa cotisation à la Fédération syndicale unitaire (FSU), même si la gauche enseignante l’a parfois exaspéré. Une vie de labeur partagée avec sa femme, ouvrière dans une usine d’emballage pendant quarante-six ans. Elle perçoit 845 euros par mois de retraite, soit un peu plus que le loyer de 620 euros – le rêve de devenir propriétaire n’est pas pour eux. Elle fait encore des ménages, il propose ses bras pour entretenir des jardins et arrondir les débuts de mois avec des chèques emploi-service. « Je vais voter pour celui qui n’a jamais été élu. Avant, c’était le Front national, aujourd’hui, c’est Zemmour. Il a été condamné ? Il a juste dit la vérité sur le “grand remplacement” ! »
Patrick Hequet voudrait parler encore, libérer sa colère, il nous retient un instant de plus dans l’ascenseur : « Il y a quelque chose que Zemmour ne dit pas. Les migrants, ça profite à qui ? Aux capitalistes. Après, on colle ça sur le dos des gens comme nous, parce que c’est nous qui disons stop. Mais le petit peuple est en colère, dites-le. »
PS: Enquête intéressante mais qui serait un peu caricaturale si on en restait là, dans le vote d’Extrême-droite, il y a aussi des représentants de la haute bourgeoisie, de la France cléricale réactionnaire, ou des jeunes style bon chic bon gendre comme ceux et celles d’ex-Identitaire. Quant aux arguments … pour rester poli, il vaut mieux rien en dire… Ac